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Israël Palestine : l'heure de vérité

Interview d'Ahmed Benani

 Propos d'Ahmed Benani, Président de l'OIAP (Observatoire Internationale des Affaires de la Palestine),

recueillis par Pierrette Iselin, du Comité Urgence Palestine Suisse le 30 janvier 06

 Après les élections du 25 janvier, comment évalues-tu la situation et notamment la victoire du Hamas ?

Il y a un énorme paradoxe : le Hamas qui ne reconnaît pas l'État d'Israël, est majoritaire aujourd'hui au Conseil législatif Palestinien, où il est censé former un gouvernement sous la direction d'Abou Mazen. En même temps cette victoire semble dire ou confirmer par son ampleur que les accords d'Oslo sont complètement caducs, et remet en quelque sorte les pendules à l'heure. Elle incarne une espèce de situation de désespoir qu'il faut bien comprendre et ce n'est pas si simple à expliquer, contrairement à l'image qui est donnée dans les médias. Il y a un durcissement des positions, certes, mais ce durcissement était à l'oeuvre depuis Oslo, ou pratiquement après les sept années de paix relative post-Oslo. Il faut donc bien avoir cette situation en mémoire. Les Palestiniens, (et je ne remonte pas à 1948, je ne remonte pas également à 1967, même pas au début de l'Intifada), depuis Oslo, n'ont strictement rien obtenu de la part d'Israël. Aujourd'hui on est dans une situation, qui est paradoxale, parce que ce n'est plus l'occupé qui est dans son tort, mais l'occupant qui a raison. On oublie que l'État d'Israël est un État colonial, on a oublié que l'État d'Israël pratique un terrorisme d'État depuis toujours (déjà à l'époque du mandat britannique), appelons ça une violence qui a toujours accompagné la politique israélienne, rappelez-vous le gouvernement de Madame Golda Meir qui allait jusqu'à la négation pure et simple du Palestinien. Le cumul de cette négation des droits palestiniens a fini par déboucher sur la victoire du Hamas. On est aujourd'hui dans une sorte de parité de la violence, une parité de la négation de l'autre, situation presque identique à la phase inaugurale du conflit.

Est-ce que cette victoire ne va pas conduire à un raidissement de la situation ?

Je vais plus loin que ça : je dis qu'on est dans une situation de guerre mondiale, qui ne veut pas dire son nom, mais qui se traduit par les catastrophes auxquelles on assiste  aujourd'hui, c'est-à-dire, le troisième choc pétrolier, la présence massive des troupes américaines dans la région, notamment en Arabie Saoudite, au Koweït, en Irak, en Afghanistan. Il y a cette situation de guerre à laquelle l'opinion ne comprend plus rien à rien en Irak, qui a dopé les formes de violence urbaine, par des motifs religieux, des motifs politiques, des motifs idéologiques etc. La situation politique au Liban et en Syrie qui est très instable. On peut encore évoquer l'Iran qui durcit le ton et a une ligne politique qui correspond pratiquement point par point à l'agression américaine. Tant est si bien qu’on en arrive à des lectures très contrastées pour ne pas dire contradictoires de ce nouveau contexte moyen-orientale. Aujourd'hui par exemple, les États-unis, l’Union Européenne et même un certain nombre de courants ici en Suisse disent que le Hamas doit renoncer à la violence et reconnaître l'État d'Israël, pour qu'on puisse avancer, sinon, on coupe les fonds à l’Autorité Palestinienne. On est dans une situation de chantage: couper les fonds, ça veut dire radicaliser davantage le camp adverse.

  

Effectivement, la position de la communauté internationale laisse augurer un affaiblissement général du soutien dû aux Palestiniens.

Oui, mais je mets tout ça sur le compte des réactions à chaud. De manière générale, les positions occidentales, les positions sionistes, les positions de la gauche laïque israélienne, voire de la gauche arabe, là où elle existe encore, se sont enfermées dans une curieuse logique qu'il faut déconstruire aujourd'hui, pour comprendre.  Pour eux, "Israël existe. C'est un État démocratique, Israël veut la paix, et l'autre camp pratique la violence et semble rejeter nos valeurs. Ça c'est une vision qui est pour le moins caricaturale, incompréhensible, et même a historique. Donc il faut reconstituer le contexte général, montrer que l'État d'Israël, a, en 1948, reçu une reconnaissance de la communauté internationale, et qu'il existe en tant qu'État, et qu'il a fallu peut-être cinquante ans à ses adversaires ou ses ennemis arabes pour le reconnaître. Israël existe, Israël a le droit à un territoire. Les Nations Unies lui ont donné un territoire, mais Israël a conquis d'autres territoires, par la force, qu'il n'a pas encore restitués, qu'il ne veut pas restituer ou qu'il a redonnés en partie seulement (comme le Sinaï aux Égyptiens). Mais le Golan est toujours entre ses mains. La Cisjordanie est largement occupée. Il y a eu un retrait de Gaza, mais à tout instant, l'armée israélienne peut réoccuper Gaza, sans rencontrer aucune résistance. Il faut rappeler que de l'autre côté, avec ou sans le Hamas, il n'y a pas d'armée palestinienne. Il n'y a pas de force militaire, capable de menacer Israël, qui est, il faut le rappeler la seule puissance nucléaire au Proche-Orient (avec plus de deux cents têtes d’ogives nucléaires). On n'est donc pas dans la situation telle qu'elle est présentée par les grands médias occidentaux, Israël menacé dans son existence, Israël prêt à s'écrouler, et une résistance palestinienne, toutes tendances confondues, triomphante et capable de mettre en péril l'existence d'Israël. Il faut donc sortir de cette vision caricaturale, qui ne correspond absolument pas à la situation sur le terrain.

Le Hamas fait tout de même partie d'une résistance plus radicale qu'en penses-tu?

Le Hamas est aujourd'hui l'équivalent de ce qu'on a eu dans le passé, dans le cadre de la résistance palestinienne.

Je me souviens justement des positions qu'on avait par rapport au Fatah, qu'on qualifiait de mouvement bourgeois de la résistance, à côté d'organisations radicales de type marxiste, qui préconisaient la destruction de l'État d'Israël, comme le FPLP de Georges Habache (de type maoïste), ou le FDPLP (Naëf Hawatmeh), de tendance marxiste révolutionnaire, qui luttaient pour une fédération socialiste révolutionnaire des États du Proche-Orient. Mais on est sorti de cette utopie-là, qui rencontrait des échos très favorables en Occident et surtout auprès des groupes radicaux en Israël (Matzpen, Panthères Noires). L’échec des mouvements révolutionnaires à la fin des années 70 a remis en selle le courant, les courants nationalistes.   Donc on est revenu à des conceptions nationalistes. Ensuite c'est plutôt la tendance nationaliste - réformiste qui a fait une résistance de type militaire tout en recherchant le contact avec les israéliens (contacts qui n'ont jamais cessé entre l'OLP et les Israéliens de même qu’en Israël, on avait une espèce de consensus entre la droite et la gauche pour essayer de négocier avec les adversaires). Et dans cette phase-là, c'était les travaillistes qui étaient les plus réticents, pas le Likoud., pas la droite israélienne. Avec la première Intifada, qui a commencé en 1987, on a vu se développer une résistance populaire, avec des formes de violence nouvelles initiées par les adolescents et les jeunes palestiniens (la fameuse révolution des pierres) qui triomphait sur tous les plans. Le péril était dans la maison et il fallait trouver une solution. Et la majorité de l'OLP a accepté de signer les accords d'Oslo (en 1993). Ces accords d'Oslo étaient censés déboucher sur la création de deux États, renouant peut-être avec le partage de 1947. Seulement Oslo a buté sur deux obstacles majeurs : le premier, c'est la question du retour des réfugiés. Les Israéliens n'ont jamais et ne veulent plus entendre parler du droit au retour, donc de l'application de la résolution 194, ce qui laisse quand même plus de trois millions six cent mille réfugiés palestiniens sur le carreau, en dehors de la Palestine historique. Ils sont aujourd'hui basés en Jordanie, en Syrie et au Liban. Deuxième obstacle : la question de Jérusalem, ville proclamée capitale éternelle de l'État d'Israël en 1981. Ville dans laquelle la droite israélienne, avec la connivence des travaillistes applique encore aujourd'hui une espèce de purification ethnique. On est en train de vider Jérusalem de ses habitants arabes, musulmans chrétiens, laïques et autres, pour la judaïser. Voilà l'impasse dans laquelle on est. Voilà la situation qui a permis à Sharon de tenir le haut du pavé, d'être de plus en plus provocateur, et de se présenter sur l'esplanade des Mosquées en septembre 2000, ce qui a entre autres provoqué le deuxième Intifada.

L'arrivée du Hamas serait-elle, en quelque sorte "la dernière victoire de Sharon" ?

Ou d'Arafat, je ne sais pas. On peut dire qu'Israël qui a contribué à la formation du Hamas en 1985, pour qu'il y ait une opposition de type radicale à l'OLP et au Fatah, se retrouve aujourd'hui piégé. Le Hamas, aujourd'hui a gagné en popularité, à partir de l'échec d'Oslo et de la radicalisation de diverses couches politiques sur le terrain, et il est devenu une organisation incontrôlable. Le Hamas est lié au courant des Frères Musulmans, (courant fondamentaliste qui a été créé en Égypte dans les années 20 et qui a essaimé dans l'ensemble du monde arabo-musulman avec une section en Palestine). C'est ce noyau qui a été réactivé à un moment donné pour asseoir le mouvement de la résistance islamique que l'on connaît sous le nom de Hamas. En Palestine, Il y a comme au sein d’autres mouvements nationalistes arabes, tels que le nassérisme, le bassisme, un échec , un essoufflement qui traverse aussi l’OLP et notamment le Fatah qui a dominé pendant quasiment quarante ans le mouvement national  palestinien .  

Depuis le triomphe de  la révolution iranienne de 1979, on a vu se développer à l’échelle du monde musulman des courants qui se réclament de l'Islam, qui prétendent à la conquête du pouvoir au nom de l'Islam, qui veulent voir distribuer les richesses de manière plus équitable, et qui préconisent un État de justice, tout en dénonçant la corruption des régimes en place avec un appel à leur destruction. C'est par exemple l'expérience du FIS en Algérie, c'est les menaces qui pèsent aujourd'hui sur la monarchie marocaine, à travers une association de type islamiste, en Égypte, c'est le dernier succès des Frères Musulmans, au Liban, on a eu cette extraordinaire poussée des Chiites    appuyés par l'Iran, avec l'émergence, pendant la guerre civile libanaise du Hezbollah, principale force de résistance libanaise, qui revendique la libération du Sud Liban.  Et il est vrai que c'est grâce aux coups portés par le Hezbollah que les Israéliens ont été obligés de se retirer du Sud Liban. C'est un exemple pour le Hamas. Il faut rentrer dans une analyse dialectique qui montre que le triomphe du Hamas tient à la fois à des raisons internes du conflit israélo-palestinien mais également à une crise des valeurs idéologiques et politiques que nous avons connues, des nationalismes, sionisme compris, au profit d'un fondamentalisme religieux, du côté israélien avec les ultra orthodoxes et les partis religieux sans lesquels aucune gouvernance de la démocratie israélienne n’est possible.  Le courant orthodoxe israélien aujourd'hui est incontournable. De même que les courants fondamentalistes sont présents sur la scène politique arabe, ils sont présents sur la scène politique  mondiale puisqu'on peut parler de mondialisation de l'Islam. Ces courants qui constituent une nébuleuse islamiste sont des acteurs non négligeables dans divers mouvements sociaux, politiques et culturels. Certains observateurs vont jusqu’à affirmer leur rôle majeur dans la récente  la crise des banlieues en France. On est dans un contexte nouveau où il faut étudier tous ces paramètres et ne pas oublier notre rôle  de démocrate et de citoyen.

Comment allons-nous défendre le peuple palestinien, alors qu'en apparence Le Hamas se présente comme mouvement fondamentaliste et religieux ?

À mon avis il y a une cohérence que nous devons conserver dans notre action, en faveur des Palestiniens et des droits du peuple palestinien, et à  laquelle nous n'avons rien à changer : nous devons persévérer dans la voie du soutien aux revendications du peuple palestinien jusqu'à ce que ces revendications se concrétisent. Et nous n'en sommes très loin, contrairement à ce que laissent penser les divers acteurs de la scène mondiale aujourd'hui. De même que nous avons marqué une indépendance vis-à-vis d'un certain nombre d'organisations dont le passé, que ce soit le Fatah, le FDPLP ou le FPLP, nous n'avons pas à nous aligner aujourd'hui sur les revendications du Hamas. Il est vrai que les médias de manière générale, la Maison-Blanche en particulier, les dirigeants israéliens n'ont pas cessé de diaboliser le Hamas, comme on a diabolisé Sadam Hussein et comme on a diabolisé la révolution iranienne. Il y a là quelque chose qui relève de l'idéologie : l'exclusion de l'autre parce qu'il est dans des positions radicales, fanatiques, religieuses. On en est même arrivé à des caricatures choquantes. Les Palestiniens seraient génétiquement des terroristes. Toutes actions violentes, les attentats seraient à condamner, parce que   expression d'un fanatisme…Le fond politique n'a jamais été analysé. Quel est l'individu aujourd'hui qui accepte de sacrifier sa vie, s'il n'est pas convaincu d'avoir raison ? S'il n'est pas convaincu de mener une lutte au profit de son peuple ? Peuple opprimé, peuple dominé, peuple occupé, peuple réagissant de différentes manières, à partir d'attitudes nationalistes, de guérilla classique, de conflit armé classique, mais également à travers des actions nihilistes de désespoir, telles que ces bombes humaines. Si on analyse les choses en soi, bien sûr que c'est effrayant. C'est effrayant de voir un jeune se faire exploser dans une cafétéria, un restaurant, ou une station de bus en Israël. Ça fait des victimes innocentes, ça tue des civils. On est scandalisé au nom de quoi ? Au nom d'une éthique humaine. Moi, je souscris absolument à ces réactions, qui s'opposent au fait que la vie humaine n'a plus de valeur. Mais je vais un peu au-delà. Je dépasse cette analyse, ou ce constat pour essayer de comprendre qu'est-ce qui a conduit à ces situations de désespoir. Et comment on pourrait les arrêter. Alors, arrêter la violence aujourd'hui au Proche-Orient, c'est une injonction que la Communauté Internationale doit adresser aux deux camps. Mais  on est dans une situation  où l'on a d'un côté le Hamas, de l'autre côté, à peu près rien. Parce qu'il faut attendre les élections du 28 mars prochain en Israël pour savoir qui de Kadima, du Likoud ou des travaillistes aura la majorité parlementaire et désignera le Premier Ministre. La tendance semble aller en faveur des centristes de Kadima, avec le choc émotionnel que représente la disparition physique de Sharon. Par conséquent, Israël va continuer sa politique agressive, sa politique de construction du Mur. Le Mur, il faut le comprendre comme la nouvelle frontière qu'Israël est en train de dessiner pour "protéger" les territoires acquis par la force. De l'autre côté, nous avons encore des colonies israéliennes en Cisjordanie. Et encore une fois, le désengagement de Gaza ne signifie pas que l'armée israélienne n'est plus capable de contrôler la bande de Gaza. Il reste donc une violence militaire et politique, un refus de reconnaître l'autre, une incertitude quant aux solutions politiques du conflit. Que proposent les Israéliens ? Que proposent les Palestiniens ? On est donc dans une forme de parité de la violence et du refus politique. Les uns refusent de reconnaître les autres et vice-versa. Et pourtant il va falloir qu'ils négocient pour sortir de l'impasse.

De quel genre de négociations s'agit-il ?

Les négociations, c'est simple : on a deux parties. Il faut renouer avec le réalisme politique. Soit ces deux parties se font la guerre jusqu'à ce que l'une des deux soit exterminée, situation impensable, mais en politique l'on ne peut jurer de rien. Il peut y avoir des massacres, on a déjà exécuté les leaders tels que le cheikh Yacine, pourquoi ne pas continuer à éliminer les dirigeants actuels du Hamas, même s'ils ont été élus démocratiquement ? Pourquoi ne pas favoriser une guerre civile entre Palestiniens?  Il est possible de profiter des divergences qui sont apparues entre le courant du Fatah et les Islamistes et d'attiser la haine des uns envers les autres. Mais il faut être conscients qu'actuellement il y a une expression des contradictions qui traversent la société palestinienne dans sa diversité ethnique et religieuse. Ce sont des antagonismes sociaux, politiques et idéologiques propres à chaque société. Le Fatah a échoué, donc on fait l'expérience politique avec le Hamas.

Est-ce que le Hamas va aller dans un affrontement militaire avec l'État d'Israël ?

C'est impensable. Le Hamas ne dispose pas d'armée. Ce n'est pas une puissance capable de mener un affrontement armé contre l'État d'Israël. Donc la rhétorique de la destruction que le Hamas tient, c'est une arme politique. Dans ce sens ils disent : "jusqu'à présent, vous avez nié notre existence, nous faisons la même chose que vous, nous vous nions, nous ne vous reconnaissons pas en tant qu'État jusqu'à ce qu'il y ait une reconnaissance mutuelle. Faites des concessions et nous en ferons. " Nous allons donc vers une évolution de type pragmatique du Hamas, par rapport à son interlocuteur israélien ; le Hamas est issu du suffrage universel. Les élections sont reconnues comme étant des élections propres. Il n'y a pas eu de truquage. C'est la première fois qu'il y a des élections aussi claires, aussi nettes dans un pays arabe. C'est la première fois qu'un peuple a élu aussi nettement, en conscience ses futurs dirigeants. Le Hamas est donc légitimé fortement par un courant populaire. Et il ne va pas gâcher son triomphe par des attitudes nihilistes et irresponsables. Il va chercher à obtenir le maximum des Israéliens. Et là on entre dans une situation nouvelle, c'est-à-dire que la paix a un prix. Il faut attendre. Dans les mois qui suivent, d'ici à avril mai, le tableau va se clarifier. Ce sera l'heure de vérité qu'on est déjà en train de préparer aujourd'hui, à coups de compromis dans les deux camps. Du côté palestinien, avec le triomphe du Hamas et Abou Mazen qui reste président, représentant de l'Autorité Palestinienne et « otage » du Hamas et à côté les organisations politiques qui ont été parties prenantes du processus électoral. La question est posée : à quel type de compromis les Palestiniens vont-ils parvenir ? En prenant acte qu'Oslo, c'est terminé, qu'ils ont été jusqu'au bout de la logique d'Oslo, qu'Oslo a débouché sur un échec lamentable et que le dernier épisode d'Oslo, c'est la mort d'Arafat.

Sharon a refusé de négocier avec Arafat, il a dit qu'il ne lui serrerait jamais la main, Sharon, dans le fond, a voulu dire qu'il ne croyait plus à Oslo, qu'il n'a jamais adhéré à Oslo. Il a remplacé Oslo par la feuille de route, le Quartet, en s'alliant avec les États-Unis et en profitant de la situation nouvelle créée par le 11 septembre 2001, et la lutte mondiale du gouvernement américain contre le terrorisme dans laquelle on a inclus le Hamas.

Une page se tourne ?

Cette page semble être tournée, parce que le Hamas est revenu à l'avant-scène politique par des élections "propres" et transparentes. Il appartient aux Palestiniens de régler leur attitude pour savoir comment composer avec le Fatah, qui prendra les affaires étrangères, par exemple, pour n'avoir pas à mettre au premier plan le Hamas. Le Hamas veut les affaires sociales où il est censé satisfaire les populations civiles palestiniennes. Ce sont des négociations ouvertes aujourd'hui entre le Hamas et le Fatah qui vont très certainement déboucher sur une attitude de compromis. Aucun ne peut gouverner sans l'autre. Il faut s'attendre à un gouvernement hybride entre une représentation du Hamas forte et une minorité Fatah qui aura à charge de continuer à mener les négociations avec l'État d'Israël, la Communauté Internationale et surtout de s'assurer que l'aide qui vient des États-Unis et de l'Union Européenne ne soit pas coupée. Sinon il pourrait y avoir les risques d'une guerre civile. Le Fatah et Abou Mazen ne sont pas prêts de prendre ce risque, à moins d'être des suicidaires. Donc une solution va émerger, sans doute boiteuse dans les premiers temps. Pour sortir de l'impasse les Palestiniens vont tendre à former un gouvernement d'Union Nationale, qui est prêt à négocier avec l'État d'Israël sur des bases nouvelles.  On va imaginer un autre cadre de négociation sous les auspices des Nations Unies, et de l'Union Européenne. On va peut-être aller vers la reconnaissance d'un État Palestinien avec une capitale claire, des institutions reconnues, avec une autonomie qui permettra de calmer le jeu, de mettre un terme à la violence pour un temps, même si moi je ne crois pas beaucoup à l'existence de deux États, mais ça, c'est mon analyse, et je ne veux pas vous l'imposer.  L'essentiel, c'est de voir qu'à court terme, comme solution réaliste, il n'y a peut-être que cela qui va s'imposer : deux États. Ce qui du coup va impliquer la reconnaissance de l'État d'Israël par le Hamas.

Tu es optimiste dans ton évaluation ?

Je suis optimiste et je dis que la situation n'a jamais été aussi claire qu'elle l'est aujourd'hui. On a enfin les acteurs radicaux les uns en face des autres. Ils n'ont pas d'autre choix. Enfin, si, ils ont le choix entre la guerre et la paix, la guerre serait catastrophique pour les deux camps, la paix peut apporter une accalmie pour un temps donné, cinq, dix, quinze ans. Est-ce qu'il faudra garantir cette paix par une présence de forces neutres, comme cela a été fait dans le cadre de l'ex-Yougoslavie ou dans d'autres conflits comme celui des deux Corées, il faudra imaginer des situations pour qu'on ne rallume pas le feu. Que les contradictions puissent s'exprimer dans les deux camps et qu'en Palestine, une vie démocratique soit possible et normale. On va voir si dans le futur, la gauche ou le mouvement laïc ou séculariste pourra reconquérir les positions perdues.

Le Hamas laissera-t-il construire cet espace démocratique ?

Le Hamas n'a aucun moyen pour s'opposer à la libre expression politique et idéologique dans le camp palestinien, sinon c'est la guerre civile. Le Hamas ne s'est pas constitué pour lutter contre d'autres courants palestiniens, mais pour les droits des Palestiniens, ce qu'il considère comme étant sa voie, la voie juste. Il est arrivé à ses fins, il est arrivé à la conquête du pouvoir politique. Au nom de ce pouvoir politique, que va-t-il faire ? Il ne peut rechercher qu'une solution politique. S'il cherchait une option militaire, c'est-à-dire la destruction d'Israël, il n'aurait pas participé à des élections démocratiques. C'est évident. On ne se présente pas aux élections pour faire la guerre, c'est absurde. C'est pour cela qu'il faut sortir de cette vision de diabolisation du Hamas. Le Hamas a montré qu'il est devenu un mouvement politique. Il faut qu'il se débarrasse de son côté guérilla, mais à la condition qu'il obtienne quelque chose en échange. Il faut sortir de ce paradoxe où les diverses nations ont caractérisé le Hamas comme force terroriste et il faut ramener le débat sur le plan de la raison. On sait qui sont les acteurs, mais on est obligé aussi d'analyser leur stratégie.

Par quoi pourrait-il commencer ?

Il pourrait dire au gouvernement israélien : "donnez-nous un gage de votre bonne foi en libérant tous les prisonniers politiques que vous avez dans les geôles israéliennes. " S'il y a un geste du côté israélien, c'est un pas en avant. Si on relâche Marwan Barghouti, qui est l'homme du compromis, on peut imaginer que celui-ci va faciliter l'unité du mouvement national palestinien, et qu'il va être l'homme qui pourrait favoriser l'éclosion de ce futur gouvernement d'union nationale.

Est-ce que les Israéliens feront ce pas ?

C'est là où on retombe dans la realpolitik. Quand on n'a pas d'autre choix que la paix construite à partir de compromis, de concessions mutuelles, ou la guerre qui signifie violence, guerre civile, destruction, attentats, c'est là où les hommes politiques, les sociétés, les mouvements que nous représentons doivent s'engager.

Quel rôle avons-nous à jouer aujourd'hui ?

Celui que nous avons toujours eu, c'est-à-dire, d'une part,  d'être extrêmement vigilants, ne pas se laisser avoir par la propagande, les diabolisations, les discours idéologiques, par cette vision manichéenne des choses, déconstruire tout cela et le comprendre. Comprendre ces mouvements et leur logique de tous les côtés, autant du côté palestinien qu'israélien pour continuer dans la même ligne que celle qui a toujours été la nôtre, le soutien à une cause qui est juste, les droits du peuple palestinien, le droit à un État palestinien, la paix entre les peuples. Impulser un courant de la société civile aujourd'hui qui dise : "Si on veut sortir de cette situation d'anarchie, de violence, de nihilisme, il n'y a rien d'autre que de poursuivre notre action en faveur de la paix, une paix juste, équitable." Et c'est au peuple palestinien de dire ce qu'il veut. S'il veut une confédération avec l'État d'Israël, il le dira. S'il veut un État séparé, il le dira. S'il veut un État unique laïque et démocratique, il le dira. Mais pour le moment, on ne leur a pas donné la parole, on ne peut donc pas parler à la place des gens. On n'a pas consulté le peuple palestinien (même au moment des accords d'Oslo). Ce sont les élites de l'époque qui ont négocié cet accord. La feuille de route, ce sont des États qui l'ont négociée. L'initiative de Genève, que la Suisse a eu la sagesse d'impulser et qui était partie sur de bonnes bases, n'a pas débouché, parce qu'on n'a pas impliqué la société civile palestinienne, alors qu'on avait largement consulté la société israélienne. On n'a jamais mené ces initiatives jusqu'au bout. Elles ont toutes capoté sur un point ou sur un autre. Aujourd'hui, il faut mener des négociations directes avec une garantie internationale, avec la présence d'observateurs et même s'il le faut, militer en faveur de la présence de forces d'interposition, type casques bleus, pour assurer la sécurité des deux peuples.

Ce tremblement politique doit nous interpeller

C'est un choc énorme, un tsunami politique qui nous oblige à rouvrir les yeux, et à faire le point. Avant ces élections-là, on était dans l'impasse et on l'est toujours, en partie. Après la mort d'Arafat, on a la disparition de la scène publique de Sharon. Et ces deux "morts" là sont symboliques d'une mutation. Donc, du côté israélien, l'évolution politique semble dire que le courant travailliste est à bout de souffle, le courant du Likoud aussi et que la solution est de type centriste, incarnée pour le moment par le parti Kadima. On peut parfaitement imaginer le même scénario du côté palestinien : l'OLP, Arafat, la direction du Fatah, malgré ce qu'ils ont pu faire à partir d'Oslo, sont à bout de souffle. On a favorisé l'émergence d'un mouvement fondamentaliste et religieux, dont lequel la responsabilité d'Israël est reconnue. À partir de l'arrivée sur la scène politique de nouveaux acteurs, on va entrer dans une forme de négociation nouvelle. Pour la première fois, on a une situation des plus claires, au-delà des discours, des rhétoriques et des condamnations.

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