Amos Oz appartient au "camp de la paix" israélien dont la faillite a été maintes fois soulignée depuis la capitulation de Barak en 2002. Il avait soutenu l'agression israélienne contre Gaza dite "plomb durci" en 2008/2009. Cette faillite du camp de la paix  s'est encore confirmée aux dernières élections israéliennes.

Nous aurons l'occasion de nous en entretenir avec Michel Warschawski
 à Lille le samedi 2 mars à l'Univers à Lille à 19 h

JFL

http://medias.lemonde.fr/mmpub/img/lgo/lemonde_pet.gif   15 février 2013   Le Monde des Livres page 10

Rencontre


 

Amos Oz

On connaît l’intellectuel engagé pour la paix.
Moins le poète de l’intime.
Celui qui, dans ce recueil de nouvelles, raconte la vie au kibboutz, du temps où il voulait devenir camionneur

Le mocassin d'Oz

Florence Noiville

Quoi de plus naturel pour un écrivain que de commenter son dernier ouvrage dans les locaux de son éditeur ? Amos Oz s'en étonne pourtant. Comme si, à y bien réfléchir, il trouvait cela étrange. Incongru. " Regardez-moi, dit-il. Je suis assis devant vous, dans ce salon de Gallimard, entouré de livres et vous parlant des miens. Quelle ironie du sort, quand j'y pense... Je veux dire, c'est tellement contraire à... "

A quoi ? A ses rêves de jadis. Dans un an, Oz aura vécu trois quarts de siècle. A près de 75 ans, il est unanimement considéré comme l'écrivain israélien le plus important de sa génération. Tant pour son oeuvre de fiction ou de souvenirs - Mon Michaël, Toucher l'eau, toucher le vent, Une histoire d'amour et de ténèbres (Gallimard, 1995, 1997, 2004) - que pour ses essais engagés en faveur de la paix - Aidez-nous à divorcer ! ou Comment guérir un fanatique (Gallimard, 2004 et 2006). Mais justement. C'est peut-être cette impression d'accomplissement qui le pousse aujourd'hui à regarder en arrière. Et l'ironie du sort, c'est que, dans sa jeunesse, Amos Oz aurait tout donné pour... ne pas " finir " écrivain !

" C'est même pire que ça, raconte-t-il. A l'époque, j'avais quitté la maison pour m'enfuir au kibboutz. J'étais en rébellion contre mon père. Je détestais ce qu'il incarnait. Pendant longtemps, j'ai voulu être son exact contraire. Il votait conservateur, j'étais socialiste. Il pensait que la terre d'Israël n'appartenait qu'aux juifs, je voulais me battre pour la partager avec les Palestiniens. Il était petit, je voulais devenir grand - ça, je vous l'accorde, ça n'a pas du tout marché ! Enfin, mon père était un intellectuel et j'avais décidé de devenir... conducteur de camions. "

Conducteur de camions ? Vraiment ? De ses yeux clairs, Oz observe malicieusement son interlocuteur par-dessus sa tasse de café. " Oui, vraiment... Mais, après quelque temps, j'ai déchanté. Les gars du kibboutz étaient bronzés et costauds. Moi, le citadin, le pâlot, le gringalet, je n'étais pas bon à grand-chose. " Il admet que les filles, par ailleurs, l'ont rapidement accaparé. " Pour les épater, je me suis mis à inventer des histoires. A en écrire aussi. " Conduire ou séduire, il faut parfois choisir. C'est ainsi que la fiction a détrôné les camions. C'est ainsi qu'Amos Oz est devenu écrivain.

De cet épisode, le grand auteur israélien tire aujourd'hui deux leçons. La première, c'est que " toutes les rébellions sont vouées à l'échec ". La seconde, que le milieu clos du kibboutz est un formidable laboratoire pour étudier les passions, les faiblesses et les désirs humains. " Bien sûr que je me suis servi de mon expérience de kibboutznik pour écrire Entre nous, dit-il. Mais le kibboutz n'est qu'un prétexte. Ce qui m'intéresse dans ce livre, comme d'ailleurs dans une grande partie de mon oeuvre, ce sont des choses très complexes et très simples. Le sentiment du manque, de la perte, la peur de la mort, l'isolement, la solitude. "

On a tort de dire qu'Amos Oz est un écrivain. Il est en fait, tel Janus, deux écrivains à la fois. Il y a d'abord l'intellectuel engagé, celui dont les essais, les articles et une partie des livres - dont La Boîte noire (Calmann-Lévy, 1987, puis Gallimard, 1994) - aborde la question du conflit israélo-palestinien et du combat contre les extrémismes. Mais il y a aussi - moins visible, peut-être ? - un Amos Oz poète de l'intime, du quotidien, de la vie minuscule. Celui-là même qui, assis devant nous dans le salon de Gallimard, raconte sa jeunesse, ses vrais-faux rêves de camionneur, ses déboires avec les filles... Et qui, sans cesse revient à cette " solitude incurable " qui hante ses héros dans leurs kibboutz, depuis Terres du chacal (Stock, 1965) jusqu'à Entre amis, en passant par Ailleurs peut-être (Gallimard, 1966). " Pensez à la peinture de Raphaël au plafond de la chapelle Sixtine, dit-il. C'est ainsi que je vois mes personnages. Ils tendent la main l'un vers l'autre. Leurs doigts s'effleurent presque, mais ne se rejoignent jamais. "

Oh, il ne s'en faut pas de beaucoup. Quelques millimètres, à peine. Mais le fait est : les personnages d'Amos Oz ont beau se rapprocher, ils ne se touchent pas. Ne se retrouvent pas. L'écrivain ne croirait-il pas à cette autre " chose très complexe et très simple " que l'on appelle l'amour ? " Vous avez raison, dit-il, j'écris beaucoup sur l'amour, mais d'une façon non sentimentale. Parce que l'amour, voyez-vous, n'est pas toujours un cadeau. C'est même parfois un obstacle dans l'existence. "

Que veut-il dire par là ? Que l'on se méprend gravement sur l'amour. " Un de mes illustres compatriotes, Jésus, croyait en l'amour universel. Comme David Dagan, l'un de mes personnages, il pensait que tout un chacun, s'il veut bien s'en donner la peine, doit parvenir à aimer son prochain. Il avait tort. L'amour est une denrée rare. Je le montre dans nombre de mes livres, aucun de nous ne peut aimer vraiment plus de cinq ou six personnes. Sur ce sujet, Jésus en demande trop !"

Il y a encore un silence amusé. Amos Oz poursuit intérieurement le fil de sa pensée. " Encore une fois, Jésus ne dit pas : soyez justes les uns envers les autres. Ou : soyez respectueux les uns des autres. Il dit : aimez-vous les uns les autres. Or je n'ai pas besoin d'aimer mon ennemi. Ce que je veux, c'est vivre en paix avec lui, c'est tout. Vous souvenez-vous du vieux slogan des années 1960, "Faites l'amour, pas la guerre" ? Eh bien, j'en ai inventé un autre : "Faites la paix, pas l'amour" "

La paix. La paix maintenant. N'est-ce pas le nom du mouvement en faveur de deux Etats - palestinien et israélien - qu'Amos Oz a justement contribué à fonder en 1978 ? Quel bilan en fait-il ? Est-il déçu ? " Forcément. " Mais il croit encore en une paix possible. " Contrairement à l'amour universel, la paix, elle, reste un objectif accessible. Il faut juste un peu de patience... "

Quant à Israël, c'est pour lui un autre sujet de " légère déception ". Parce qu'Israël, dit-il, est " l'aboutissement d'un rêve. Et que tous les rêves devenus réalité sont, par essence, décevants. Il en va de même dans tous les domaines, un voyage à l'étranger, un roman ou même, pourquoi pas, un fantasme sexuel. La seule manière de garder un rêve intact, ce serait de ne jamais essayer de le réaliser... ". On voudrait savoir comment il voit l'avenir. Mais il met fin, très courtoisement, à la parenthèse politique. C'est manifestement le Oz sensible qui veut s'exprimer ce jour-là. " On revient à la littérature ?"

On revient à la littérature. A lui. Aux souvenirs. A nouveau, la conversation roule sur l'enfance. Sur son père, qui avait quitté la Lituanie en 1933 et parlait 11 langues. Sur sa mère qui, dans les années 1940, refusait que son fils apprenne une autre langue que l'hébreu - " parce que, disait-elle, si j'apprenais une langue européenne, je serais attiré par l'Europe et pris dans les rets de ce continent mortifère "

Sur lui enfin, le petit Amos, l'enfant unique, souvent contraint de suivre ses parents sans broncher dans d'innombrables cafés de Jérusalem. S'il était patient, on lui promettait une glace. " Pendant qu'ils parlaient entre adultes, pour ne pas mourir d'ennui, j'avais développé une stratégie ", se souvient-il. A nouveau son oeil brille. " J'étudiais les expressions, le langage du corps, les vêtements, et même les chaussures de ces grandes personnes. Surtout les chaussures, d'ailleurs... C'est fou ce qu'elles nous disent sur leur propriétaire. S'il est frimeur ou discret, pauvre ou m'as-tu-vu... Sérieusement, je vous recommande ce petit jeu, dit-il. C'est un exercice très drôle, très instructif, et qui peut vous rapporter une glace ! Encore aujourd'hui, plutôt que de lire un mauvais journal, je le pratique chez le dentiste ou dans les aéroports. Bref, à force de tout observer, j'ai fini par me muer en un véritable petit espion. C'est comme ça, voyez-vous, que je suis devenu écrivain !"

De la chaussure à l'écriture, n'y aurait-il donc qu'un pas ? On jette un coup d'oeil discret à ses souliers noirs.... Hélas, ce jour-là, les mocassins d'Oz restent désespérément muets.


Entre Amis, d'Amos Oz, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Gallimard, 160 p., 17,50 €

Signalons, du même auteur, la parution en poche de La Troisième Sphère,
Folio , 432 p., 7,50 €

DATES

 

1939 Amos Klausner naît à Jérusalem

1951 Sa mère se suicide alors qu'il a 12 ans

1954 Il rejoint le kibboutz Houlda et adopte le nom de " Oz " qui signifie " force " en hébreu

1965 Les Terres du chacal (Stock)

1987 La Boîte noire(Calmann-Lévy, prix Femina étranger)

2003 Une histoire d'amour et de ténèbres(Gallimard)

2004 Aidez-nous à divorcer ! Israël-Palestine, deux Etats maintenant (Gallimard)

2007 Prix Prince des Asturies

EXTRAIT

" Il tira le manuel d'arabe niveau avancé de sous sa veste élimée, bien décidé à le lancer sur la table si fort que les petites cuillères tinteraient dans les tasses. Au dernier moment, il se ravisa et le posa tout doucement, de peur d'abîmer le livre (...). En se dirigeant vers la sortie, il surprit le regard navré que sa fille fixait sur lui alors qu'assis sur une chaise (...), sa moustache striée de gris soigneusement taillée, son meilleur ami le considérait d'un oeil indulgent, apitoyé et ironique. Nahum se rua tête baissée vers la porte comme pour l'enfoncer. Au lieu de la claquer derrière lui, il la referma sans bruit, à croire qu'il craignait d'en endommager les montants. Ses lunettes étaient constellées de gouttes d'eau. Il ferma le dernier bouton de sa veste et pressa étroitement le bras sur sa poitrine, comme si le livre s'y trouvait toujours. Il commençait à faire nuit. "

Entre amis, p. 51

Seul entre tous

LES AMÉRICAINS ont une expression pour dire cela. Ce sont des " noveling stories ". Des histoires distinctes - des nouvelles - mais où l'on retrouve les mêmes personnages de récit en récit, de sorte que le livre peut finalement se lire comme un roman.

Telle est la forme adoptée par Amos Oz pour cet ouvrage. David, le professeur-séducteur, la jeune Edna qui tombe sous son charme, son père Nahum, qui enrage intérieurement, Tsvi, que l'on surnomme l'" ange de la mort " parce qu'il est le premier informé de tous les décès, Moshe, qui voudrait aller voir son père après le travail obligatoire, ou encore Yoav, qui se sent irrésistiblement proche de la belle Nina quand il la croise lors de ses rondes nocturnes : il s'agit des protagonistes de ces huit récits qui, en somme, ressemblent un peu à des histoires de famille.

Car, dans le kibboutz où elles se déroulent, " tout n'est pas rose ", mais les êtres sont soudés. En apparence... En réalité, la soif d'inconnu, l'appel du désert, les tensions diverses ou les attirances inavouables enferment chacun dans une solitude sans remède.

Faussement simples

Les aspirations individuelles contre la communauté et ses normes, voici au fond le vrai sujet, parfaitement universel, de ce recueil. Comme celle qui donne son titre à l'ensemble, certaines de ces histoires sont inoubliables. Elles disent le poids de la vie et la brûlure des passions. Elles sont profondes sans en avoir l'air. Minutieusement ciselées et faussement simples. Du grand travail de styliste.

Fl. N.

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