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http://www.humanite.fr/2007-09-13_Cultures_-Une-derangeante-fiction

La chronique littéraire de Jean-Claude Lebrun Palestine, d’Hubert Haddad.
Éditions Zulma,
160 pages, 16,50 euros.

Article paru le 13 septembre 2007

Une dérangeante fiction

Un titre d’une stricte sobriété annonce l’un des livres importants de cette rentrée. Avec Palestine, Hubert Haddad nous propose en effet une fiction s’élevant à la hauteur d’une véritable métaphore du conflit israélo-palestinien. Si, dans plusieurs de ses livres depuis les débuts en 1974, un lyrisme envahissant souvent irrite, l’écrivain atteint cette fois à cette force d’évidence narrative qui fait les grandes oeuvres.

En Cisjordanie, près de la ligne verte, Cham, militaire israélien, s’apprête à partir en permission. Il est déjà en civil, quand un sous-officier resté seul au poste lui commande d’effectuer avec lui une rapide patrouille de routine. Mais un commando attend en embuscade. Le gradé est tué. L’homme du rang, blessé, est emporté puis abandonné dans un cimetière. Il sombre dans un état comateux. Mais il survit et se réveille dans une chambre, veillé par deux femmes, une mère et sa fille. Sans papiers, il a été pris pour un combattant victime d’une opération israélienne. La méprise est d’autant plus facile que lui-même semble avoir perdu la mémoire. Le voici « jeté sans héritage dans un monde confus ». Lorsqu’une section des forces d’occupation se présente pour un contrôle, ses bienfaitrices lui inventent en catastrophe une identité. Elles le désignent comme Nessim, ce fils disparu un jour sans jamais plus donner signe de vie. En quelques pages d’un étourdissant exorde, Hubert Haddad vient de mettre en place les éléments d’une tragédie à l’antique, dans un décor de soleil et d’ombre. L’homme sans repères va désormais vivre l’autre face de la guerre. La peur, l’enfermement, les vexations, les humiliations, les ratissages, les représailles, les coups, les destructions. La permanente menace des colonies de peuplement. Mais aussi la solidarité, les petites et grandes ruses, la résistance. Sa « soeur » Falastin lui a raconté comment, il y a sept ans, elle avait vu mourir son père, militant politique modéré, sous les balles de l’occupant, alors qu’il était au volant de leur voiture. Peu à peu on le voit alors se rapprocher d’autres jeunes hommes de la Cisjordanie occupée, partager leur révolte et se préparer mentalement à porter la mort de l’autre côté. Le soldat israélien amnésique est entré dans la peau d’un futur kamikaze. Une métamorphose inattendue, pour le moins dérangeante.

Comble d’ironie : pour lui permettre de passer inaperçu dans Jérusalem où il doit se faire exploser, on lui confectionne de faux papiers israéliens, en lui réattribuant le nom de Cham qu’il a oublié. Hubert Haddad figure par là une manière de réversibilité entre les occupants et les terroristes. Il relie également sa fiction à l’Ancien Testament, récit fondateur de cette terre, en un écho lointain qui ajoute encore du sens à son roman. On se souvient en effet du passage de la Genèse dans lequel précisément Cham, fils cadet de Noé, avait un jour aperçu la nudité de son père : il en avait averti ses frères Sem et Japhet et ceux-ci, détournant leur regard, avaient couvert d’un manteau le vieil homme. Cham était celui qui avait vu la vérité, ce père défait de ses oripeaux. Et donc touché au sacré. Et fait scandale, tandis que les autres avaient choisi de ne pas regarder. On peut sans difficulté imaginer l’auteur en proximité d’esprit avec le personnage biblique, tant son texte agit comme un constant et bouleversant dévoilement. L’autre source qui se laisse ici percevoir, c’est la grande tragédie classique. La fatalité s’abreuvant à la source du vieux « roman familial » qui se noua sur ce territoire. Nessim redevenu Cham s’était épris de Falastin, figure de femme libre bravant l’autorité. Une nuit ils s’étaient retrouvés. Pareille à l’Antigone de Sophocle, amoureuse de son frère et rebelle dans la cité, celle-ci incarne la continuation d’une tradition de refus de la convention et de la soumission.

Le roman s’achève sur les hauteurs de Jérusalem. La scène est superbe, par la densité du sens et la beauté plastique. Cham, ceint de pains d’explosif, s’est finalement éloigné de la foule et de la ville. Il a rejoint une cabane où son propre frère venait de mourir. « Il n’y a plus âme qui vive », énonce laconiquement l’ultime phrase. Dénonçant le désastre d’une histoire, au terme de cette dérangeante tragédie.

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