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LE MONDE 2    n°228  Samedi 28 juin 2008 pages 26 à 29

Israël - Le pari fou de vivre ensemble

Raphaëlle Rérolle, envoyée spéciale du Monde 2 en Israël

Depuis trente ans, des Juifs et des Arabes, tous citoyens d'Israël, vivent côte à côte dans un village coopératif entre Jérusalem et Tel-Aviv. Visite à Neve Shalom Wahar al-Salam, atelier permanent de la pais depuis 1977.

28 JUIN 2008 LE MONDE 2 - pages 26 à 29

 A mi-chemin entre Tel-Aviv et Jérusalem, c'est un petit bourg cerné d'oliviers, tout en haut d'une colline. Un joli village, très semblable à beaucoup d'autres localités de la région, sauf que celui-là porte deux noms : Neve Shalom Wahat al-Salam (NSWAS), si l'on est juif. Wahat al-Salam Neve Shalom, si l'on est arabe. Dans les deux cas, « Oasis de paix » (une citation biblique, tirée du Livre d'Isaïe), mais avec une inversion dans l'ordre de l'hébreu et de l'arabe qui sonne comme une déclaration. Car dans cette région déchirée par la guerre, des Juifs et des Arabes, tous citoyens d'Israël, ont  décidé de vivre côte à côte, démocratiquement. Ensemble, ils ont choisi d'habiter la même rue, de travailler dans les mêmes établissements, d'envoyer leurs enfants dans la même école. Et un jour, peut-être, d'être enterrés dans le même carré de terre, avec vue circulaire sur la vallée d'Ayalon.

Une expérience si singulière qu'on vient les voir du monde entier, comme des bêtes curieuses. On les approche, on les questionne, on les scrute avec perplexité : qui sont-ils ? Des militants, sans doute, mais de quelle espèce ? Celle des rêveurs ? Des pionniers ? Des naïfs ? On les admire ou on les moque, on leur prédit un avenir lumineux ou une décadence  inévitable, on les compare aux poupées d'un musée de cire et puis... Rien. Ils sont toujours là, debout sur leur utopie : cette année, les 250 habitants de ce village coopératif fêtent le trentième anniversaire d'un pari fou. Celui d'être non seulement concitoyens, mais voisins et parfois même amis.

En équilibre sur un conflit vieux de plusieurs décennies, ces gens ne jouent pourtant pas à vivre au paradis. Leur expérience n'est pas le village témoin d'un monde idéal mais un atelier permanent, chantier d'espérance et de confrontation. Un lieu où les blessures existent, les rancœurs, les incompréhensions. Simplement, à NSWAS, le conflit n'est ni nié ni exalté. Il est mis en discussion, passé au feu des interrogations et des remises en cause prolongation lointaine des années 1970 et de leur passion pour le débat. Ici, comme le suggère un habitant, on « hisse le drapeau des questions. »

Un ultimatum à Dieu

Le premier de ces obstacles, celui des différences communautaires et religieuses, n'était pas un vain mot pour le père dominicain qui a voulu et créé le village. Né juif en Egypte, puis converti au catholicisme, Bruno Hussar (1911-1996) rêvait de fonder un lieu de vie œcuménique où se coudoieraient musulmans, juifs et chrétiens. Il entreprend de mobiliser des énergies, puis de trouver un terrain, chose ardue dans un pays où la plupart des terres appartiennent à l'Etat. Ce sont finalement les religieux du monastère cistercien de Latroun qui lui céderont une partie de leurs terres. Mais là, deuxième problème : impossible d'attirer des volontaires sur cette colline semée d'épines. « Alors, il a lancé un ultimatum à Dieu : "Si dans un an, je n'ai pas réussi à convaincre au moins une famille et à trouver l'argent nécessaire, j'arrête tout". »

C'est Evi Guggenheim qui raconte. La cinquantaine, des yeux d'un bleu profond, elle fit partie des tout premiers pionniers. « Pendant l'été 1977, nous avons d'abord participé à un camp de terrassement. Il n'y avait rien, ni eau ni électricité, pas un arbre », se souvient-elle en souriant. C'est là qu'elle rencontrera Eyas Shbeta, son futur mari, un étudiant palestinien, originaire d'un village détruit en 1948, au moment de la création de l'Etat d'Israël (co-auteur, avec sa femme, du Mariage de la paix, récit de leur expérience paru chez Michel Lafon, en 2004). Et là qu'ils s'installeront, en même temps qu'une famille palestinienne elle aussi toujours sur place.

Très vite, les premiers occupants se mettent d'accord : à l'oecuménisme, idée religieuse, ils préfèrent la démocratie. « On s'est dit, se souvient Evi, que le problème central, ici, n'était pas celui de la religion, mais de la politique. Deux peuples doivent pouvoir vivre en paix, avec les mêmes droits. »  D'un commun accord, ils jettent les bases de ce qui fait, aujourd'hui encore, la singularité de NSWAS : pour une famille juive qui s'installera, il en faudra une palestinienne et vice-versa. Tous devront adhérer à des règles de vie commune et la collectivité votera pour désigner ses responsables.

De sa maison, face aux vignes de Latroun, Evi voit maintenant le village tel qu'il s'est modelé au cours des années. On est loin des ronces et des cailloux du début : des maisons plutôt prospères, des rues bien tenues, une école, un lieu de méditation (la Doumia-Sakinah, maison du silence, posée comme un œuf blanc sur une terrasse herbeuse, à l'écart des habitations), un cimetière, un restaurant, un hôtel, une piscine et une très active Ecole pour la paix, qui forme des médiateurs venus de nombreux pays. Un village modèle ? Non, mais un lieu où la vie paraît à la fois plus riche, plus intense et bien plus compliquée qu'ailleurs.

Car il n'est pas si facile de mettre dans sa poche tout un héritage d'aversions, de frayeurs et de rancunes. Ne serait-ce que dans les relations avec l'extérieur à commencer par l'administration israélienne. Il faut entendre Eyas, le maire du village, et son impatience quand il aborde ce thème. Ce n'est pas qu'il réclame un traitement de faveur, mais tout de même, affirme-t-il, les fonctionnaires semblent prendre un malin plaisir à lui compliquer la vie. « Des choses qui demanderaient peu de temps dans un village normal prennent ici des proportions extravagantes, explique-t-il. Par exemple, l'Etat doit nous verser de l'argent pour l'acheminement des enfants qui sont scolarisés ici mais qui viennent d'autres villages. Cela représente 90 de la population scolaire et on nous réclame une tonne de papiers, il en manque toujours. » En fin de compte, observe Eyas, « on nous traite encore plus mal que des Arabes. Et pendant ce temps, le ministère des affaires étrangères nous utilise, à l'extérieur, pour faire de la propagande. »

Indépendance contre Naqba

A l'échelle des individus, les points de friction possibles sont évidemment différents, plus frontaux et donc extraordinairement sensibles. Que faire, par exemple, le jour de l'indépendance d'Israël, qui est aussi celui de la Naqba pour les Palestiniens autrement dit de la « catastrophe » ? « Evidemment, on ne va pas danser et chanter ce jour-là », affirme Evi. Du coup, chacun reste chez soi, le plus discrètement possible. « Notre perception de cette fête, observe-t-elle, n'est plus la même, elle a beaucoup changé au fil des ans. » Et ce n'est pas tout. Plus douloureux, plus lourd de conséquences, il y a le sujet de dissension que représente le service militaire. Une pierre dans la chaussure des villageois, qui redoutent le moment crucial du départ des jeunes juifs pour l'armée : l'âge venu, les enfants juifs et arabes, qui ont joué ensemble dans la cour de l'école, se retrouvent soudain en position d'adversaires.

« Un jour, une de mes voisines m'a dit : "Je ne connais pas ton avis sur la question", raconte Yaïr, un juif d'origine marocaine qui s'est installé à NSWAS il y a treize ans. Je me suis demandé que faire : adoucir ma position ou lui dire ce que je pense vraiment ? Finalement, je lui ai livré le fond de ma pensée : mes enfants devront aller à l'armée. » Né dans un kibboutz et spécialisé dans le commerce de chaussures, Yaïr fait pourtant partie de ces Israéliens hostiles à la guerre, même s'il s'affirme encore sioniste. Avec sa femme, Corinne, une Française qui a fait son alya (c'est-à-dire le retour vers Israël, pour les juifs pratiquants), ils ont décidé de venir s'établir près de NSWAS après l'assassinat d'Itzhak Rabin et l'élection de Benyamin Nétanyahou. « On s'est dit qu'on ne pouvait plus vivre dans notre identité de juifs israéliens comme si on était seuls sur cette terre. £t qu'on ne voulait pas envoyer nos enfants à la guerre sans poser de questions. Alors on a vendu la maison qu'on venait d'acheter, près de Tel-Aviv, et on est venus. C'est la peur de la mort qui nous a amenés ici. » Autant de convictions et d'engagements qui n'empêchent pas Corinne de se poser des tas de questions. L'expérience de NSWAS la stimule et la passionne, mais la remue visiblement. « Une amie de ma fille est venue dormir ici, récemment, confie-t-elle. Une Palestinienne d'un village voisin, files ont voulu dormir dans le même lit et le lendemain, il y avait son odeur dans les draps. Ça m'a impressionnée : pour les enfants, c'est si normal, ils ne font aucune différence. »

Dilemmes et doutes

Voilà pour le bon côté des choses, mais il y a le reste. Que faire, par exemple, quand des adolescents passent de maison en maison pour récolter de l'argent destiné aux Palestiniens de Gaza ? « Mon fils m'a dit que je ne donnais pas assez et moi j'ai pensé : mais est-ce qu'on donne pour ceux d'en face, qui reçoivent des roquettes palestiniennes tous les jours ? On a parlé de ça à table et il était tellement ému qu'il s'est mis à pleurer. » La vie quotidienne est parsemée de dilemmes, de cas de conscience et de doutes. « Qu'est-ce que je transmets à mes enfants ? » Elle s'arrête, puis se reprend. «Il y a des jours, dit-elle en riant, où je me demande ce que je suis venue faire là. »

Et encore, pour Corinne et Yaïr, la question de la langue ne soulève aucun embarras particulier. Pour les Arabes, en revanche, que l'hébreu soit l'idiome dominant de NSWAS pose un vrai problème. « Ici, les juifs ne parlent pas aussi bien l'arabe que l'inverse », explique Raida, l'institutrice palestinienne qui vit au village depuis 1999. Officiellement, bien sûr, les deux langues sont à égalité. Mais en réalité, souligne Abdessalam Najjar, l'un des tout premiers habitants de NSWAS, « le pouvoir de chaque groupe n'est pas symétrique. Si deux Palestiniens parlent ensemble, ils parlent l'arabe. Quand un juif arrive, ils passent à l'hébreu. £t les juifs en savent beaucoup moins long sur nos coutumes que l'inverse. » L'inégalité, d'ailleurs, prend aussi d'autres formes, dans un pays où les différences culturelles et religieuses croisent des fractures sociales. Quand il a fallu restaurer l'hôtel, les habitants de NSWAS ont ainsi voulu trouver deux architectes, un de chaque appartenance. « Mais il s'en est présenté deux Arabes pour dix Juifs, se souvient Abdessalam. Pour ne pas risquer de se retrouver avec un tandem déséquilibré, on a préféré abandonner l'égalité stricte : on a choisi un architecte juif et un constructeur arabe. »

Au cours des discussions qui les réunissent sur à peu près tous les sujets, les villageois n'ont pas évité la question cruciale des nouveaux recrutements. Surtout cette année 2008, qui s'annonce exceptionnelle : dans quelques mois, 22 nouvelles familles viendront agrandir la communauté, chacune élue parmi des dizaines de candidats. Et chacune ayant la capacité financière de construire sa propre maison, sur le terrain de NSWAS. Ce qui pose, évidemment, le problème de la composition sociale du groupe. « On voudrait ne pas tomber dans le piège de la sélection sociale, précise Ayelette, responsable du choix des nouveaux arrivants. Mais on leur demande quand même un certain degré de conscience sociale et politique et ça attire des gens d'un bon niveau d'études... » Tests graphologiques, entretiens, témoignages : l'examen de passage ressemble en tout cas beaucoup à une embauche.

Avec, au bout du compte, une certaine homogénéité, mais assortie de stratégies qui ne vont pas forcément dans le sens de la convivialité. Certaines familles, par exemple, se détournent de l'école primaire locale pour aller vers des établissements censés leur garantir un meilleur niveau scolaire - en sachant qu'ensuite, les enfants se dirigent vers des collèges correspondant à leurs communautés d'origine. Parmi les futurs arrivants, pourtant, la satisfaction l'emporte. «J'ai choisi mon côté, explique Rabiah, 42 ans, qui vient de Ramallah et vit actuellement dans le village d'Ein Rafa, à dix minutes de NSWAS. Une partie de ma famille me considère comme traître, mais je ne vois pas les choses comme ça. Je vis sur mon sol et je me sens toujours palestinienne. »

Une vie dans l'entre-deux

Du côté des anciens, les sentiments sont un peu plus mitigés. Ou réalistes. « On doit s'habituer à vivre dans l'ambiguïté, le doute, souligne Abdessalam. Il n'y a pas de vrai ou de faux absolus. » Mais, ajoute cet homme vif et légèrement mélancolique, « personne ne m'a retenu, je pouvais partir et je suis resté ». Pour sa fille Shireen, 27 ans, qui travaille à l'Ecole pour la paix, « il faut apprendre à composer avec les difficultés de la vie quotidienne : on ouvre sa fenêtre, le matin, et vos voisins sont juifs. Mais pour moi, quelle alternative ? Si je voulais aller vivre dans un village palestinien, il faudrait me marier là-bas. Or ma vie est dans l'entredeux. ftje préfère affronter les juifs comme voisins que comme patrons ». Epuisée par les critiques de l'extérieur, celle qui fut le premier bébé palestinien né à NSWAS se dit pourtant très « frustrée » depuis la deuxième Intifada, « puis l'Irak, l'Afghanistan, le Liban, Gaza».

Alors ? Partir à l'étranger ? Ce n'est pas ce que souhaite Hisham, 19 ans, actuellement étudiant à Beer-Sheva, dans le Néguev. Lui s'est fait « plein d'amis juifs » et ne jure que par le village un « endroit bien meilleur » que beaucoup d'autres, en Israël ou ailleurs. Né aux Etats-Unis, fils d'un père physicien, Hisham veut s'installer là dès qu'il le pourra. Pour lui, qui a déjà vécu en dehors d'Israël, NSWAS n'a pas le même sens que pour Raida, ravie d'habiter là, elle qui n'avait «jamais parlé à un juif avant l'âge de 15 ans, en dehors du médecin et du policier. » Mais pour eux comme pour tous ceux qui vivent là, le village a le mérite d'exister. Imparfait, limité, compliqué sans doute et pourtant, possible. Ce n'est pas rien. •

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