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   édition du 22 juillet 2008

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La guerre des pierres de Jérusalem-Est

Reportage - JÉRUSALEM CORRESPONDANCE - Benjamin Barthe

C'est un petit coin de verdure à quelques pas du centre-ville de Jérusalem-Est. Un wadi (vallée) tranquille, traversé d'une mauvaise route qui mène à un lacis de maisonnettes en surplomb d'un terrain vague planté d'oliviers. La famille Al-Kurd habite l'une d'elles depuis 1956.

Chassés de leur domicile à Jérusalem-Ouest en 1948, lors de la création d'Israël, ses membres avaient été relogés huit ans plus tard dans ces bâtiments construits par l'Unrwa, l'agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens, sur ordre du gouvernement jordanien, alors souverain dans la partie arabe de la Ville sainte. Le bail de la famille pourrait cependant prendre fin dans les prochains jours. Le 14 juillet, la Haute Cour de justice d'Israël a en effet confirmé un ordre d'expulsion rendu en faveur de Nachlat Shimon, une organisation de colons juifs qui se dit propriétaire du terrain, situé dans le quartier de Sheikh Jarrah.

Cette décision, qui constitue le dernier épisode en date d'une empoignade judiciaire de plus de trente ans, propulse la famille Al-Kurd au coeur d'un dossier potentiellement explosif. Si ses treize membres sont effectivement délogés, les vingt-six autres familles hébergées dans les maisons de l'Unrwa pourraient subir le même sort.

Une aubaine pour Nachlat Shimon, qui ambitionne de bâtir un complexe de 250 logements dans cette zone stratégique, adjacente à la rue Salaheddin, la principale artère commerciale de Jérusalem-Est. Un désastre pour l'Autorité palestinienne qui voit tous les jours s'éloigner encore un peu plus la possibilité d'établir dans la partie arabe de la ville la capitale de l'Etat auquel elle aspire. Signe de l'inquiétude qui règne au plus haut niveau, Rafiq Husseini, le chef de cabinet du président palestinien Mahmoud Abbas, a envoyé une lettre au corps diplomatique étranger, lui enjoignant de faire pression sur l'Etat juif. "Les colons s'attaquent à l'âme de Jérusalem-Est, proteste Hatem Abdel-Kader, ancien député et actuel conseiller du premier ministre palestinien Salam Fayyad pour le dossier de Jérusalem. En les laissant faire, Israël nous fait comprendre qu'en dépit des négociations, nous n'obtiendrons jamais de souveraineté sur la ville."

Le calvaire de la famille Al-Kurd a débuté en 1972. Cette année-là, deux associations de juifs religieux proches du Parti travailliste sont désignées par la justice comme les propriétaires de leur domicile. Cinq ans plus tôt, juste après l'occupation de Jérusalem-Est par l'armée israélienne dans la foulée de la guerre des Six-Jours, ces mêmes groupes avaient mis la main sur une première maisonnette accolée au tombeau de Shimon Hatzadik, un grand prêtre juif de l'époque du second Temple, enterré dans le wadi. "Les colons ont présenté des certificats ottomans falsifiés", accuse Mustafa Nusseibeh, un des locataires de la zone.

Dany Seidmann, avocat israélien de l'organisme Ir Amin, qui lutte pour la défense des droits des Palestiniens dans la Ville sainte, convient que la réalité n'est pas aussi simple. "Avant 1948, des juifs possédaient des terres à proximité de ce lieu de prière. Après cette date, le gouvernement jordanien n'a pas jugé bon de s'en attribuer la propriété, contrairement à Israël qui a voté une loi confisquant à son profit toutes les propriétés palestiniennes de Jérusalem-Ouest."

Dans sa lettre, Rafiq Husseini affirme qu'à la veille de la création d'Israël, 60 % de ce qui allait devenir Jérusalem-Ouest étaient détenus par des Palestiniens. "Pourtant, pas une seule maison ou un seul terrain n'a été rendu par les tribunaux israéliens à ses propriétaires légitimes. Il y a un processus discriminatoire (...) au sein du système juridique israélien que la communauté internationale ne devrait pas tolérer."

Après la décision initiale, trois décennies de procédures contradictoires suivent, qui aboutissent à la division de la maison des Al-Kurd et à l'installation dans l'une de ses ailes d'une famille juive. Parallèlement, les deux groupements religieux passent la main à Nachlat Shimon, un mouvement proche d'Elad et d'Ateret Cohanim, deux associations d'extrême droite expertes dans l'éviction des Palestiniens de Jérusalem par tous les moyens, y compris frauduleux si nécessaire. "Une fois, des colons armés ont débarqué chez nous, explique Fawzia Al-Kurd, la mère, dont l'époux, Mohamed, est invalide. Une autre fois, l'un d'eux m'a proposé un chèque de plusieurs millions de dollars en me disant : "Avec cet argent tu seras une reine à Beit Hanina"", un autre quartier de Jérusalem-Est, plus excentré.

Finalement, après avoir repris la procédure à zéro, Nachlat Shimon obtient une décision d'expulsion. Depuis, la cour de la maison de la famille Al-Kurd est le théâtre d'une vaste mobilisation politique, où se croisent diplomates étrangers, activistes pro-palestiniens et notables de Jérusalem. Un ballet qui rassure à peine Fawzia, la mère de famille, traumatisée à l'idée de subir une répétition de l'exode forcé vécu par ses parents en 1948.

Benjamin Barthe

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