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Mardi 5 septembre 2006  Rebonds

 

En réponse à un «Rebond» sur les médias et le Proche-Orient
 http://www.liberation.fr/opinions/rebonds/201328.FR.php
ne peut-on dénoncer le bombardement d'une population civile
sans être taxé d'antisémitisme ?

 

Israël, un Etat comme un autre

Par Michel TUBIANA président d'honneur de la Ligue des droits de l'homme.

Un vieux proverbe chinois édicte que, lorsque le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt. Autant le dire clairement, l'article publié par Shmuel Trigano nous invite à la même démarche. Que nous dit Shmuel Trigano ? Que l'on se préoccupe trop des cadavres libanais et pas assez des cadavres sri-lankais, que l'on ignore les corps des Irakiens martyrisés par d'autres Arabes ? Que l'image des enfants arabes tués envahisse les écrans, ressuscitant le mythe antisémite du Juif tueur d'enfants. Et de se livrer à une analyse des images pour en conclure qu'elles résultent d'une «mise en scène théâtrale par des reporters sous le contrôle de l'Autorité palestinienne, du Hamas et du Hezbollah». Shmuel Trigano en conclut que la source de tout cela est un «vieux fond archaïque» revisité par «une forme nouvelle de l'antisémitisme, un antisémitisme compassionnel qui se focalise sur la "victime"des Juifs». 

Certes, les manipulations de l'information existent, dans le conflit israélo-palestinien, comme dans tous les autres événements. On peut s'en désoler, on doit les dénoncer, car, non seulement, elles altèrent la réalité, mais, de plus, elles ne font qu'attiser la haine. Ce qui est inquiétant dans le propos de Shmuel Trigano, c'est la généralisation à sens unique. Toutes les images mettant en cause l'armée israélienne sont «sous contrôle». En postulant cela, il use du vieux procédé selon lequel toute information est nécessairement mensongère dès lors qu'elle va à l'encontre d'une des thèses en présence. C'est sans doute pourquoi il ne se souvient pas des images insupportables des corps déchiquetés d'enfants israéliens ou des morceaux de chairs humaines parsemant les rues de Jérusalem et de Tel-Aviv. Ces images reflètent-elles la réalité où ont-elles pour but de renforcer l'imagerie traditionnelle de la cruauté des Arabes ?

Le soupçon général que délivre Shmuel Trigano vaut alors pour tous, avec pour seul résultat d'absoudre le camp auquel on s'identifie. Il conduit, in fine, à justifier l'intolérable puisque, si la vérité n'est que relative, chaque horreur n'est, elle aussi, que relative. C'est, hors de toute éthique, faire de l'insupportable une possible morale. C'est, sans doute, ce qui permet à Shmuel Trigano d'oser les guillemets lorsqu'il évoque les victimes de la politique des autorités israéliennes.

L'invocation de l'usage de vieux mythes antisémites, qui seraient revêtus de nouveaux oripeaux, est encore plus inquiétante. Est-il donc possible de dire que bombarder des populations civiles volontairement, où que ce soit et quelque qu'en soit l'auteur, est un crime de guerre, sans être taxé d'antisémitisme ? Là encore, le processus de généralisation n'a pour effet que d'interdire tout dialogue : l'Autre est d'ores et déjà diabolisé, puisqu'il a recours à des mythes antisémites.

Lorsque Shmuel Trigano aura admis que l'Etat d'Israël est un Etat comme un autre, avec les mêmes droits et les mêmes obligations, lorsqu'il cessera de traquer l'antisémitisme derrière chaque image, derrière chaque critique d'une politique effectivement critiquable, il retrouvera peut-être le chemin d'une rationalité qui ne s'évapore pas dès que les mots «Juifs» et «Israël» sont prononcés.

En attendant, peut-être consentira-t-il à admettre qu'avant de se préoccuper des intentions de la main qui prend la photo le cadavre de l'enfant que l'on y voit est d'abord celui d'un innocent dépourvu de nationalité.

© Libération

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