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Au bout de Gaza, c'est l'impasse
L'armée israélienne mène une guerre unilatérale dont le bilan est déjà désastreux

par Uri Avnery

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3232,36-794325,0.html

La Coupe du monde de football est terminée. Félicitations aux champions et à leurs valeureux adversaires. Disons-leur arrivederci et au revoir, et revenons à des affaires moins sérieuses, par exemple aux morts et aux destructions quotidiennes, au soldat israélien prisonnier, aux tirs de missiles Qassam, et généralement à tout ce qui concerne l'invasion en cours de la bande de Gaza. L'opinion publique internationale aura maintenant plus de loisir pour s'en préoccuper.

Pour commencer, la définition même de l'opération israélienne fait problème. Le général Yoav Gallant, qui commande la région Sud, n'hésite pas à parler d'une "guerre", de même que les médias. Qu'est-ce à dire ? La guerre est une situation bien définie, à laquelle le droit international impose des règles.

Or le gouvernement israélien déclare avoir affaire non à des ennemis légitimes, mais à des "terroristes" et à des "bandes de criminels" - par définition dénués de tous droits. Dans une guerre il y a des prisonniers de guerre : cela vaut pour le caporal Shalit, qui a été capturé au cours d'une opération militaire, comme pour les combattants palestiniens que nous détenons. Mais notre gouvernement dit que Gilad Shalit a été victime d'un enlèvement, et que les prisonniers palestiniens en notre pouvoir sont des criminels arrêtés en flagrant délit.

Dans une guerre, il faut un objectif. Quel est l'objectif de cette guerre ? Il en va comme pour l'invasion de l'Irak décidée par George Bush : ses objectifs changent de jour en jour. Au départ, il s'agissait de sauver le caporal Shalit. Mais comment faire pour libérer un prisonnier détenu par une organisation clandestine dans un lieu inconnu ? Et comment faire pour le libérer par la force sans mettre sa vie en danger ?

L'armée israélienne a la réponse - la même que d'habitude, chaque fois qu'elle a eu un problème à résoudre : la guerre totale, avec tous les moyens disponibles. Etendons nos conquêtes, pulvérisons tout, tuons et détruisons toujours davantage, et le moment viendra où le peuple palestinien recru de souffrances exigera des combattants clandestins qu'ils relâchent leur prisonnier inconditionnellement.

C'est ce qu'on pourrait appeler "l'axiome de Harris", en souvenir de ce commandant des forces aériennes britanniques pendant la seconde guerre mondiale, surnommé "Bomber Harris", qui s'était promis de mettre l'Allemagne à genoux en réduisant ses villes à l'état de décombres.

Mais, contrairement aux prédictions du général Harris, l'Allemagne ne capitula pas avant que l'infanterie alliée ne se soit emparée de la dernière maison. Les Palestiniens non plus ne s'effondrent pas, malgré tout ce qu'ils subissent. Ils sont pratiquement unanimes à exiger une libération de "prisonniers de guerre" détenus par Israël comme condition à la libération de leur propre prisonnier par ses ravisseurs.

L'impasse étant manifeste, on a changé d'objectif : au lieu de faire la guerre pour la libération du prisonnier, l'armée est entrée à Gaza pour mettre fin aux tirs de missiles sur Israël. Rien de plus simple, à première vue : il n'y a qu'à occuper les zones d'où partent les Qassam lancés sur Sderot ou sur Ashkelon. Mais c'est un travail de Sisyphe. Or personne ou presque ne souhaite que l'armée israélienne s'installe à Gaza pour y rester. L'opinion israélienne a fait l'expérience de ce qu'est le "bourbier de Gaza" et ne veut pas que nous nous y laissions attirer de nouveau.

A cela le ministre du logement Méir Chétrit sait comment remédier : il faut se préparer à retourner à Gaza "mille fois si nécessaire". Le ministre de la défense, Amir Peretz, parle quant à lui du "prix élevé que les Palestiniens vont avoir à payer", si élevé en vérité qu'ils feront eux-mêmes en sorte de neutraliser les tireurs de Qassam.

C'est exactement le point de vue du chef d'état-major, le général Dan Halutz, notre "Harris" national : non pas "Harris le Bombardier" mais "Halutz le Destructeur". Ce n'est peut-être pas un hasard si tous deux sortent de l'armée de l'air. Et l'axiome de Harris est toujours en vigueur : s'il n'y a rien à faire pour arrêter définitivement les tirs de Qassam, visons l'effondrement du gouvernement palestinien et faisons-en notre nouvel objectif militaire.

Comme tous les événements qui jalonnent les cent vingt ans écoulés depuis le début du conflit entre les Palestiniens et le sionisme, l'épisode actuel est enregistré de façon totalement différente dans les consciences des deux peuples.

Pour la majorité des Israéliens, il s'agit d'un épisode de plus dans la longue guerre contre le "terrorisme palestinien". De l'autre côté, on voit une résistance héroïque des meilleurs fils de la Palestine, se battant contre un ennemi aussi cruel que déloyal. La lutte entre les milices palestiniennes fait place à une unité reconstituée contre l'ennemi commun.

A la veille de l'opération, le dirigeant du Hamas, le premier ministre Ismael Haniyeh, avait fini par accepter la proposition du dirigeant du Fatah, le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, d'entériner le "document des prisonniers", c'est-à-dire la reconnaissance de facto de l'existence d'Israël à l'intérieur de la ligne verte. Mais aujourd'hui, au coeur de la bataille, ce sont les membres du Fatah qui proclament leur ralliement aux combattants du Hamas résistant à l'envahisseur, et Abbas est en train de perdre ce qui lui restait d'influence. Qu'Israël mette à exécution ses menaces publiques de tuer le premier ministre palestinien et ses ministres, et le Hamas n'en sera que plus fort.

En Israël, c'est l'inverse qui risque de se produire. L'opération "Pluie d'été" pourrait bien compter parmi ses victimes le gouvernement qui l'a lancée. La crise projette un jour cruel sur ses faiblesses, et révèle que personne en son sein n'émerge de la médiocrité.

Ehud Olmert est en train de creuser sa propre tombe politique. Ses continuelles rodomontades commencent à en exaspérer plus d'un, d'autant qu'elles ne font que répéter les clichés des années 1950 : nous ne céderons pas au chantage, le terrorisme ne gagnera pas, l'ennemi veut notre annihilation, il n'y aura pas de pitié pour les meurtriers, notre armée est extraordinaire, nous avons le bras long, etc.

Amir Peretz a repris à son compte les slogans d'épouvante de ses pires prédécesseurs travaillistes. Rien n'a survécu du dirigeant pour qui nous avions voté hier, celui qui se proposait de mener à bien une révolution sociale et de renverser les priorités de la nation, en effectuant des coupes claires dans le budget des armées et en rapprochant la paix. Il ne reste qu'un porte-parole du chef d'état-major, et pas des meilleurs.

Le vrai détenteur du pouvoir en Israël, c'est en réalité Dan Halutz, un pilote de chasse qui voit le monde comme à travers un viseur de bombardier. Et son seul concurrent est Yuval Diskin, le chef des services de sécurité. La politique de l'Etat d'Israël, ce sont les chefs de l'armée et du renseignement qui la font entre eux. Olmert, tout au plus, joue les arbitres.

Comment tout cela va-t-il tourner ? Mon pronostic, c'est qu'on n'aura pas le choix. Il faudra en passer par un échange de prisonniers pour obtenir la libération du soldat capturé. Or si nous le voulions, la libération du caporal Shalit pourrait faire partie d'une négociation plus consistante, incluant un armistice mutuel, l'arrêt des tirs de Qassam en échange d'un retrait complet de la bande de Gaza, d'un renoncement aux "assassinats ciblés", et de la libération des dirigeants du Hamas récemment arrêtés. Un armistice à court terme peut conduire à un armistice durable, et favoriser des discussions sérieuses.

Le gouvernement Olmert peut-il y voir le moindre intérêt, lui qui a tout misé sur le "Plan de convergence" unilatéral et sur l'annexion d'un grand bloc de nouveaux territoires en Cisjordanie ?

Non, sans doute, ne rêvons pas. Mais, d'un autre côté, l'opinion publique israélienne pourrait voir à quoi mènent réellement le désengagement unilatéral et la guerre unilatérale, et en tirer la leçon. Il faut que le mouvement de la paix en Israël y contribue de toutes ses forces.

© Traduit de l'anglais par Etienne Balibar

Uri Avnery est militant israélien du mouvement de la paix.

Article paru dans l'édition du 12.07.06


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