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Tribune libre - Article paru le 21 mars 2008

idées

Nusseibeh, esprit libre et pacifiste en Palestine

L’intellectuel arabe montre que la prise en compte de
la réalité historique est une des conditions de la paix dans la région

Entretien réalisé par Françoise Germain-Robin

Il était un pays.
Une vie en Palestine

de Sarih Nusseibeh et Anthony David.
Traduit de l’anglais par Marie Boudewyn.
Éditions JC Lattès, 2008. 500 pages, 26 euros.

Sarih Nusseibeh, qui publie son autobiographie, dirige l’université Al Qods, à Jérusalem, et enseigne la philosophie. Fils d’une famille patricienne implantée depuis le VIIe siècle à Jérusalem, dont son père fut gouverneur, il s’est fait connaître par ses tentatives de trouver des solutions négociées au conflit israélo-palestinien, la dernière en date étant le plan Ayalon-Nusseibeh.

Votre livre s’intitule Il était un pays. Cet imparfait signifie-t-il que vous avez enterré l’idée d’un État palestinien ?

Sarih Nusseibeh. Non. Je parle d’un pays, pas d’un État. À partir de l’histoire de ma famille, je raconte l’histoire d’un peuple et de son pays, dont personne ne sait plus rien. C’est une belle histoire. On y apprend la valeur du lignage chez les Arabes.

Dans les familles aisées comme chez les chevaux ! Toute famille essaie de faire remonter son lignage jusqu’au prophète. Nous, nous ne remontons pas au prophète mais à une de ses compagnes de lutte.

C’est ce qui est extraordinaire : votre nom vient d’un prénom de femme, Nusaybah.

Sarih Nusseibeh. Oui. Cela prouve qu’il y eut des périodes dans l’islam où les femmes avaient beaucoup plus d’importance qu’on ne leur en concède aujourd’hui. Nusaybah était à la tête d’une des tribus arabes qui ont pris le parti du prophète. Sur les 14 chefs de tribu qui l’accompagnaient, il y avait quatre femmes. L’histoire veut que Nusaybah ait participé à la bataille d’Uhud où elle a perdu deux fils mais protégé le prophète des coups qui pleuvaient de toutes parts. Cela lui valut la promesse d’une place au paradis pour toute sa progéniture !

Vous racontez aussi que votre famille a eu pendant des siècles la garde des clefs du Saint-Sépulcre. N’est-ce pas étonnant pour une famille musulmane ?

Sarih Nusseibeh. L’histoire veut que le cousin de Nusaybah, Ubadah, dont nous descendrions, soit venu avec le deuxième calife, Omar, faire le siège de Jérusalem. Quand l’archevêque Séphorius remit les clefs des lieux saints chrétiens à Omar, ce dernier les confia à Ubadah qu’il avait nommé juge. Et il promit de protéger tous les cultes, y compris les juifs qui, depuis Le deuxième exil, n’avaient plus le droit d’entrer à Jérusalem. Des découvertes archéologiques récentes tendent à prouver qu’à partir du califat d’Omar, cette interdiction fut levée. C’est une découverte importante qui devrait permettre de voir de façon plus positive les relations entre nos peuples.

Jeter des ponts semble une tradition familiale. Vous racontez vos propres tentatives - pas toujours comprises par votre propre camp - pour établir un dialogue avec les Israéliens, chercher une solution politique pour vivre en paix côte à côte.

Sarih Nusseibeh. Vous savez, j’ai été élevé dans un islam très ouvert. J’ai mis longtemps à comprendre qu’il y avait des différences entre juifs, chrétiens et musulmans. La Palestine était un melting-pot où l’on avait des amis de toutes les confessions, où l’on célébrait les fêtes des autres, où l’on se mariait entre juifs et musulmans. Les registres de la cour de justice ottomane le prouvent. Il y avait beaucoup d’échanges commerciaux, d’achats de biens et de terres. Aujourd’hui, tout est différent. On est entré dans une logique de séparation. On en accuse le sionisme, et il est vrai qu’il a contribué à changer la donne. Même si ce n’était pas son but initial, il l’a fait.

Selon vous, il n’y a pas de solution tant qu’Israël n’aura pas reconnu ses torts envers les Palestiniens.

Sarih Nusseibeh. Oui, il faut sortir de la conception immaculée, pure, héroïque qu’Israël a de sa propre création. Les Israéliens doivent accepter la réalité historique, l’histoire de l’Autre, qui lui prouve que tout cela est faux. Ils doivent reconnaître le mal qui a été fait et chercher les moyens de réparer ce mal. Pendant des années, ils n’ont même pas admis que nous existions. Il a fallu attendre la première Intifada, en 1987, vingt ans après la guerre des Six-Jours, pour qu’ils se rendent compte qu’il y avait occupation en voyant les images à la télé des enfants jetant des pierres sur leurs chars !

La situation actuelle, avec la montée du Hamas, ne vous paraît-elle pas désespérée ?

Sarih Nusseibeh. C’est la pire que nous ayons eue, avec la fragmentation du territoire et des forces politiques, la faiblesse d’Abou Mazen (président de l’Autorité palestinienne - NDLR) et celle d’Olmert (premier ministre israélien - NDLR). Mais si, demain, Abou Mazen a quelque chose entre les mains, un accord viable pour la solution des deux États, il aura le soutien de la majorité du peuple.

Même à Gaza ?

Sarih Nusseibeh. Les gens du Hamas ont les besoins et les aspirations de tous les êtres humains. Abou Mazen peut transformer la situation s’il a entre les mains une offre de paix valable. Si cela n’a pas lieu, ce sera terrible pour les Palestiniens mais aussi pour Israël. Ce sera la fin du rêve sioniste d’un État démocratique. Le problème d’Israël, c’est qu’à chaque fois qu’il gagne une bataille, il fait un pas vers la ruine de sa propre ambition. Voyez : c’est la plus grande force armée du Moyen-Orient, mais il fait des murs, comme au Moyen Âge, pour essayer d’assurer sa sécurité. Et ça ne marche pas. La seule façon de gagner, c’est d’avoir la paix, et pour cela, il faut accepter l’Autre comme son partenaire.

Que pensez-vous du fait que seulement les auteurs en hébreu aient été invités au Salon du livre, à Paris ?

Sarih Nusseibeh. Si Israël veut imposer l’hébreu, il doit changer la loi fondamentale qui dit que l’arabe est aussi une langue nationale. Ce serait un pas de plus vers l’autodestruction.

Entretien réalisé par Françoise Germain-Robin

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