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TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN N° 3212 DU 6 JUILLET 2006

SAVOIR + Pages 14 à 17

PALESTINE
tout le monde s’en fout ?

Lancé en mai, notre appel pour le rétablissement de l’aide européenne à la Palestine a été boycotté par les grands médias.
Tentatives d’explication

« Quel appel ? Ah oui, la Palestine… On a oublié.» Telle est, en résumé, la réponse qu’on obtient des journalistes des principaux médias quand on leur demande pourquoi ils n’ont pas parlé de notre pétition en faveur du rétablissement de l’aide européenne à l’Autorité palestinienne. Ce texte, publié le 18 mai, a été envoyé par courrier et par mail aux rédactions – presse écrite, radio et télévision. De très nombreux journalistes ont été sollicités par téléphone et ont parfois manifesté leur intérêt. Rien n’y a fait: ils l’ont ignoré. Et alors, nous diriez-vous, pourquoi est-ce donc si embêtant ?

Notre appel est le seul dans son genre, émanant d’un média en France, qui exprime tout haut ce que la plupart des observateurs européens du conflit israélo-palestinien dénoncent tout bas (1) : la terrible situation sanitaire, économique et politique dans les territoires, provoquée par le boycott occidental et israélien du gouvernement élu du Hamas. Pour y mettre un terme, il faudrait une forte pression populaire et médiatique sur notre gouvernement et sur l’Union européenne. Tâche impossible sans le relais des grands médias. D’où notre colère devant cette censure qui ne dit pas son nom…

Lorsqu’on cherche à comprendre les raisons de celle ci, on peut d’emblée écarter les excuses du genre « on n’a pas eu le temps » ou «on n’avait pas la place». Malgré le traitement, jugé prioritaire, de l’affaire Clearstream, du duel Sarko-Ségo et du Mondial de foot, les grands quotidiens et les hebdomadaires n’ont pas daigné rédiger une petite brève sur notre appel (2) . Pas intéressant, cet appel ? Insignifiante, notre liste initiale de soixante-dix personnalités, complétée par une quarantaine d’autres?

«Beaucoup de journalistes ressentent de la lassitude.
Pour eux, c’est comme si rien ne changeait jamais.»

Allons donc: Michel Rocard, Martine Aubry, Noël Mamère, José Bové, Roselyne Bachelot, cinq évoques fiançais, le sociologue Alain Touraine, l'historienne Esther Benbassa, l'essayiste Rony Brauman, des artistes comme Manu Chao ont signé un texte, très politique, réclamant la fin du boycott du gouvernement dirigé par le Hamas. C'est un événement. Mais les grands médias ont préféré l'occulter.

PHÉNOMÈNE D'OCCULTATION

Quel est donc le problème? Sommes-nous politiquement incorrects ? « Il n’y a pas de position de principe de L'Express », nous dit d'emblée Vincent Hugeux, reporter à l'hebdomadaire, qui nous demande de lui renvoyer l'appel par mail. « La rédaction en chef ne s'oppose pas à ce que l’on parle de votre appel », nous assure Jean-Christophe Ploquin, chef du service étranger à La Croix. Qui promet lui aussi de jeter un coup d'œil. Le grand quotidien catholique parlera-t-il de notre initiative... six semaines après son lancement ? Dans d'autres journaux, même attitude, même façon de nous rassurer et puis, à la fin, même oubli. «Plusieurs facteurs permettent de comprendre ce phénomène d'occultation. Le premier pourrait être lié au sentiment d'impuissance face à la situation au Proche-Orient ».estime Dominique Vidai, historien, journaliste au Monde diplomatique et auteur de plusieurs ouvrages sur la question. « Ce conflit est un des plus vieux au monde. L’occupation de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est dure depuis 1967. Beaucoup de journalistes ressentent de la lassitude. Pour eux, c’est comme si rien ne changeait jamais », estime-t-il.

Comme tant d’autres observateurs, Vidal identifie cependant un autre problème beaucoup plus politique. On peut le résumer ainsi: par prudence, la plupart des grands médias développent un traitement favorable à Israël. Pour Denis Sieffert, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire Politis et auteur lui aussi de plusieurs ouvrages sur le Proche-Orient (3) , il y aurait « un déséquilibre quasi systématique de l’information sur le Proche-Orient dans les grands médias. Il y a deux poids deux mesures. Un mort israélien pèse plus qu’un mort palestinien. Pour moi, c’est la preuve que le choc des civilisations est entré dans l’inconscient journalistique.»La notion de «choc des civilisations», promue par l’administration Bush et par les terroristes islamistes, aurait-elle donc contaminé des rédactions à tel point qu’elles censurent notre appel? «Le conflit israélo-palestinien est une guerre coloniale, dit Denis Sieffert. Les causes sont politiques et nationales. Mais dans le débat public et dans les médias, il est de plus en plus perçu comme un conflit témoin entre des civilisations différentes, qui aurait une portée universelle. Il devient alors difficile d’avoir une approche rationnelle

Dominique Vidal partage cet élément explicatif. Pour lui, l’évident deux poids deux mesures n’est pas circonscrit aux Israéliens et aux Palestiniens. «Quand Ilan Halimi a été assassiné, le Premier ministre, Sarkozy, les Églises, les partis se sont mobilisés. Ils avaient raison. Un homme, un juif, avait été tué de la façon la plus barbare. Mais trois jours après, un Arabe subit le même destin. Pas de Sarkozy, pas de manif, rien. Pourquoi? Parce qu’un Blanc vaut plus que les autres. Et dans les Blancs, il y a les juifs, puisqu’ils appartiennent à la sphère judéo-chrétienne. Depuis le 11 septembre, ce phénomène s’aggrave(4)

Traitement raciste de l’information ou pas, une chose est sûre: les grands médias ne sont pas prompts à remettre en cause l’ordre établi. Ils sont légitimistes: ils suivent globalement la ligne politique prônée par le gouvernement. Or, la politique de la France à l’égard du Proche-Orient, traditionnellement «pro-arabe» comme diraient les Anglo-Saxons, a été modifiée. En moins de deux ans, elle est devenue plus favorable à Israël. À l’été 2004, Israël apparaissait isolé. La Cour internationale de justice venait d’ordonner la destruction du «mur de protection» construit en partie sur les territoires occupés. « Depuis, explique Dominique Vidal, deux événements ont modifié la situation: d’abord le retrait israélien de Gaza, intervenu à l’été 2005. L’objectif était de geler tout plan de paix négocié, par exemple la Feuille de route, mais l’opinion internationale a retenu l’idée qu’Israël voulait donner un État aux Palestiniens. Ce qui a amélioré l’image d’Israël. » Le deuxième événement est évidemment la victoire du Hamas aux législatives le 25 janvier dernier. « Même si ces élections étaient démocratiques, le triomphe du Hamas a semé un grand doute, estime Vidal. Mais depuis six mois, particulièrement ces dix derniers jours, ce n’est pas le Hamas, mais Israël qui viole les lois internationales. C’est un État voyou. On n’a pas entendu la réaction de la France et à peine celle des grands médias

DÉSHUMANISATION DES ARABES

Pour Esther Benbassa, directrice d’études à l’École pratique des hautes études sur la chaire d’Histoire du judaïsme moderne, le problème est le «déni de légitimité» dont le mouvement Hamas est l’objet. Les élites politiques, de droite comme de la gauche réformiste, auraient «imposé ce boycott contre l’avis de ceux qui s’intéressent vraiment à ce qui se passe dans les territoires». Problème supplémentaire: « Beaucoup n’osent pas exprimer ouvertement leur désaccord avec la ligne anti-Hamas.» Esther Benbassa en sait quelque chose. Le 5 juin dernier, avec un autre chercheur, elle a cosigné une tribune parue dans Libération pour dénoncer le boycott du Hamas. À sa grande surprise, elle n’a pas uniquement reçu des diatribes anti-Hamas, mais aussi des dizaines de lettres d’approbation. «Des gens de gauche, de droite, des politiques, des intellectuels ont tenu à me féliciter. » Pour elle, « il y a une peur d’ouvrir la polémique. Si on soutient fortement les Palestiniens, on est sujet à une critique virulente. Je suppose que la presse n’a pas envie de se faire tirer dessus… » Pour Esther Benbassa (5) , le refus manifeste de voir les souffrances de ceux qui survivent dans les territoires évoque finalement une «déshumanisation des Arabes et des musulmans. Aujourd’hui, alors que nos sociétés vivent des transformations profondes, on s’en prend aux Arabo-musulmans qui seraient responsables des problèmes dans les banlieues. C’est un peu comme les humiliations que l’on faisait subir aux juifs européens pendant l’industrialisation au XIX e siècle. Votre appel rompt donc aussi avec ces schémas établis. Il sera d’autant moins pris en compte par les grands médias

HENRIK LINDELL

 

1. Les agences de l’Onu et les ONG humanitaires sur place dénoncent, elles, tout haut le boycott. Par ailleurs, un collectif d’associations françaises, dont l’Association France Palestine solidarité, a lancé un appel voisin du nôtre. Sans écho médiatique.

2. Dans le même temps, ils ont presque tous parlé de la pétition de l’équipe de l’émission Là-bas si j’y suis sur France inter, qui proteste contre un changement d’horaire. Elle a recueilli 175700 signatures en deux semaines. «De l’oxygène pour les Palestiniens» a rassemblé près de 4500 noms en six semaines (lire p.18).

3. Lire La guerre israélienne de l’information, écrit avec Joss Dray (La Découverte).

4. Lire notamment Les banlieues, le Proche-Orient et nous (L’Atelier).

5. Lire Juifs et musulmans. Une histoire partagée, un dialogue à construire écrit avec Jean-Christophe Attias (La Découverte).

 

CEUX QUI SAUVENT L’HONNEUR

Si le silence a été la règle d ’or de la plupart des médias, certains ont cependant été à la hauteur de leur mission. En télé, on citera i-Télé et LCI ; en radio, RMC, Beur FM et Radio France internationale; en presse écrite, Le Pèlerin , Politis , Réforme et, malgré une erreur factuelle, La Vie (1) .Certains sites internet ont également répercuté notre appel. Qu’ils soient ici vive ment remerciés!

1. Liste non exhaustive: certaines reprises ont pu nous échapper…

 

Une «pluie d'été » désastreuse

Le dimanche 25 juin a débuté la pire crise que le Proche-Orient ait vécue depuis quatre ans (en 2002, le siège de villes de Cisjordanie comme Bethléem et Jénine). Tout a commencé par l’attaque d’un groupe de miliciens palestiniens contre un fortin israélien de l’autre côté de la frontière de la bande de Gaza, en face de Rafah. Deux soldats israéliens ont été tués, et un troisième a été pris en otage: le caporal Gilad Shalit, 20 ans. Celui-ci possède la double nationalité israélienne et française. Le commando était composé de membres des Brigades Ezzedine al-Qassam, des Comités de la résistance populaire et de l’Armée de l’islam. Le gouvernement du Hamas a d’emblée assuré qu’il n’était pas au courant de cet enlèvement et qu’il ne le soutenait pas. Plusieurs responsables du Hamas ont appelé à la libération inconditionnelle de Shalit. Ces annonces officielles ont été interprétées comme la preuve qu’une partie du Hamas, représentée par le Premier ministre Ismaël Haniyeh, ne suivait plus et ne contrôlait plus les actions des Brigades Ezzedine al-Qassam, théoriquement la branche armée du Hamas. Le commando a fait part, à une équipe de médiateurs égyptiens, de ses conditions pour relâcher Shalit: la libération de mille détenus palestiniens en Israël, notamment des femmes et des mineurs. (1) Au lieu d’envisager une négociation, au moins officieusement, les autorités israéliennes ont ordonné à l’armée de passer à l’attaque dans la nuit du 27 au 28 juin après avoir massé 5000 soldats à la frontière. Lors de sa prétendue traque des ravisseurs, l’aviation israélienne a notamment détruit des ponts sans grande utilité stratégique, ainsi que la principale centrale électrique. Quelque 830000 Palestiniens sur 1,4 million d’habitants de la bande de Gaza se sont retrouvés sans électricité. Une grande partie d’entre eux ne pouvaient plus s’alimenter en eau potable puisque la plupart des pompes fonctionnent à l’électricité. De même, les autorités israéliennes ont totalement bouclé les territoires de façon à ce que les Palestiniens ne puissent plus se fournir en biens alimentaires ainsi qu’en carburant, nécessaire pour faire tourner les groupes électrogènes. Des agences de l’Onu ont d’emblée insisté sur les risques d’une crise humanitaire si rien n’était fait pour rétablir le courant. Un appel qui restait encore largement ignoré par les Israéliens une semaine plus tard.

Le 29 juin, les autorités israéliennes ont essayé une nouvelle forme de pression: l’arrestation de membres de gouvernements et d’élus. Huit ministres sur vingt-trois et vingt députés sur soixante-douze –dont le président du Parlement– ont été embarqués par les forces israéliennes comme des voyous, la tête couverte de cagoules, selon des témoins. Une trentaine d’autres personnes clés du Hamas ont également été arrêtées. Le gouvernement d’Ehud Olmert a assuré que ces officiels étaient soupçonnés d’avoir participé à l’organisation d'attaques contre Israël et qu’ils ne devaient pas servir de monnaie d’échange. D’après plusieurs journaux israéliens, leur arrestation était envisagée depuis plusieurs semaines. Après ces arrestations, le corps d’un colon israélien de 18 ans a été retrouvé enterré près de Ramallah. Enlevé par un commando palestinien deux jours plus tôt, il a été tué d’une balle dans la tête.

OPÉRATION MEURTRIÈRE

Les Israéliens, eux, ont poursuivi, tout au long du week-end, les bombardements de divers sites utilisés par le Hamas et de bâtiments gouvernementaux. Ils ont également empêché les Gazaouis de dormir la nuit en utilisant des bombes soniques. Une dizaine de Palestiniens auraient été tués, dont au moins deux civils. Le 3 juillet, l’armée a fini par entamer une opération terrestre dans le nord de Gaza, officiellement pour débusquer des points de lancement de roquettes contre le sud d’Israël. Depuis plusieurs semaines, des miliciens palestiniens ont tiré des engins en direction de la ville israélienne de Sderot où ils ont provoqué la mort d’une personne. Or, même si on prend en compte le drame de l’enlèvement, l’opération israélienne de ces derniers jours est infiniment plus meurtrière et destructrice. Le gouvernement et le Président palestiniens dénoncent des «actions de punition collective et des crimes de guerre». L’attaque contre la centrale électrique et le blocus des populations civiles seraient, en effet, contraires au Protocole additionnel1 des Conventions de Genève (2) . Par ailleurs, plusieurs quotidiens, qui ne peuvent être soupçonnés de sympathie pour le gouvernement palestinien –en l’occurrence le grand journal israélien Haaretz et le très influent britannique Financial Times– ont publié des éditoriaux mettant en cause la disproportion et l’inutilité des actions militaires israéliennes.

Au niveau diplomatique, la communauté internationale s’en est surtout pris aux ravisseurs et au gouvernement palestinien qui n’auraient rien fait pour limiter les violences des groupes armés. Après l’arrestation des élus du Hamas, les pays du G8 ont fini par appeler Israël à «la plus grande retenue». Côté français, le quai d’Orsay a «condamné» l’usage de la violence et l’arrestation d’élus. C’est tout.

On constatera par ailleurs que des diplomates américains et des militaires israéliens n’ont eu de cesse d’affirmer que «la solution à la crise se trouve en Syrie». L’enlèvement aurait en effet été ordonné par le chef politique du Hamas, Khaled Mechaal, qui y vit en exil. Celui-ci serait plus enclin à des actions violentes que le gouvernement palestinien. Imaginons que cette hypothèse soit la bonne. Question: pourquoi diable les Israéliens –et toute la communauté internationale, d'ailleurs– n’ont-ils pas essayé de mettre la main sur cet homme-là? Au moment où nous bouclons notre journal, le calvaire continuait pour la population de Gaza. Et Gilad Shalit n’avait pas été libéré. H.L.

1. Il y aurait au total 9000 prisonniers palestiniens en Israël.

2. Lire à ce sujet l'article d’Alain Gresh « Crimes de guerre, offensive contre la paix » sur le site du Monde diplomatique : http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2006-06-30.


Commentaires des illustrations

REPRÉSAILLES

Le 3 juillet au petit matin,en réponse à la capture du jeune caporal Shalit,une colonne de chars israéliens entre dans le nord de la bande de Gaza.

 

Une «pluie d'été » désastreuse

Pour libérer leur soldat, les troupes israéliennes multiplient raids et arrestations.

Au mépris des droits élémentaires de la population.

 

PUNITION COLLECTIVE

Le camp de réfugiés de Jabalia, le 2 juillet,après le passage des troupes israéliennes.

 

ACCORD HISTORIQUE

La crise actuelle a fait passer à l'arrière plan une avancée poli tique majeure intervenue le 27 juin. Des délégués du Hamas et du Fatah ont signé un accord d'«entente nationale »élaboré par des cadres de différents mouvements emprisonnés en Israël. Y figure par exemple la revendication d'un État sur les territoires occupés depuis 1967. Israël est mentionné comme un partenaire lors de négociations, ce qui équivaudrait à une sorte de reconnaissance implicite, d'après des diplomates. La lutte armée, elle, serait désormais cantonnée aux Territoires occupés, ce qui laisse entendre la fin des attentats suicides. Un document historique, aussitôt rejeté par Israël, qui le juge… « insuffisant ».

Voir aussi l'article : Qui est terroriste ?

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