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dimanche 4 février 2007 - Amira Hass - Ha’aretz

(JPG) Cela fait des années que Gaza est identifié à des fusils brandis en l’air, à des mères exprimant leur joie que leur fils se soit suicidé dans un attentat contre des Israéliens, aux regards implorants de celui qui n’a rien à manger chez lui. Les Israéliens ne sont pas les seuls à tenir ce que montre la télévision pour la réalité toute entière, mais les Palestiniens de Cisjordanie aussi, eux qui ne se sont plus rendus à Gaza depuis sûrement 16 ans, depuis qu’Israël interdit l’accès libre à ce territoire pauvre et surpeuplé.

Il faut séjourner longuement parmi les habitants de Gaza pour pouvoir ajouter d’autres couleurs à ces images télévisées. L’esprit facétieux et les rumeurs, la capacité d’autodérision, la capacité d’endurance alternant avec le fatalisme, la franchise, la générosité, la capacité d’être tout à la fois et dans le même temps sentimental et inflexible, le bon sens acquis en 60 ans d’exil et de destruction, la clameur et le silence, la douleur parce qu’autrefois l’éducation était placée au-dessus de tout. Ce ne sont là que quelques-unes des couleurs qui rendent les habitants de Gaza si chers à celui qui les connaît de près.

Ce sont ces couleurs-là qui ont été effacées, ces dernières semaines, tandis que Gaza est identifié plus que jamais avec des luttes intestines meurtrières entre hommes armés appartenant aux deux mouvements politiques ennemis, avec des tueries mutuelles que tout le monde qualifie de démentes sans parvenir à les arrêter.

Au point qu’avant-hier, après l’attentat à Eilat, des habitants de Gaza pouvaient souhaiter que l’armée israélienne entre dans la Bande de Gaza, qu’elle attire à elle une partie des hommes armés et chasse les autres des rues. Les signes clairs indiquant que l’armée israélienne n’entend pas agir ainsi leur sert de nouvelle preuve qu’Israël est intéressé par cette guerre interne.

Malgré le nouveau cessez-le-feu, signé hier au petit matin, on craint à Gaza que de nombreuses familles ne cherchent encore vengeance pour le sang de leurs fils et passent à l’acte à un moment donné. Cette crainte reflète une autre évidence encore : qu’il n’y a aucune chance de voir s’installer, dans un avenir prévisible, une direction politique, nationale, capable de mettre un frein à de dangereuses traditions liées aux clans.

Au Fatah, on trouve intérêt à accentuer le danger d’une guerre fratricide afin de miner la légitimité du gouvernement Hamas. Pourtant, certains détails alimentent l’espoir que malgré tout la guerre entre organisations ne dégénérera pas en guerre fratricide généralisée. Quelqu’un a raconté qu’au sein d’une maison typique, un des frères est chauffeur d’un haut responsable des services de sécurité du Fatah pendant qu’un autre est chauffeur d’un ministre du Hamas. Des membres du Hamas et du Fatah, anciens copains d’école, sont assis ensemble au crépuscule et discutent ouvertement de la gravité de la situation.

Voilà qui contraste avec les années 80 où, lorsque les gens du mouvement islamiste étaient en conflit avec les militants de la gauche et du Fatah, ils ne se parlaient pas, mais se sentaient et se comportaient comme deux peuples se haïssant l’un l’autre. Aujourd’hui, les hostilités meurtrières opposent les hommes armés des deux camps. Ceux qui ne portent pas les armes continuent de soutenir leur propre courant politique et à justifier le comportement des services de sécurités, mais pas au prix de querelles personnelles. Tout le monde craint d’être pris dans un échange de tirs, ou d’être atteint par une balle ou une charge de RPG.

Ils ont raison, les Palestiniens, lorsqu’ils font porter la responsabilité générale de la situation sur l’occupation : c’est elle qui fixe le cadre du blocus économique (présent déjà avant l’Intifada et avant l’établissement d’un gouvernement Hamas), elle qui emprisonne depuis 1991 les habitants de Gaza dans un vaste enclos, sans perspectives personnelles ni espoir d’amélioration. Cet emprisonnement est la cause d’une ignorance qui s’étend, et le fait d’être coupé du reste du monde renforce les loyautés claniques, y compris lorsqu’il s’agit de venger le sang versé, parce qu’en l’absence d’espoir politique et économique, le clan redevient le seul appui pour l’individu.

Mais ils ont raison également, les Palestiniens qui en ont assez d’entendre que l’occupation est le coupable. Une guerre entre organisations et une guerre fratricide sont aussi le fruit de décisions et d’ordres venant de ceux qui se considèrent comme des leaders et qui doivent dès lors être conscients des conséquences de leurs actes.

Ce n’est pas la peine de demander « qui a commencé ? » (c’est le Fatah qui a commencé avec les provocations armées). De toute façon, cette querelle meurtrière découle de deux maux communs aux deux adversaires. L’un est le culte des armes et des hommes armés qui s’est propagé dans la société palestinienne en faisant taire toute tentative de discussion sur le tort énorme que le recours aux armes a fait à la lutte contre l’occupation israélienne. L’autre est l’illusion que le processus d’Oslo (ou des élections « démocratiques » à l’ombre de l’occupation) peut conférer une autorité gouvernementale à un parti palestinien et qu’un parti palestinien peut accéder à la respectabilité d’un gouvernement comme dans un Etat indépendant. Les organisations armées du Fatah et du Hamas ont été envoyées pour combattre, tuer et mettre en danger la paix de la population toute entière, au profit d’une illusion d’autonomie sous un occupant étranger, déguisé en voisin soucieux.

Amira Hass - Ha’aretz, le 31 janvier 2007
Version anglaise :
Getting killed for an illusion
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys
 

De la même auteure : Le chant de la camaraderie au checkpoint

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