Retour

des livres

Régis Debray sur les pas de Jésus

Robert Solé - 7 février 2008

Le livre porte une double dédicace. A François Maspero d'abord, et c'est logique, puisque l'ancien éditeur d'extrême gauche a eu l'idée de ce voyage "sur les pas de Jésus". A Jacques Chirac ensuite, et c'est plus surprenant : flagornerie à retardement ? Non, bien sûr. L'ancien président de la République avait confié à Régis Debray une étude sur les coexistences ethno-religieuses au Proche-Orient. Voici, en quelque sorte, le rapport que l'auteur n'a pas eu le temps de lui remettre, même si le projet a été modifié en cours de route : centré au départ sur les chrétiens, il s'est élargi peu à peu aux juifs et aux musulmans.

"Je ne suis ni enquêteur ni journaliste, et encore moins spécialiste du Proche-Orient, écrit Régis Debray. Chrétien d'éducation, je n'ai plus d'autre religion que l'étude des religions." Normalien, agrégé de philo, le promoteur de la médiologie a pratiqué dans sa jeunesse une religion du salut temporel (le socialisme révolutionnaire), qui lui a valu quatre années de détention dans les prisons boliviennes. Au fil du temps, il s'est intéressé de plus en plus aux croyances, au point de passer aujourd'hui pour un spécialiste des religions. Il affirme néanmoins s'être engagé dans ce vagabondage laïque en Terre sainte avec "la candeur de l'ignorant".

 

Sur les pas de Jésus... Mais où exactement ? Les Evangiles sont d'une imprécision remarquable. De toute façon, les lieux ont beaucoup changé en vingt siècles. Régis Debray a fini par se faire une raison : du pays de Jésus, il reste au moins les collines, les roseurs de l'aube, le même lac de Tibériade, et le doux clapotis des vaguelettes sur ses rives...

Mais on n'est pas là pour faire du tourisme, fût-il spirituel. Si le plan du livre s'inspire de la vie du Christ, commençant à Bethléem pour finir au Golgotha, il n'était pas possible au voyageur-enquêteur d'entreprendre le parcours présumé en une seule fois. On ne se déplace pas aisément dans cette région qui a hérité des rideaux de fer européens. Jérusalem est "parcellisée, barricadée, délimitée, barbelée, quadrillée, cloisonnée" comme aucune autre ville au monde. Après des déambulations angoissantes dans ce labyrinthe, le médiologue se demande s'il ne devrait pas se mettre à la "murologie"...

Le nombril du monde a un faux air d'unité, avec ses maisons en pierre de Judée et la limpidité éblouissante de son ciel. Pour le reste... Ne parlons même pas de la coupure entre la ville juive et la ville arabe : ce sont deux planètes différentes, avec une mortalité infantile qui varie du simple au double. Les chrétiens eux-mêmes, divisés en de multiples Eglises, se partagent le Saint-Sépulcre en copropriétaires procéduriers.

Régis Debray a un "oeil", comme on dit, et un sens de la formule qui fait mouche. Il a écrit un livre parfaitement iconoclaste et passionnant, susceptible de déplaire à beaucoup de monde. Sa plume redoutable nous entraîne successivement à Nazareth, Bethléem, Gaza, Jérusalem, en Jordanie, en Syrie et au Liban, à travers la Galilée, la Judée et la Samarie... Il manque "la fuite en Egypte", et c'est dommage. Beaucoup de choses méritaient d'être dites sur les coptes, qui forment la plus grande Eglise du monde arabe, et sur leurs rapports complexes avec les musulmans.

"J'entends des horreurs sur les moeurs palestiniennes quand je parle avec les uns, et des horreurs sur les moeurs israéliennes quand je parle avec les autres, écrit-il. Dans les deux cas, et neuf fois sur dix, ce sont des vérités." En Israël, il voit "la plus dense concentration d'individualités attachantes au mètre carré", une proportion hors du commun de "justes", attentifs au sort des Arabes, mais aussi des intégristes qui donnent froid dans le dos. Il voit une nation toujours en chantier, ne cessant de "subjuguer la terre" et de repousser ses frontières à coups de bulldozer ; un Etat qui pratique la politique du fait accompli, avec un écart constant "entre ce qui est dit, parce que nous souhaitons l'entendre et ce qui est fait sur le terrain, et que nous répugnons à voir".

Bethléem compte encore 40 000 chrétiens, mais en perd un millier chaque année, qui préfèrent s'exiler plutôt que d'avoir peur - et peur d'avoir peur - ou d'être humiliés. La ville natale de Jésus s'islamise chaque jour un peu plus, constate Régis Debray, tandis que les chrétiens de Jérusalem subissent les misères des autorités israéliennes. L'avenir passe sans doute par les orthodoxes, qui ont maintenant la Russie avec eux.

Mais tout conspire à l'éradication des chrétiens au Proche-Orient : l'islamisme, le déclin démographique, la division des Eglises, l'immobilisme doctrinal, la politique américaine, les relations suspectes avec l'Occident... Tant que la région était fédérée par l'arabité, les chrétiens pouvaient y jouer un rôle de premier plan. A partir du moment où le lien est l'islam, ils n'y trouvent plus leur place. "La défaite du nationalisme arabe, c'est aussi et d'abord celle des chrétiens."

Ces autochtones, qui passent régulièrement pour une cinquième colonne ou un cheval de Troie, n'ont pas seulement pour ennemi la charia, mais la démographie électorale, le one man one vote : la théocratie et la démocratie. "On se fait tout petit et l'on en rajoute pour mieux se faire accepter, on s'agrippe au radeau de Mahomet avec l'espoir de ne pas se faire couper les mains."

Les chrétiens d'Orient méritent d'être défendus, et pas seulement pour des raisons morales, "humanitaires", souligne Régis Debray. Sans eux, le monde musulman se condamnerait à l'étiolement et à la stérilité : "Ils sont à l'islam ce que furent les juifs à la chrétienté d'antan : des catalyseurs de la modernité et des ouvreurs de fenêtres."

Régis Debray tient à se placer à égale distance des trois monothéismes. Poussé dans ses retranchements, il avouera une plus grande proximité avec "la religion de sa nourrice", mais on ne trouvera pas en lui un apôtre du dialogue interreligieux, "cette invention hypocrite et lénifiante de la fatigue d'être soi". Dialogue et religion sont, pour lui, "des mots qui jurent". Il est trop lucide - ou trop honnête - pour entonner le chant du grand rassemblement. La Terre sainte lui apparaît plutôt comme le miroir de notre barbarie et de nos divisions. Par son exiguïté, elle révèle au grand jour ce qui, ailleurs, reste caché. "Avant-poste d'Occident en Orient et coin d'Orient enfoncé dans la chair d'Occident, cette terre pas comme les autres et qui les contient toutes, c'est notre métaphore, à nous croyants et incroyants, et qui faisons l'autruche. Soyons-lui reconnaissants de nous sortir la tête du sable." Le candide refuse l'optimisme de commande, au risque d'ajouter un peu à notre désespérance.

Robert Solé

UN CANDIDE EN TERRE SAINTE de Régis Debray. Gallimard, 466 p., 22,50 €.

Retour