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Elias Khoury et son dernier roman

Rania Samara*

Rares sont les écrivains arabes ou libanais qui réunissent avec autant de fermeté et de succès ces deux aspects opposés : une attitude politique radicale et une recherche littéraire esthétique. Car s’élancer dans les affaires publiques est un engagement en soi, l’écriture en est un autre.

Elias Khoury est un journaliste engagé. Il a milité dans le Fatah, il a travaillé au Centre de Recherches palestiniennes Chou’oun Filastiniya, il a collaboré avec Mahmoud Darwich pour fonder à Beyrouth la revue al-Karmel, il a été rédacteur en chef du supplément littéraire d’al-Safir, et aujourd’hui il est rédacteur en chef du supplément culturel d’al-Nahar. Les rubriques hebdomadaires qu’il tient dans al-Nahar et dans le quotidien londonien al-Quds al-Arabi, constituent toujours une prise de position politique, franche, courageuse, souvent téméraire et à contre-courant. Il est invité chaque année pour un semestre à l’Université de New York comme professeur visiteur.

Ce que nous décelons comme essentiel chez Elias Khoury, l’homme, l’auteur, le chercheur, le journaliste, le combattant, l’activiste c’est surtout sa foi dans la liberté et les droits de l’homme, son engagement dans la défense des faibles, des petits et les opprimés, et qui constituent autant de jalons tout au long de son œuvre littéraire qui, outre les essais et les diverses études, est composée de 10 romans, dont ceux traduits en français : La Petite montagne, Les Visages blancs, Le Petit homme et la guerre, La Porte du soleil, Yalo qui ont paru chez Arléa et chez Actes Sud.

Yalo, le dernier roman d’Elias Khoury qui vient juste de sortir en français, est un reflet vivant de la réalité libanaise pendant la guerre civile et surtout de la corruption sociale née de cette guerre. Les personnages du roman, qui ne se retrouvent que dans la ville, sont des jeunes gens, pauvres et paumés, venus d’horizons divers : « des ténèbres de l’Histoire » comme il dit, deviennent les Seigneurs de la rue. Enhardis par les drogues, par les armes qui leur tombent entre les mains, ils volent, violent, torturent à tour de bras. Le romancier marque constamment la ligne ténue qui existe entre la victime et l’assassin, car « dans chaque victime sommeille un assassin potentiel et vice-versa », dit-il.

Yalo est le meilleur exemple du roman expérimental où l’auteur exerce son droit d’improvisation sur le même thème, tenu par des héros qui en prennent la charge, il se développe à mesure et éclaire les coins obscurs de leur propre personnalité.

L’auteur cherche à mettre à nu une époque, l’univers carcéral, les méthodes de torture et le chantage. Le jeu de miroirs nous permet de voir à partir de plusieurs angles. : ce qui se passe dans la réalité et dans la mémoire en même temps. En racontant les mêmes événements plusieurs fois, nous découvrons comment les faits se mêlent d’imagination et de désirs, nous touchons du doigt la vérité et ses multiples facettes. Dans son miroir, nous rencontrons nos propres visages et ceux de tous les autres.

Yalo nous propulse dans un univers fantastique, presque mythique, qui nous maintient hors d’haleine jusqu’à la dernière page. Est-ce l’univers de la guerre civile libanaise baignant dans la violence et la souffrance et engendrant des spécimens humains éloignés de tout humanisme ? Ou serait-ce plutôt un univers fantastique, éloigné du réel, complètement imaginaire comme l’affirme l’auteur dans sa note liminaire « Toute ressemblance avec des personnages réels est tout à fait fortuite... »? Nonobstant, ce cliché traditionnel, qui inaugure souvent les romans de fiction, prend toute sa valeur dans Yalo, car, avec quelques feuilles blanches et un crayon, l’auteur crée pour de bon un personnage littéraire qui n’a aucune ressemblance avec aucun être humain ayant réellement vécu.

Le roman raconte la vie d’un jeune homme appelé familièrement « Yalo », (diminutif de Daniel), il a grandi à Beyrouth pendant les années de la guerre civile entre sa mère « qui a perdu son visage dans le miroir » et son grand-père, le prêtre syriaque « qui a été élevé dans la famille d’un cheikh kurde ». Yalo se sentait étranger à tout ce qui l’entourait, et à l’instar de ses congénères de la minorité syriaque dont les familles étaient venues de la Jezireh en Syrie, il a participé à la guerre « pour défendre un pays qui n’est pas le sien ». Son enrôlement même dans un gang qui semait les explosifs fut pour lui comme un jeu, comme s’il était le héros d’un film. Presque pour s’amuser, Yalo avait pris l’habitude de surgir dans le bois parmi les couples qui se rencontraient là à la faveur de la nuit. Habillé de son long manteau noir été comme hiver, le fusil en bandoulière et perçant l’obscurité de sa torche, il semait la terreur auprès des amoureux qui prenaient la fuite en toute hâte, abandonnant leurs compagnes entre ses bras. Jusqu’au jour où il tomba amoureux de l’une de ses victimes qui, lassée de ses assiduités, finit un jour par le dénoncer à la police. C’est ainsi que le calvaire de Yalo commence.

Dans l’univers impitoyable et violent de la prison, Yalo est torturé pour avouer des crimes qu’il n’avait pas commis ou des crimes dont il ignorait tout. Il est acculé aux extrêmes limites de la souffrance physique et psychique, au point de « s’extraire » de lui-même dans l’image d’un double : un aigle qui sort de son corps et vole au-dessus de sa tête ou celle d’un spectre qui se met à la fenêtre et observe les séances de torture que subit son jumeau. Nous percevons plus profondément ce dédoublement par le biais de la confession écrite que les enquêteurs exigent de ce jeune homme presque analphabète. Petit à petit, grâce à la maïeutique de l’acte d’écriture, Yalo reprend le fil de sa vie et parvient ainsi à comprendre le passé de sa famille et à analyser le rôle qu’on lui a fait jouer dans les opérations de la milice. Et à mesure que les enquêteurs le somment à récrire sa confession pour obtenir de lui plus de précisions et de détails, ce personnage, assez flou et amorphe au début du roman, acquiert de la consistance, devient au fur et à mesure plus conscient et plus humain. Aussi, dans la deuxième partie du livre, Elias Khoury nous fait effectuer un va-et-vient incessant entre la réalité vécue par Yalo en prison lors de l’enquête et des séances de torture, et l’acte littéraire de l’autobiographie qui aboutit à la naissance du véritable Yalo. Ce dernier réussit enfin à relier les événements de sa vie, à mettre en place les pièces manquantes du puzzle qui lui permettent d’élucider son propre parcours, celui de sa mère et de son grand-père par la même occasion. On dirait que ce personnage inexistant, mou, sans traits, sans nom, sans origines qui nous est présenté au début du roman parvient par l’écriture à prendre chair et à se construire. Il devient son propre auteur, acquiert un nom et un relief humains. Il écrit, donc il existe. Les multiples « versions » de sa confession servent de brouillons ou d’esquisses jusqu’au moment où la version finale soit publiable ou, disons, viable ; il est capable de saisir le fil de sa destinée et de se réconcilier avec lui-même, quitte à moisir indéfiniment derrière les barreaux.

A partir d’une masse informe pétrie de larmes, d’excréments, de foutre et de sang, l’écrivain a modelé petit à petit un être humain auquel il a insufflé une âme. Et nous, lecteurs, nous nous mettons à croire en l’existence d’un tel personnage, ou du moins, son existence nous paraît tout à fait réaliste et plausible, que ce soit à Beyrouth ou ailleurs, à notre époque ou à une autre, en arabe ou dans une autre langue, à l’égal de l’un de ces célèbres personnages littéraires qui se sont incarnés dans notre univers comme de réels spécimens humains.

Le processus de l’écriture est posé au centre du livre comme une mise en abyme. N’est-ce pas là le véritable mécanisme de la création littéraire ? N’est-ce pas là cet accouchement dans la douleur que vit le romancier lorsqu’il saisit sa plume et se penche sur sa feuille blanche ? Ce fut effectivement l’éternelle interrogation des critiques, anciens et modernes, concernant cette relation imbriquée entre le réel et le fictif entre la vie et la littérature. Est-ce que l’homme doit vraiment choisir entre vivre ou écrire ? s’interroge l’auteur par le biais de son « héros ».

La langue et le style ont aussi leur place prépondérante dans ce roman, car l’auteur passe avec un naturel rare, de la pure poésie aux multiples registres de la langue populaire, argotique, militaire ou bourgeoise. En partant d’une situation historique concrète, d’une aire géographique déterminée, d’un vivier linguistique et stylistique précis, le roman dépasse les frontières de la langue et du milieu pour entrer dans la sphère de la création littéraire universelle.


* Professeur d’université, traductrice du roman.

 

Source : AFPS 59.62

 

Ce texte n'engage que son auteur et ne correspond pas obligatoirement à notre ligne politique. L'AFPS 59/62,  parfois en désaccord avec certains d'entre eux, trouve, néanmoins, utile de les présenter pour permettre à chacun d'élaborer son propre point de vue."

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