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Mardi dernier, Gush Shalom a organisé un débat public entre Uri Avnery et Ilan Pappe sur le thème :  « Deux États ou un État ». L'évènement se déroula dans une salle de Tel-Aviv et suscita beaucoup d'intérêt. Le texte complet du débat de deux heures sera publié dès que possible.
Voici le texte de l'intervention initiale de Uri Avnery

 

Un seul État : solution ou utopie

 Uri Avnery

12 mai 2007

Nous ne livrons pas ici un duel à mort entre gladiateurs dans une arène romaine.

 Ilan Jappe et moi sommes associés dans le combat contre l’occupation. Je respecte son courage. Nous sommes côte à côte dans un combat commun, mais nous défendons deux objectifs nettement opposés.

 

SUR QUOI sommes-nous en désaccord ?

 Nous n’avons aucun désaccord à propos du passé. Nous sommes d’accord sur le fait que le sionisme, qui a imprimé sa marque sur l’histoire et qui a créé l’Etat d’Israël, a aussi apporté une injustice historique au peuple palestinien. L’occupation constitue une situation abominable, on doit y mettre un terme. Le débat n’est pas là.

 Peut-être n’avons nous aucun désaccord non plus sur l'avenir lointain, à propos de ce qui devrait se produire dans une centaine d’années. Nous aborderons cela plus tard dans la soirée. Mais nous sommes en profond désaccord pour ce qui concerne l'avenir prévisible – la solution au conflit sanglant pour les prochaines 20, 30, 50 années.

 Il ne s’agit pas d’un débat théorique. Nous ne pouvons pas dire, pour reprendre l’expression hébraïque : «Puisse chaque homme vivre selon sa propre foi », et que la paix règne dans le mouvement de la paix. Entre les deux propositions, il ne saurait y avoir de compromis – nous devons décider, nous devons choisir parce qu’elles impliquent des stratégies et des tactiques différentes – non pas demain, mais aujourd’hui, ici et maintenant. La différence est décisive.

 Par exemple : faut-il concentrer nos efforts sur le combat en direction de l’opinion publique en Israël, ou bien devons-nous abandonner le combat ici et porter tous nos efforts sur le combat à l’extérieur ?

 Je suis Israélien. J’ai les deux pied sur le sol de la réalité israélienne. Je veux changer radicalement cette réalité. Mais je veux que l’État d’Israël existe.

 Toute personne qui s’oppose à l’existence d’Israël en tant qu’État exprimant notre identité israélienne se prive de toute possibilité d’action ici. Toutes ses activités en Israël sont vouées à l’échec.

 Une personne peut perdre espoir et dire : il n’y a rien à faire, tout est perdu, nous avons passé le « point de non retour », la situation est « irréversible », nous n’avons plus rien à faire dans ce pays.

 Chacun peut perdre espoir un moment. Peut-être avons-nous, chacun d’entre nous, perdu espoir à un moment ou à un autre. Mais il ne faudrait pas en faire une idéologie. Le désespoir détruit la capacité d'agir.

 Je dis qu’il n’y a aucune raison de désespérer. Rien n’est perdu. Rien dans la vie n’est « irréversible » si ce n’est la vie elle-même. Un « point de non retour », cela n'existe pas.

 J’ai 83 ans. Au cours de mon existence, j’ai vu l’arrivée des nazis et leur chute. J’ai vu l’Union soviétique à son zénith et j’ai assisté à son effondrement. La veille de la chute du mur de Berlin, aucun Allemand ne croyait qu'il verrait cela de son vivant. Les experts les plus avertis ne l’avaient pas prévu. Parce qu’en histoire, il y a des courants souterrains que personne ne perçoit en temps réel. Voilà pourquoi les analyses théoriques sont si rarement confirmées.

 Rien n’est perdu tant que les combattants ne lèvent pas les mains en l’air et tant qu’ils ne disent pas que tout est perdu. Lever les mains en l’air n’est pas une solution et ce n’est pas moral non plus.

 Dans notre situation, une personne qui perd espoir a le choix entre trois solutions : (a) l’émigration, (b) l’émigration interne qui signifie rester chez soi à ne rien faire, ou (c) s’évader vers le monde des solutions idéales en attendant la venue du Messie.

 La troisième solution est pour le moment la plus dangereuse, parce que la situation est critique, en particulier pour les Palestiniens. Le temps n’est pas à une solution pour dans 100 ans. Il nous faut une solution urgente, une solution que l’on puisse mettre en œuvre en quelques années.

 On a dit qu’Avnery est un vieil homme, qu’il s’en tient à de vieilles solutions, qu’il est incapable d’adhérer à une idée nouvelle. Laissez-moi m’étonner : quelle idée nouvelle ?

 L’idée d’un seul Etat commun était une idée ancienne quand j'étais un enfant. Elle était en vogue dans les années 30 du siècle dernier. Mais elle a fait long feu. L’idée d’une solution à deux Etats a germé dans le sol de la nouvelle réalité.

 Si je puis me permettre de faire une remarque personnelle : je ne suis pas un historien. J’ai vécu ces choses, j’en suis le témoin oculaire, le témoin auditif, le témoin affectif. Comme soldat au cours de la guerre de 1948, comme directeur d’une revue pendant 40 ans, comme député à la Knesset pendant 10 ans, comme militant de Gush Shalom – j’ai observé les évènements sous différents angles. Je sens le pouls de l’opinion publique. 

L’idée d’Un seul État soulève trois questions :

(1) Est-elle réellement possible ?

(2) Si elle est possible – est-elle une bonne solution ?

(3) Apportera-t-elle une paix juste ?

 

Pour ce qui est de la première question, je réponds clairement : non, elle n’est pas possible.

Quiconque est en relation avec le public juif israélien sait que son désir le plus profond est l’existence d’un État à majorité juive. Un État dans lequel les Juifs soient maîtres de leur destin. Ce désir l’emporte sur toutes les autres aspirations, même sur le désir d’un État couvrant la totalité d’Eretz-Israël.

On peut parler d’un seul État de la Méditerranée au Jourdain, d’un État binational ou non national – en pratique cela signifie le démantèlement de l’Etat d’Israël. C’est la négation de tout le travail de construction d’une nation, un travail qui a été poursuivi par cinq générations. Il faut le dire clairement, sans marmonner et sans équivoque ; c’est ce que pense très exactement l’opinion publique – la juive, et certainement la palestinienne. Ce dont nous parlons, c’est du démantèlement de l’État d’Israël.

Nous voulons changer beaucoup de choses dans cet État, sa version de l'histoire, sa définition admise d’État « juif et démocratique ». Nous voulons mettre fin à  l’occupation à l’extérieur et à la discrimination à l’intérieur. Nous voulons fonder sur de nouvelles bases la relation entre l’État et ses citoyens arabes palestiniens. Mais il n’est pas possible d’ignorer l’éthique de base de l’immense majorité des citoyens de l’État.

99,99% des Juifs ne veulent  pas démanteler l’État. Et cela est absolument naturel.

Il est illusoire de penser que cela puisse être changé sous l’effet de pressions externes. Est-ce que des pressions externes vont contraindre ce peuple à abandonner l’État?

Je vous propose un test simple : pensez un instant à vos voisins à la maison, au travail ou à l’université. Un seul d’entre eux est-il disposé à renoncer à son État parce que quelqu’un à l’étranger le souhaite ? En raison de pressions de l’Europe ? Même de pressions de la Maison Blanche ? Non, rien d’autre qu’une défaite militaire écrasante sur le champ de bataille ne contraindra les Israéliens à renoncer à leur État. Et si cela arrivait, notre débat deviendrait de toutes façons sans objet.

La majorité du peuple palestinien aussi souhaite avoir son propre État. Il en a  besoin pour répondre à ses aspirations les plus fondamentales, pour retrouver sa fierté nationale, pour guérir aux traumatismes qu’il a subis. Même les chefs du Hamas, avec lesquels nous nous sommes entretenus, le souhaitent. Quiconque pense autrement se berce d’illusions. On trouve des Palestiniens partisans d’un seul État, mais pour la plupart d’entre eux il s’agit d’une expression codée pour signifier le démantèlement de l’État d’Israël. Eux aussi savent que c’est une utopie.

On trouve aussi quelques Palestiniens qui s’imaginent que s’ils parlent d’un seul État cela va effrayer les Israéliens au point de les amener à consentir à l’établissement d’un État palestinien à côté d’Israël. Mais le résultat de ce raisonnement machiavélique est tout à fait opposé : il effraie les Israéliens et les pousse dans les bras de la droite. Il réveille le monstre du nettoyage ethnique qui sommeille dans un coin. Il ne faut pas oublier ce monstre un seul instant.

 

DANS L'ENSEMBLE du monde, la tendance est inverse : non pas la création de nouveaux États multinationaux mais au contraire la division d’États en leurs composantes nationales. En Écosse, cette semaine, un parti qui veut la séparation d’avec l’Angleterre l’a emporté. La minorité francophone du Canada hésite toujours au bord de la sécession. Le Kosovo est à la veille d’obtenir son indépendance de la Serbie. L’Union Soviétique a éclaté en ses différentes composantes et la Tchétchénie veut se séparer de la Russie, la Yougoslavie a éclaté, Chypre s’est divisée, les Basques veulent l’indépendance, les Corses également, une guerre civile fait rage au Sri Lanka et aussi au Soudan. En Indonésie, les liens se dissolvent dans une douzaine d’endroits. La Belgique ne cesse d’avoir des problèmes.

Dans le monde entier il n’y a aucun exemple de deux nations différentes qui décident librement de vivre ensemble dans un seul État. Il n’y a pas d’exemple, en dehors de la Suisse, d’État binational ou multinational qui fonctionne réellement. (Et l’exemple de la Suisse, qui a développé depuis des siècles un processus unique, est l’exception proverbiale qui confirme la règle.)

L’espoir qu’après 120 ans d’un conflit, dans lequel une cinquième génération est déjà née, il puisse y avoir une transition de la guerre totale à la paix totale dans le cadre d’un État commun, en abandonnant toute aspiration à l’indépendance – c’est là une illusion complète.

 

COMMENT cette idée pourrait-elle prendre corps ? Les partisans d’un seul É tat n’entrent jamais dans les détails.

On est supposé, semble-t-il, aboutir à quelque chose du genre : les Palestiniens abandonneront leur lutte de libération et leur aspiration à un État national qui leur soit propre. Ils annonceront leur désir de vivre dans un État commun avec les Israéliens. Après la mise en place de cet État, ils auront à se battre pour leurs droits civils. Des gens de bonne volonté de par le monde soutiendront leur combat, comme il l’ont fait dans le passé pour l’Afrique du Sud. Ils imposeront un boycott. Ils isoleront l’État. Des millions de réfugiés reviendront au pays. Ainsi la roue tournera en arrière et la majorité palestinienne accédera au pouvoir.

Combien de temps cela prendra-t-il ? Deux générations ? Trois générations ? Quatre générations ?

Quelqu’un imagine-t-il comment un tel État fonctionnera dans la pratique? Les habitants de Bil’in paieraient les mêmes impôts que ceux de Kfar-Sava ? Les habitants de Jenin adopteraient une constitution commune avec ceux de Netanya ? Les habitants d’Hébron et les colons serviraient dans la même armée et dans la même force de police, côte à côte, et ils seraient soumis aux mêmes lois ? Est-ce réaliste ?

Certains disent : mais cette situation existe déjà. Israël gouverne déjà un État qui s’étend de la mer jusqu’au Jourdain. Il suffit de changer le régime. Mais rien de tel n’existe. Ce qui existe, c’est un État occupant et un territoire occupé.

Il est de loin, de très loin, plus facile de démanteler des colonies que de contraindre six millions de Juifs israéliens à démanteler leur État.

 

NON, L’ÉTAT UNIQUE ne verra pas le jour. Mais posons-nous la question – si cela se produisait, serait-ce une bonne chose ?

Je réponds : absolument pas.

Examinons cet État, non pas comme une création imaginaire, comme un modèle parfait, mais comme il serait en réalité.

Dans cet État, les Israéliens seraient en situation de domination. Ils jouiraient d’une supériorité complète dans pratiquement tous les domaines – qualité de la vie, puissance militaire, capacités technologiques. Le revenu annuel moyen d’un Israélien est 25 fois (25 fois !) celui d’un Palestinien – 20.000 $ contre 800$. Les Israéliens veilleraient à confiner les Palestiniens longtemps, très longtemps, dans des tâches subalternes.

Il s’agirait d’une occupation par d’autres moyens. Une occupation déguisée. Cela ne mettrait pas fin au conflit mais en ouvrirait une autre phase.

 

CETTE SOLUTION apporterait-t-elle une paix juste ? Difficilement.

Cet État serait un champ de bataille. Chaque partie essaierait de s’emparer d’autant de terres que possible et d’y faire venir autant de monde que possible. Les Juifs se battraient par tous les moyens pour empêcher les Arabes de devenir majoritaires et d’accéder au pouvoir. Dans la pratique, ce serait un État d’apartheid. Si les Arabes devenaient majoritaires et tentaient d’accéder au pouvoir, il y aurait une bataille qui pourrait dégénérer en guerre civile. Une réédition de 1948.

Même un partisan d’un seul État doit admettre que le conflit se poursuivrait sur plusieurs générations. Beaucoup de sang peut couler et les résultats sont loin d’être assurés.

L’idée est utopique. Pour la réaliser, il faut changer le peuple, peut-être les deux peuples. Il faut créer un nouvel être humain. C’est ce que les communistes ont essayé de faire dans les débuts de l’Union soviétique. C’est ce que les fondateurs des kibboutz ont essayé de faire. Malheureusement, l’être humain n’a pas changé.

L’utopie peut entraîner des conséquences terribles. La vision du « loup qui cohabite avec l’agneau » exige d’apporter un nouvel agneau chaque jour.

Il y a des gens qui citent le modèle de l’Afrique du Sud. Un bel exemple, et encourageant. Malheureusement il est difficile de trouver une similitude entre le problème là-bas et le problème ici. En Afrique du Sud, il n’y avait pas deux nations, chacune avec une tradition, une langue et une religion qui remontent à plus d’un millier d’années. Ni les blancs ni les noirs ne souhaitaient un État séparé pas plus qu’ils n’avaient jamais vécu dans deux États distincts. Leur État unique avait déjà une longue existence et l’enjeu de la lutte était le pouvoir dans cet État unique.

Les patrons d’Afrique du Sud étaient racistes ; ils admiraient les nazis et avaient été emprisonnés pour cela pendant la Seconde guerre mondiale. Il était facile de boycotter leur État dans tous les domaines d’activité. Israël, d’autre part, est considéré par le monde comme l’État des survivants de l’Holocauste et, mis à part de petits groupes, personne ne le boycottera. Il suffit aux Israéliens de signaler que le premier pas sur le chemin d’Auschwitz a été le slogan nazi « Kauft nicht bei Juden » – n’achetez pas aux Juifs.

En outre, un boycott mondial ferait naître dans le cœur de nombreux Juifs du le monde entier la peur la plus profonde de l’antisémitisme et les pousserait dans les bras de l’extrême droite.

Il en va tout à fait différemment d’un boycott ciblé contre des éléments précis de l’occupation. Nous avons été les pionniers de cette approche lorsque, il y a plus de dix ans, nous avons commencé un boycott des produits des colonies et nous avons entraîné l’Union européenne derrière nous.

Soit dit en passant, des experts de l’Afrique du Sud estiment que les effets du boycott ont été largement surévalués. Le boycott n’a pas été le principal facteur de la chute du régime de l’apartheid, mais la situation internationale. Les États-Unis soutenaient le régime en tant que bastion dans la lutte contre le communisme. Après l’effondrement de l’Union soviétique, les Américains ont simplement laissé tomber l’Afrique du Sud.

La relation entre les États-Unis et Israël est incommensurablement plus profonde et complexe. Elle a des composantes idéologiques profondes – une approche de l’histoire nationale semblable, la théologie des chrétiens évangéliques, et bien davantage.

 

LA SOLUTION À DEUX ÉTATS est la seule solution praticable au royaume de la réalité.

Il est ridicule de dire qu’elle a échoué. C’est tout le contraire qui est vrai. Dans le domaine le plus important, celui de la conscience collective, elle l’emporte absolument.

Au lendemain de la guerre de 1948, lorsque nous avons hissé notre drapeau pour la première fois en Israël, nous étions un petit groupe. On pouvait nous compter sur les doigts de deux mains. Chacun niait jusqu’à l’existence d’un peuple palestinien. Vers la fin des années 60, me trouvant à Washington DC, j’ai eu des entretiens avec des personnalités à la Maison blanche, à la Sécurité nationale, au Département d’État, au Conseil national de sécurité et avec la délégation américaine aux Nations unies – personne là-bas n’était prêt à accueillir cette idée.

Maintenant il y a un consensus dans le monde entier pour considérer que c’est la seule solution. Les États-Unis, la Russie, l’Europe, l’opinion publique israélienne, l’opinion publique palestinienne, la Ligue arabe. On doit réaliser pleinement la signification de la réalité suivante : l’ensemble du monde arabe est maintenant en faveur de cette solution. Ceci est extrêmement important pour l’avenir.

Pourquoi cela s’est-il produit ? Après tout, ce n’est pas que nous soyons doués au point de l’emporter sur le monde entier. Non, c’est la logique intrinsèque de cette solution qui a conquis la planète. En vérité, certains des nouveaux adhérents à cette solution n’y adhèrent que du bout des lèvres. Peut-être s’en servent-ils pour détourner l’attention de leurs véritables objectifs. Des gens comme Ariel Sharon ou Ehoud Olmert agissent comme s’ils soutenaient cette idée, alors qu’en réalité leur intention est de maintenir l’occupation de façon définitive. Mais cela montre que même eux ont conscience qu’ils ne peuvent pas s'opposer ouvertement à la solution de deux États. Comme le monde entier reconnaît que cette solution est la seule praticable – elle sera , en fin de compte, mise en œuvre.

 

LES MODALITÉS en sont bien connues et recueillent elles aussi l’accord du monde entier :

1 – Un État palestinien sera constitué à coté d’Israël.

2 – La frontière entre eux sera la Ligne verte, avec peut-être des accords d’échange de territoires à égalité.

3 – Jérusalem sera la capitale des deux États.

4 – Il y aura un accord pour la solution du problème des réfugiés. Pratiquement, cela veut dire qu’il y aura un accord sur le nombre de ceux qui pourront revenir en Israël et que les autres pourront bénéficier d’une réinsertion dans l’État palestinien ou dans les lieux où ils résident actuellement, avec le versement de compensations généreuses qui en feront des hôtes bienvenus. Quand un accord sera intervenu sur un plan qui permette d’indiquer à chaque famille réfugiée les choix qui lui sont proposés, ce plan devra être soumis aux réfugiés, où qu’ils soient. Ils doivent être associés à la décision finale.

5 – Il y aura un partenariat économique, dans le cadre duquel le gouvernement palestinien sera en mesure de défendre les intérêts palestiniens, à la différence de la situation actuelle. L’existence même de deux États atténuera, au moins dans une certaine mesure, l’énorme écart de puissance entre les deux côtés.

6 – Dans un avenir plus lointain – une Union du Moyen Orient, sur le modèle de l’Union Européenne, qui pourrait comprendre aussi la Turquie et l’Iran.

Les obstacles sont bien connus, et ils sont importants. Il n’y a pas de solutions évidentes pour les contourner. Il faut les affronter et les surmonter. Ici, en Israël, nous devons atténuer les craintes et les inquiétudes et faire valoir les avantages et le profit que nous tirerons de la création d’un État palestinien à côté du nôtre.

Nous devons provoquer une nouvelle prise de conscience. Mais nous avons déjà parcouru une longue route depuis les jours où tout le monde niait l’existence même du peuple palestinien, refusait l’idée d’un État palestinien, refusait le partage de Jérusalem, refusait tout dialogue avec l’OLP, refusait tout accord avec Arafat. Dans tous ces domaines, notre position a fait son chemin et a été acceptée à des degrés divers.

Il est clair que cela est encore éloigné de ce qui est nécessaire. Mais c’est la direction dans laquelle les choses évoluent – et des centaines de sondages d’opinion le montrent.

 

LES OBSTACLES RÉELS à la solution de deux États peuvent être surmontés. Ils sont faibles comparés aux obstacles sur le chemin d’un État unique. Je dirais que le rapport est de 1 à 1.000. C’est comme un boxeur qui ne peut vaincre un adversaire poids plume et qui choisirait alors de s’attaquer à un poids lourd. Ou un athlète qui échoue dans un sprint de 100 m et qui s’attaquerait au marathon. Ou quelqu’un qui n’arrive pas à escalader le Mont Blanc et qui entreprendrait l’ascension de l’Everest.

 À n’en pas douter, l’idée d’un seul État est un sujet de satisfaction morale pour ses adeptes. Quelqu’un m’a dit : c’est vrai, ce n’est pas réaliste, mais c’est moral et c’est sur ce terrain que je veux m’engager. Je réponds : c’est un luxe que nous ne pouvons pas nous offrir. Quand le sort de tant d’êtres humains est en jeu, une position morale qui n’est pas réaliste est immorale.

 Il y a ceux qui désespèrent parce que les forces de paix n’ont pas réussi à mettre fin à l’occupation. Nous sommes restés une faible minorité. Le gouvernement et les médias nous ignorent. C’est vrai. Mais nous avons aussi notre part de responsabilité là dedans. Nous n’avons pas réfléchi suffisamment, nous n’avons pas identifié les raisons des échecs. Quand avons-nous eu pour la dernière fois une discussion approfondie sur les stratégies et les tactiques du combat pour la paix ?

 Nous n’avons pas réussi à établir des liens avec la communauté des Juifs orientaux. Nous sommes restés étrangers aux immigrants russes. Nous n’avons même pas un partenariat réel avec la communauté arabe palestinienne en Israël. Nous n’avons pas trouvé les voies pour toucher les cœurs du grand public. Nous n’avons pas réussi à constituer une force politique unie et efficace susceptible d’exercer une influence sur la Knesset et le gouvernement. Nous devons nous mettre en question.

 Il ne suffit pas de mettre en évidence que la solution de l’État unique n’est pas réalisable. Cette « solution » est en outre très dangereuse :

 1 – Elle oriente les efforts dans une mauvaise direction. Nous voyons déjà ce qui arrive. Elle est le fruit du désespoir et conduit au désespoir. Elle entraîne les gens à déserter le champ de bataille en Israël et donne l’illusion que le vrai champ de bataille est à l’extérieur. C’est fuir les réalités.

 2 – Elle entraîne une perte de temps irrécupérable. Des dizaines d’années pendant lesquelles des choses terribles peuvent arriver aux Palestiniens et aussi à nous. Quiconque à peur du nettoyage ethnique (et à juste raison) doit être conscient d’un tel danger et de son imminence.

 3 – Elle divise le camp de la paix et creuse le fossé entre lui et l’opinion publique. Elle renforce la droite, parce qu’elle effraie le public modéré et le conduit à perdre de vue une solution raisonnable.

 4 – Elle tire le tapis de dessous les pieds de ceux qui se battent contre l’occupation. Si, de toute façon, la totalité du pays entre la mer et le Jourdain doit devenir un seul État, alors les colons peuvent implanter leurs colonies partout où ils en ont envie.

 5 – Elle renforce l’argument qu’il n’y a pas de solution au conflit. Si la solution à deux États est une erreur et si la solution d’un État unique n’est pas réalisable, alors la droite a raison de prétendre qu’il n’y pas de solution du tout – un argument qui justifie tous les maux depuis l’occupation éternelle jusqu’au nettoyage ethnique. l'absence de solution signifie une occupation sans fin.

 Soyons clairs : il n’y aura pas de fin à l’occupation tant qu’il n’y aura pas d’accord de paix.

 Quant à l’avenir lointain, nous pouvons peut-être nous rencontrer à des endroits inattendus. Quand nous atteindrons l’étape que l’on appelle paix entre deux États, chacun sera libre de choisir la prochaine étape.

 Quelqu’un voudra-t-il s’efforcer de rassembler les deux États en un seul ? Qu’il s’y emploie. Quelqu’un pensera-t-il que la solution à deux États est bonne et doit être définitive ? Pourquoi pas. Quelqu’un pensera-t-il, comme moi, que les deux états évolueront progressivement, d’un commun accord tout au long de la démarche, vers une confédération ou une fédération ? Bienvenu.

 (Lors de notre première rencontre en 1982, Yasser Arafat m’a parlé d’une solution du type Benelux – celle qui a existé quelque temps entre la Belgique, les Pays Bas et le Luxembourg – entre Israël, la Palestine, la Jordanie, et peut-être même le Liban. Il a continué à en parler jusqu’à la fin.)

 L’expérience prouve que l’État national classique est une réalité formelle, avec chacun son propre pavillon, mais que, dans la pratique, beaucoup de ses fonctions sont transférées à des structures supranationales, comme l’Union Européenne.

 (À ce propos, quand l’idée d’une union européenne est apparue pour la première fois, beaucoup souhaitaient créer les États-Unis d’Europe sur le modèle américain. Charles de Gaulle mit en garde contre le fait d’ignorer les sentiments nationaux. Il appela à une « Europe des patries », une Europe fondée sur des États nationaux. Heureusement, cette vision a prévalu et maintenant la vie fait le reste.)

 Quelque chose d’analogue finira, je le pense, par se produire ici également. Mais, pour l’instant, il nous faut traiter le problème immédiat. Nous sommes en face d’une personne blessée qui perd son sang en abondance. Il faut arrêter l’hémorragie et cicatriser la blessure avant que nous puissions traiter les racines du mal.

  

EN RÉSUMÉ, voici mon opinion :

 La situation est terrible (ce n’est pas nouveau), mais nous faisons malgré tout des progrès.

 Certes, au premier abord, la situation est déprimante et choquante : les colonies prennent de l’extension, le mur se développe, l’occupation cause chaque jour des injustices indicibles.

 C’est peut-être le privilège de l’âge : à 83 ans je suis aujourd’hui en mesure de considérer les choses dans une perspective de temps beaucoup plus longue.

 En profondeur, les choses évoluent en sens inverse. Tous les sondages montrent qu’une majorité décisive de l’opinion publique israélienne accepte l’existence du peuple palestinien et admet aussi la nécessité d’un État palestinien. Le gouvernement a reconnu hier l’OLP et reconnaîtra demain le Hamas. La majorité a plus ou moins accepté que Jérusalem doive devenir la capitale de deux États. Dans des cercles qui ne cessent de s’élargir, on constate le début d’une reconnaissance de la lecture de l’histoire que fait l’autre nation.

 Au plan mondial, la solution à deux Etats fait consensus ; on y est arrivé par élimination : en réalité il n’y en a pas d’autre. Mais pour la réaliser, il faut qu’elle obtienne le soutien de l’intérieur, celui de l’opinion publique israélienne. C’est ce soutien que nous devons susciter. C’est notre boulot.

 J’ajoute une mise en garde : nous devons faire attention aux utopies. Une utopie, c’est comme une lumière à l’extrémité du tunnel. Elle fait chaud au cœur. Mais c’est une lumière trompeuse qui peut vous inciter à vous engager dans une branche du tunnel à laquelle il n’y a pas d’issue.

 Nous n’avons jamais obtenu de réponses aux deux questions décisives relatives à la solution d’un État unique : comment va-t-il se constituer et comment fonctionnera-t-il en pratique ?  Á défaut de réponses claires à ces questions, nous n’avons pas un plan, mais au mieux un rêve.

 En vérité, 120 années de conflit ont créé dans notre peuple une immense accumulation de haine, de préjugés, de sentiments de culpabilité refoulés, de stéréotypes, de peur (le sentiment le plus important, la peur) et une méfiance absolue à l’égard des Arabes. C’est cela que nous devons combattre, afin de convaincre l’opinion publique que la paix est utile et bonne pour l’avenir d’Israël. Conjuguées avec un changement de la situation internationale et un partenariat avec le peuple palestinien, nos chances d’arriver à la paix sont bonnes. J’ai, de toute façon, décidé de rester en vie jusqu’à ce quelle arrive.

 http://zope.gush-shalom.org/home/en/channels/avnery/1178916307

[Traduit de l'anglais « One State : Solution or Utopia » : FL]

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