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International - Article paru le 25 février 2008 page 15

Monde

George Corm

« Je ne pense pas que le pays puisse être embrasé »

George Corm, économiste et historien libanais, écarte le risque de guerre civile tant que l’opposition ne répond pas aux provocations de la majorité.

Envoyé spécial  - Hssane Zerrouky

Après le rassemblement organisé par la majorité au pouvoir pour commémorer le troisième anniversaire de l’assassinat de Rafic Hariri, et le meurtre d’Imad Moughnieh, chef militaire du Hezbollah, quelle lecture faites-vous de la situation libanaise ?

George Corm. Elle n’a pas sensiblement changé sur le plan interne où nous avons toujours le même statu quo précaire entre les protagonistes locaux, le gouvernement et les groupes parlementaires qui lui sont acquis refusant toujours un compromis permettant l’élection d’un président de la République suivie d’un dénouement de cette longue crise constitutionnelle acceptée préalablement à l’élection. Sur le plan externe, Israël a rompu le statu quo établi depuis la résolution 1 701 qui a mis fin aux hostilités en août 2006. C’est une escalade inquiétante évidemment, d’autant que l’armée israélienne continue de violer l’espace aérien libanais et d’enlever des bergers libanais ou, plus récemment, de tuer un villageois d’un village coupé en deux par la frontière. La présence de la FINUL n’a malheureusement rien changé à ces violations répétées de la souveraineté libanaise par Israël depuis 1968.

Pensez-vous que le Hezbollah mettra ses menaces à exécution à l’endroit d’Israël ?

George Corm. Il est probable que le Hezbollah fera des représailles, mais où et comment ? Je n’en ai aucune idée. L’État d’Israël est largement responsable d’avoir semé la pratique des représailles, alors qu’il est puissance occupante depuis 1967 de divers territoires arabes et détient des milliers de prisonniers palestiniens et arabes d’autres nationalités, dont notamment des Libanais emprisonnés depuis trente ans, ce qui ne peut manquer d’alimenter le cycle des violences.

Croyez-vous à un risque d’embrasement après les derniers affrontements entre militants chiites et ceux du Courant du futur ?

George Corm. Je ne pense pas que l’appellation de « militants » soit très exacte. Dans les quartiers mixtes de Beyrouth où chiites et sunnites vivent ensemble, la tension est forte depuis longtemps (il y a eu de graves incidents il y a un an qui ont provoqué des morts du côté chiite). Il y a deux semaines aussi, ce sont des citoyens de la communauté chiite qui ont été tués lors d’une manifestation. Les esprits sont surchauffés par certains discours politiques enflammés et par l’ambiance médiatique insupportable. Un provocateur peut enflammer un quartier. Il s’agit de plus de quartiers pauvres, et la situation sociale est très mauvaise au Liban, en raison d’une concentration de richesses peu commune aux mains d’un groupe dominant qui a fort peu le souci du bien-être général et du bien public.

Je ne pense pas cependant que le pays puisse être embrasé pour diverses raisons. D’abord, l’opposition ne répond pas aux provocations de terrain dont elle est l’objet. Le pire qui puisse arriver, en effet, au Hezbollah, c’est d’être entraîné dans une guerre interne qui lui ôte son prestige et sa crédibilité. Les alliés du Hezbollah ont la même logique, notamment le Mouvement patriotique libre du général Aoun, qui joue un rôle très positif de maintien de la paix civile, quoiqu’en disent ses détracteurs dans les médias locaux et internationaux. Évidemment, on reproche au général de ne pas participer à la diabolisation du Hezbollah et donc de lui donner une légitimité dans la population chrétienne. C’est ce refus qui est, cependant, un élément important de la paix civile interne que beaucoup s’efforcent d’ébranler pour affaiblir le Hezbollah et toute la symbolique qu’il véhicule dans l’espace régional. Toutefois, on ne peut rien avancer avec certitude, car il y a des tensions à l’échelle régionale entre sunnites et chiites qui ont été déclenchées par l’invasion américaine de l’Irak et qui sont malheureusement alimentées par les médias et certaines déclarations virulentes d’hommes politiques arabes ou d’oulémas, en général sunnites.

Dans ces conditions, la médiation de la Ligue arabe a-t-elle des chances de réussir ? Dans le cas contraire, comment voyez-vous la suite des événements ?

George Corm. Je ne crois pas beaucoup dans les chances de la médiation arabe. La médiation française, menée par Bernard Kouchner, avait presque réussi. La radicalisation de la position du gouvernement saoudien l’a fait, semble-t-il, avorter. Aujourd’hui, ce pays très puissant par ses réseaux d’influence et ses moyens financiers, notamment au Liban, ne cache plus son hostilité à la Syrie. Il y a un bras de fer entre ces deux pays qui ne facilite pas la solution au Liban et donc la tâche du secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa.

Mais le problème est plus large, car la partie régionale et internationale qui se joue au Liban a trait au désir d’un remodelage de la région et de la suppression des deux résistances armées (libanaise et palestinienne). Les décideurs américains et européens veulent absolument faire entrer le Liban dans l’orbite de leur politique, d’où ce soutien tout à fait exceptionnel au gouvernement de M. Signora qui ne représente plus qu’une partie des Libanais, ce qui est totalement contraire aux traditions de consensualisme libanais.

Cette politique occidentale, appuyée par les gouvernements arabes dits « modérés », Arabie saoudite et Égypte en tête, veut absolument obtenir le désarmement du Hezbollah ou créer les conditions favorables à son isolement politique sur la scène locale et régionale, ce qui pourrait accélérer son désarmement pacifique ou, à défaut, par une nouvelle aventure militaire israélienne au Liban.

La commission Vinograd en Israël a bien mis en évidence que l’armée israélienne ne peut pas rester sur l’impotence qu’elle a montrée dans la guerre de juillet-août 2006 face au Hezbollah et qu’elle doit rétablir sa crédibilité. Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que la forte hausse de ton du Hezbollah à l’encontre d’Israël après l’assassinat de Moughnieh ait pour objectif de dissuader l’État d’Israël de recommencer une opération militaire d’envergure comme en 2006.

George Corm a écrit le Liban contemporain. Histoire et société, Éd. La Découverte, 2005, et Histoire du Moyen-Orient. De l’Antiquité à nos jours, Éd. La Découverte, 2007.

Entretien réalisé par H. Z.

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