Retour

    Cisjordanie

QUOTIDIEN : jeudi 28 juin 2007

http://www.liberation.fr/transversales/grandsangles/263906.FR.php

Naplouse à l’agonie

Asphyxiée par le blocus israélien, déchirée par la guerre entre le Hamas et le Fatah, la grande ville cisjordanienne a sombré dans un chaos et un désespoir croissant après l’arrestation de son maire.

Par Jean-Pierre Perrin

Sur d’immenses affiches qui ornent les artères de Naplouse, on peut voir deux tireurs embusqués. L’un de face, l’autre de profil. Ils sont bien équipés : fusils automatiques à lunette, tenues noires soignées et cagoules. Un slogan traverse la photo comme une rafale : «Vise et descends ta cible.»  Une invitation à rejoindre les brigades Ezzedine al-Qassem, la branche armée du Hamas ? De la propagande pour les brigades des martyrs d’al-Aqsa, les milices issues du Fatah ? Plus simplement, une publicité pour une marque palestinienne de vêtements confectionnés en ville, «la première dans la mode pour les jeunes».   

Dans le contexte de Naplouse, la violence du message passe inaperçue. Comment en serait-il autrement ? Naguère capitale économique de la Cisjordanie, l’ancienne cité romaine mène aujourd’hui la triste existence d’un pantin déglingué. Décapitée : le maire et ses deux adjoints ont été arrêtés - «kidnappés» , disent les habitants -, par l’armée israélienne il y a plus d’un mois, et personne ne sait quand ils seront relâchés. Asphyxiée : le blocus israélien dure depuis cinq ans ; il a condamné à mort des pans entiers de son économie et a fait grimper le taux de chômage à 40-45 %. Brisée, enfin : de jour, de nuit, la ville vit au rythme des raids de Tsahal qui vient arrêter, tuer ou détruire, et sous la loi des groupes armés qui se sont substitués à une police invisible.

Des heures d’attentes aux barrages

Pour l’armée israélienne, si la grande ville palestinienne est ainsi punie, c’est parce qu’elle est la «capitale du terrorisme»    en Cisjordanie et que nombre d’attentats-suicides y ont été préparés. Conséquence : les déplacements de ses 172 000 habitants sont soigneusement filtrés. On ne peut espérer entrer ou quitter la ville qu’au travers de tourniquets étroits où les valises se coincent. Les taxis, les autobus n’ont pas le droit de sortir, même pour se rendre dans les 18 proches villages de l’agglomération. Les rares voitures particulières doivent patienter des heures à l’un ou l’autre des barrages sous un soleil éreintant. Pour les piétons, deux files d’attente : l’une pour les plus de 45 ans et l’autre pour ceux qui sont moins âgés. Malheur aux seconds, surtout s’ils ont entre 15 et 30 ans : l’attente peut alors durer une après-midi. Tout passage est soumis au bon vouloir des soldats israéliens de faction. «Comment, dans ces   conditions ne pas devenir un extrémiste ?»    lance avec colère un carrossier. Les milliers d’étudiants qui se rendent chaque jour à l’université An-Najah ou en reviennent patientent parfois jusqu’à cinq heures au barrage d’Awara - quand il est ouvert. «C’est comme si Awara faisait partie à présent de l’université»,    ironise un étudiant.

Punir collectivement la ville

Pour le moment, Naplouse ne sait plus contre quelle menace se défendre en priorité. Le blocus israélien. La guerre entre Hamas et Fatah, qui peut à tout moment reprendre. L’absence du maire dans une situation déjà de quasi-chaos. «C’est la panique à la municipalité. On ne fait rien d’autre que de travailler à sa libération, en essayant de mobiliser les instances internationales. Mais on ne consacre plus de temps à la gestion de la ville»,    indique Raja Taher, la dynamique responsable des relations publiques.  

Dans une ville qui a largement donné ses voix au Hamas - 13 des 15 membres du conseil municipal sont membres ou proches du parti -, on ne s’attend guère à ce que la jeune femme vous reçoive seule, sans foulard, en jeans et chemisier sans manche, dans son appartement. «Quand le Hamas a pris le pouvoir,  confie Raja Taher, j’étais un peu effrayée. Je croyais qu’on allait m’obliger à aller à l’encontre de mes principes. Mais pas du tout.»    Tout en s’affirmant résolument laïque, elle ne cache pas son admiration pour le maire, Adly Yaïsh, un islamiste indépendant. Elle n’est pas la seule : l’ancien concessionnaire Mercedes a obtenu 73 % des voix dans une ville où le Fatah, le parti du défunt Yasser Arafat, régna longtemps sans partage. «Avec lui ,  reprend Raja Taher, on se sent à la mairie comme à la maison. Il n’hésite pas à me serrer la main  [ce qui est formellement proscrit par les règles islamiques qui imposent que les hommes et les femmes ne se regardent même pas dans les yeux, ndlr]. Je n’aime pas le Hamas, mais, lui, c’est un vrai gentleman. Il aide tout un chacun, sans jamais prendre en compte ses opinions politiques. Son arrestation est une façon supplémentaire d’humilier la population.»  A Naplouse, tout le personnel municipal (quelque 1 800 personnes), pourtant demeuré dans la mouvance du Fatah (1), est d’accord pour considérer la détention du maire, maintenu au secret sans aucune inculpation, comme la pire des injustices, une volonté de punir collectivement la ville rebelle. La jeune femme s’inquiète aussi de l’absence de sécurité, qui s’est aggravée avec l’arrestation de Adly Yaïsh : « La vie est devenue un enfer. On ne sent à l’abri ni en voiture ni dans sa propre maison. La police n’ose plus rien faire.»    Elle-même raconte que son frère, pour régler un contentieux avec un associé malhonnête qui avait fui en Jordanie, a préféré faire appel à l’un des gangs qui prospèrent en ville, en lieu et place des forces de l’ordre. «C’était la seule façon d’obtenir réparation»,    assure-t-elle. Intimidations, menaces sur sa famille, l’indélicat a vite été obligé de rembourser.

Ce sont ces gangs, issus du Fatah, qui font aujourd’hui la loi dans la rue à Naplouse. Le 23 janvier, un diplomate français l’a appris à ses dépens. Il a été kidnappé avec ses gardes du corps, dont les armes dépassaient des vestons, donnant à croire qu’il s’agissait d’agents israéliens. Tabassés, leur Mercedes brûlée, ils sont passés de bande en bande avant d’être relâchés le jour même.

Da’ass Quinneh est un de ces chefs de milices. Pas de profession définie : «J’enseigne la rue» ,  dit-il. Il reçoit dans un jardin de roses, près d’une fontaine tarie, un gros pistolet belge et un paquet de Marlboro posés devant lui. Ici, activisme politique et banditisme de quartier font bon ménage. Il vient juste d’arrêter et de remettre à la police locale son meurtrier de frère, qui, sans doute, sera bientôt relâché. Celui-ci, à la suite d’un différend d’ordre matériel, a tué la veille un homme et en a blessé un autre. «Il ne voulait pas faire ça, mais le coup est parti. Aussitôt, le Hamas a appris le meurtre et s’est précipité dans la famille de la victime pour l’exploiter. Et c’est devenu un événement politique»,    raconte-t-il. Le chef d’une bande voisine, Mohammed Toufic, lui aussi membre du Fatah, renchérit : «Avant l’arrivée du Hamas, ce genre de problèmes était facile à régler. Maintenant, le moindre événement prend une dimension politique.»   

Haine à l’égard des islamistes

Pour ces deux hommes, l’ennemi est à la fois Israël et le mouvement islamiste. Ce qui leur vaut d’avoir une vie doublement en sursis. Da’ass Quinneh figure sur la liste des hommes à abattre de l’un et de l’autre. Non sans raison. Il reconnaît avoir tué «beaucoup»  de combattants isla­mistes, sans compter le récent kidnapping de 28 d’entre eux, finalement relâchés. Pourquoi une telle haine à l’égard des islamistes ? «C’est à cause du Hamas que la ville est dans un chaos complet. Son agenda n’est pas palestinien, il est téléguidé par des mains iraniennes et syriennes. Et il ne fait pas de différence entre un acte de résistance et un acte de destruction. Nous combattons aussi Israël, mais sommes contre toute attaque à l’intérieur de ses frontières telles que définies en 1948.»  «Regardez,    ajoute Mohammed Toufic, comme le Hamas s’est comporté avec les blessés à Gaza. Il les a achevés. L’islam n’a jamais dit que des frères devaient tuer leurs frères. Même Israël n’a jamais fait ça.»   

Professeur de sciences politiques, Abdel Sattar Qacem est sévère avec les groupes du Fatah comme avec ceux du Hamas : «Dans les premiers, on compte beaucoup de gangsters. Dans les seconds, beaucoup d’ignorants. Il ne faut pas les voir comme des partis, mais plutôt comme des tribus arabes. Mais quand on se sent dans l’insécurité, on cherche la sécurité, alors on les rejoint, ne serait-ce que pour avoir une arme.»  Chaque camp comptabilise les «assassinats ciblés»  que l’Etat hébreu commet en Cisjordanie, y voyant la preuve qu’il est la cible principale. Cette semaine, les Brigades des martyrs d’al-Aqsa ont été les plus visées : quatre tués, dont deux à Naplouse, sans compter les arrestations. «En fait,    reconnaît Nawaf Alamer, responsable de publications du Hamas, les deux partis sont ciblés par Israël de façon égale. Si le Fatah dit autant de mal de nous, c’est parce qu’il a perdu le pouvoir.»   

A 45 ans, il a déjà été arrêté neuf fois et a passé une année en «détention administrative»  (emprisonnement à la discrétion de l’armée israélienne). «Uniquement à cause de mes écrits. Mais c’est moins  que mon frère Saad, un professeur, qui a 33 ans. Il est en prison pour la onzième fois»,    déclare-t-il, en montrant des marques de « tortures»    sur ces jambes et son visage. «Naplouse meurt lentement. Les habitants sont devenus des chats sauvages acculés dans un coin. Ils peuvent faire n’importe quoi.»   

Photos des amis disparus

Il existe cependant un endroit en ville où l’on essaye coûte que coûte de construire le futur : l’université An-Najah. 63 départements, 345 professeurs, 15 000 étudiants - dont une petite majorité de filles - les trois quarts dans l’incapacité d’en payer le coût. A l’entrée, les gardes veillent à ce qu’aucune arme n’y pénètre. Pour cause d’examens, les facultés sont fermées, mais des étudiants s’y retrouvent. «Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire sinon dormir» ,  déclare Mohammed Jibrin, 21 ans et futur psychologue. «Ici, c’est le pays de la catastrophe. Chaque jour, chaque nuit, les soldats israéliens montent une opération. J’habite dans le grand camp de réfugiés de Balada, et, chaque soir, ordre de l’armée, je dois être rentré avant neuf heures. Naplouse est une grande cage où l’on vit avec la peur d’être tué ou blessé»,    raconte-t-il. Il énumère les noms de ses copains tués lors de ces raids et dont on peut voir les photos sur les murs : «Ramin China’a, tué le 2 juin dernier dans une boucherie en faisant des courses ; Abdil Qassas, dévoré le 7 janvier 2001 par des chiens d’attaque israéliens, Briza al-Minaoui, 19 ans, tuée en 2005 sur son balcon par une balle perdue.»  Nabil Alawi, responsable des relations publiques et ancien diplômé de l’université du Tennessee, se refuse à baisser les bras : «Nous avons le sentiment d’avoir été totalement abandonnés par la communauté internationale. Mais nous sommes fiers d’avoir réussi à ce qu’ici des étudiants des deux bords viennent étudier ensemble et même débattre de leurs idées.» 

(1) Les dernières élections syndicales ont donné 27 élus au Fatah, deux au FPLP (Front populaire de libération de la Palestine - gauche marxiste) et un seul au Hamas.

Retour