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Un tramway français nommé schizophrénie

mercredi 11 avril 2007 - Philippe Rekacewicz et Dominique Vidal

http://www.info-palestine.net/article.php3?id_article=1291

Il ne roulera qu’en 2009, mais s’affiche déjà sur les murs de Jérusalem : des publicités multicolores montrent un tramway cheminant le long de la muraille de la Vieille ville. La plus étrange l’associe à un Theodor Herzl contemplatif. Ce choix ne doit rien au hasard : dans son livre Altneuland, publié en 1902, Herzl érige le light rail system en symbole de la modernité dont il rêve pour la Jérusalem future.

Un siècle plus tard, cette solution - « écologique et économique » s’imposerait à Jérusalem. « Notre ville étouffe, explique le porte-parole israélien du tramway, M. Shmulik Elgrably. Elle est envahie par les voitures, dont le prix a baissé. Si bien que le pourcentage d’habitants de Jérusalem utilisant les transports en commun est tombé de 76 % en 1980 à 40 %. » Comment faire face ? A peine terminées, les nouvelles routes se remplissent. La plupart des rues sont trop étroites pour accueillir des couloirs de bus. La structure géologique de la cité se prêterait bien à la construction d’un métro, mais « pourquoi empêcher les passagers de voir la plus belle ville du monde ? ».(JPG)

Voilà dix ans, ces arguments ont convaincu le maire de la ville, un certain... Ehoud Olmert. Le financement de l’opération nécessitait l’appel au privé, sous la forme d’un BOT : les entreprises construisent (build) et gèrent (operate) durant trente ans avant de rétrocéder (transfer) le tout. Lancé en 2000, l’appel d’offres international est remporté pour le tramway proprement dit par Alstom, et pour son exploitation par Connex, filiale de Veolia, en 2002. Ces sociétés forment le consortium CityPass avec les entreprises israéliennes Ashtrom et Polar Investments ainsi que les banques Hapoalim et Leumi. Le contrat a été signé le 17 juillet 2005. Premier objectif : transporter, dès 2009, cinq cents passagers dans chacune des vingt-cinq rames sur les treize kilomètres huit cents mètres conduisant de Pisgat Zeev au mont Herzl.

Rentable, le projet le sera à deux conditions, poursuit M. Elgrably : « Que sa sécurité soit assurée, et notamment qu’il ne soit pas la cible d’attentats kamikazes ; que son tracé réponde aux besoins du plus grand nombre possible - nous tablons sur cent cinquante mille passagers par jour. C’est pourquoi il dessert à la fois les quartiers juifs [appelation politiquement correcte des colonies de Jérusalem-Est] comme Pisgat Zeev et les quartiers arabes comme Shuafat. Actuellement, deux réseaux de bus coexistent, mais il n’y a pas place pour deux tramways à Jérusalem. Celui que nous créons est un tramway de temps de paix. »

Dans la ville sainte aussi, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Car le projet suscite maintes objections, urbanistiques et surtout politiques. Et d’abord parce qu’il empiète sur la route 60, privant ainsi les Palestiniens d’une voie de circulation cruciale dans la ville et, au-delà, entre le nord et le sud de la Cisjordanie. « Nous servirons également les deux populations de Jérusalem », martèle le porte-parole. Plusieurs indices permettent d’en douter. Raisonnable pour les Israéliens, le prix du billet - 5,8 shekels, soit 1,20 euro - semble cher pour les Palestiniens, usagers de petits bus à 3,5 shekels. Et comment assurer la sécurité du tramway ? Quelle sera la réaction des habitants des colonies juives lorsqu’ils verront monter les passagers arabes ? Un de nos interlocuteurs imaginera même de faire alterner des voitures réservées à l’une et l’autre catégories...

A l’arrêt de Shuafat nord, les planificateurs ont prévu un de ces « parkings de commutation » conçus pour les automobilistes banlieusards, en l’occurrence des Palestiniens. Curieusement, le directeur israélien du projet, M. Shmulik Tsabari, dans la 4 x 4 duquel nous effectuons le trajet, feint d’ignorer qu’une grande partie de ces passagers potentiels - les habitants de Ras Khamis, du camp de réfugiés de Shuafat et de celui d’Anata - se trouvent derrière le mur, encore percé d’un checkpoint dont rien ne garantit l’ouverture, demain. Sans compter que, souvent, aux heures de pointe, l’armée le bloque pour que les colons passent tranquillement.

Qui, dès lors, pourra venir se garer dans le parking... s’il est construit ? « Le terrain - cinquante dounoums, soit cinq hectares - appartient à plusieurs dizaines de familles palestiniennes, et la mairie bloque les négociations, explique l’avocat Mahmoud Al-Mashni. Il faut pourtant déclarer “constructible” cette parcelle qui, classée “verte”, ne l’est pas. La ville en utiliserait une partie pour réaliser l’arrêt parking, et autoriserait les propriétaires à bâtir sur le reste un centre commercial et des habitations. Mais les bénéficiaires n’en ont pas les moyens - ils ne pourraient même pas en acquitter les impôts, beaucoup plus élevés sur des terrains constructibles. De toute façon, selon la loi, en cas d’expropriation, ils devraient toucher 60 % de la valeur du lot : on leur en “offre” généreusement 25 % ! »

Inextricable : nombre d’observateurs en déduisent que, sécurité oblige, les rames, au premier incident, ne s’arrêteront plus à Shuafat, voire suivront d’emblée le tracé, plus sûr, d’une « route de contournement ». Encore faudrait-il rendre alors des comptes sur les infrastructures déjà construites à grands frais... Mais l’essentiel est ailleurs : en droit international, l’actuel tracé est illégal. Rapprochant du centre-ville de Jérusalem-Ouest les colonies israéliennes de Jérusalem-Est - d’abord French Hill, Pisgat Zeev, puis Neve Yaakov et demain, avec les huit lignes prévues, bien d’autres -, le tramway facilite la colonisation.

Or celle-ci est formellement prohibée par la quatrième convention de Genève du 12 août 1949, dont le Conseil de sécurité des Nations unies a maintes fois réaffirmé la validité. C’est notamment le cas de sa résolution 465 du 1er mars 1980, qui stipule : « Toutes les mesures prises par Israël pour modifier le caractère physique, la composition démographique, la structure institutionnelle ou le statut des territoires palestiniens (...) y compris Jérusalem (...) n’ont aucune valeur en droit. » Les Etats doivent donc « ne fournir à Israël aucune assistance qui serait utilisée spécifiquement pour les colonies de peuplement »...

Mieux vaut tard que jamais : un temps silencieux, les Palestiniens s’alarment. Le 17 octobre 2005, le président Mahmoud Abbas s’en ouvre à son homologue français, visiblement embarrassé. Quatre semaines plus tard, dans une lettre à Bernard Ravenel, président de l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS), animatrice d’une campagne unitaire contre le tramway, le ministre des affaires étrangères Philippe Douste-Blazy se livre à un délicat exercice d’équilibrisme : « La participation à ce projet d’entreprises privées ne saurait en aucune manière être interprétée comme le signe d’une inflexion de la position bien connue de la France sur Jérusalem. » Et de rappeler l’attachement de Paris au statut international prévu pour la ville dans le plan de partage de 1947. « La France et l’Union européenne ont une position claire et constante sur le caractère illégal des activités de colonisation dans les territoires occupés par Israël en 1967 et sur le fait que le tracé de la barrière de sécurité que construit Israël est contraire à la légalité internationale (1). »

Cette mise au point n’empêche pas M. Nasser Al-Kidwa, alors ministre des affaires étrangères de l’Autorité palestinienne, d’écrire, le 6 janvier 2006, au président-directeur général d’Alstom Patrick Kron que l’implication de sa société « n’est pas seulement une entreprise commerciale, mais comporte des dimensions extrêmement importantes d’aide à Israël pour la poursuite de sa politique illégale de colonisation dans et autour de Jérusalem-Est et serait considérée comme une tentative de la légitimer », contredisant « les positions de principe qui sont de longue date celles de la France ». Dans la ville sainte, deux conseillers de l’équipe de négociation de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), MM. Fouad Hallak et Wassim H. Khazmo, nous le confirmeront : « A terme, le tramway rapprochera de Jérusalem-Ouest toutes les colonies juives de Jérusalem-Est. Il participe donc à l’irréversibilité de l’occupation. Or, sans Jérusalem-Est, il n’y a pas d’Etat palestinien... »

Entre-temps, lors de son sommet de mars 2006, la Ligue arabe a « condamné » la construction « illégitime » du tramway, « invité » Alstom et Connex à « se retirer immédiatement si elles ne veulent pas que des démarches soient entreprises contre elles », et le « gouvernement français ami à adopter une position sur ce problème en harmonie avec ses responsabilités et avec le droit international ».

De fait, jamais le fossé entre les propos off et in des diplomates français n’a paru si profond. On est loin du « business is business » (« les affaires sont les affaires ») invoqué par le conseiller économique de l’ambassade de France à Tel-Aviv (2) - d’autant que les maîtres d’œuvre du tramway (400 millions d’euros) de Jérusalem espéraient - à tort, on l’a su le 31 décembre 2006 - décrocher aussi le tramway de Tel-Aviv (1 milliard). Avant M. Douste-Blazy, bien des ministres - de M. Nicolas Sarkozy à M. Patrick Devedjian, sans oublier le communiste Jean-Claude Gayssot (3) - avaient entonné les trompettes du profit.

Mais, derrière l’argent, il y a la loi : « Un Etat est comptable des actions des grandes entreprises de son pays, si elles violent le droit international et qu’il n’a pas fait ce qui était de son ressort pour les en dissuader », rappelle la juriste Monique Chemillier-Gendreau. Sans doute conscient du risque, un responsable du consulat de France à Jérusalem souligne qu’Alstom et Connex n’ont bénéficié ni de crédits à l’exportation ni de garanties de la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (Coface). Protégé par l’anonymat, un diplomate, à Paris, va plus loin : le Quai d’Orsay aurait « toujours dissuadé les entreprises de prendre part à cette opération ». Soit. Mais pourquoi son ambassadeur d’alors, M. Gérard Araud, assistait-il, dans le bureau du premier ministre Ariel Sharon, à la signature officielle du contrat ?

A cette question, en privé, cet autre diplomate a sa réponse. Lui aussi témoigne que le ministère a « toujours exprimé les réserves les plus expresses sur la participation d’entreprises françaises ». En raison des risques d’affrontement sur le terrain : « Cela peut donner lieu à une crise de l’ampleur de celle des caricatures. » Mais aussi parce que la France violerait alors le droit international : « Ce tramway, c’est celui de l’apartheid. » Même les experts chargés de couvrir Alstom et Connex se sont avoués « dubitatifs », révèle-t-il - ce que confirment, d’ailleurs, les réactions récentes des deux entreprises (4).

Malgré tout, l’affaire a été conclue. Notre diplomate anonyme y voit l’expression du « “climat” de 2004-2005, lorsque l’heure était au rabibochage avec Tel-Aviv ». Une telle priorité, enchaîne-t-il, « ne justifiait toutefois pas n’importe quelle “connerie”. Or ce tramway en représente une, énorme ! » Qui doit beaucoup à la personnalité de l’ambassadeur de France d’alors, M. Araud, « artisan convaincu de ce tournant. C’est sans doute de sa propre initiative qu’il a pris part à la cérémonie de la signature »...

Si le tramway constitue la bonne réponse aux besoins des populations de Jérusalem, pourquoi le gouvernement israélien n’a-t-il pas engagé des négociations à ce sujet avec l’Autorité palestinienne ? Faute de l’avoir tenté, il peut être soupçonné de s’en servir pour renforcer, sur le terrain et internationalement, sa politique d’occupation, de colonisation et d’annexion. Ainsi la présence de Theodor Herzl sur la fameuse affiche relève-t-elle du lapsus : chantre, nous dit-on, de la modernité, n’est-il pas surtout le fondateur du sionisme ?

Notes :

(1) Cette citation et la suivante se trouvent sur le site de l’AFPS, www.france-palestine.org
(2) Jerusalem Post, 7 juin 2005.
(3) L’Humanité, Paris, 28 février 2000.
(4) Les représentants d’Amnesty International ont notamment observé, chez les responsables d’Alstom, « un véritable embarras » devant « le caractère juridiquement “précaire” - c’est le terme utilisé - du dossier ».
Lire Pour la Palestine, n° 50, Paris, novembre 2006.

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