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                                Édition du 24 juillet 2008

Daniel Barenboim :

"Je rêve qu’Israéliens et Palestiniens
 aient le courage d’affronter le passé"

Propos recueillis par  Raphaëlle B acqué et  Annick C ojean

Il n’y a pas de jour sans que je ne réfléchisse au conflit israélo-palestinien. Et il n’y a pas de jour sans qu’il me fasse souffrir. Tout ce que je fais est inspiré de cette souffrance, de cette blessure que le temps ne fait qu’augmenter.

Que je dirige à Berlin, que je fonde l’orchestre Divan, composé d’Israéliens et d’Arabes, ou que je donne,comme récemment à Jérusalem, un concert à destination

de nos deux peuples. Ce conflit me ronge, m’obsède. Avoir serré, enfant, les mains de David Ben Gourion ou de Moshe Dayan ne m’a guère converti à la politique. Je considère que politiques et militaires n’ont fait qu’envenimer le conflit. Un conflit dont les racines sont profondément et uniquement humaines.

C’est pour cela que je me sens qualifié pour évoquer le sujet. Cela fait si longtemps que je rêve à la « solution ».

Je suis né en Argentine en 1942. Mes grands-parents, paternels et maternels, étaient des juifs russes qui avaient fui les pogroms en 1904. Je n’ai jamais demandé

beaucoup de détails, mais l’histoire de mes grands-parents maternels m’a toujours fasciné. Tous deux avaient entrepris seuls le périlleux voyage ; elle, à 14 ans,

lui, à 16 ans. A l’arrivée de leur bateau, les autorités argentines annoncèrent que seules les familles auraient le droit de débarquer. « Marions-nous ! », a suggéré mon grand-père. Ce qu’ils firent, avant de débarquer, puis de se séparer, de se retrouver par hasard, deux ou trois ans après, et de tomber amoureux. « En fait, il était déjà amoureux de moi sur le bateau », a toujours dit ma grand-mère.

C’était une fervente sioniste. En 1929, elle est même partie six mois en Palestine, ses trois filles sous le bras (y compris ma mère, qui avait alors 17 ans) pour voir s’il

était possible de s’y installer. La famille de mon père, en revanche, était totalement assimilée, et l’idée de « Terre sainte » n’avait pour elle aucune signification. La communauté juive argentine était importante, c’était même la troisième au monde après celles des Etats-Unis et d’Union soviétique. Nous fréquentions moins la synagogue pour des raisons religieuses que parce que c’était un centre de la vie sociale juive, où l’on jouait, chantait, dansait.

On ne ressentait pas d’antisémitisme. Mais je sais que, en 1943ou1944, l’organisateur d’un concert que donnait mon père dans le sud de l’Argentine lui avait demandé de faire le salut nazi avant la représentation. Le général Peron faisait, en fait, régner une atmosphère bien particulière. Il s’était fait payer pour laisser entrer en Argentine de nombreux criminels nazis : Bormann, Eichmann, Mengele. Puis il avait accepté l’argent de juifs fortunés pour accueillir des milliers de survivants de la Shoah. On racontait que, pour un bateau de 600 personnes, il fallait verser un demi million de dollars !

Mon père, qui haïssait cet esprit de corruption, avait refusé qu’on me décerne une bourse Eva Peron. Et puis,comme mes dons de musicien se précisaient, mes parents ont pensé qu’il était important que je puisse grandir et m’épanouir dans un pays dont j’appartiendrais très naturellement à la majorité plutôt qu’à une minorité, quelque part dans la diaspora. Décision fut donc prise : en 1952, la famille Barenboim émigrait en Israël.

Quel optimisme alors, dans ce pays ! C’était l’époque du mot d’ordre « Transformons le désert en jardin ». Et il n’y avait pas de pays plus social et plus idéaliste. Tout paraissait possible. Tout était en progrès. J’avais tout juste 10 ans et ne parlais qu’espagnol, mais je me suis tout de suite adapté. Et si j’y ai passé relativement peu de temps – j’ai très vite voyagé pour mes études et des concerts –, j’ai immédiatement embrassé l’idéal, l’énergie, l’enthousiasme de ce pays. La minorité persécutée pendant des siècles s’y transformait en une majorité ardente ; une nation dans laquelle il y avait non seulement des avocats, des médecins, des banquiers ou des artistes, ces fameux métiers « libres » de la diaspora, mais aussi des agriculteurs, des policiers, voire des prostituées. Je ne voulais plus rien avoir à faire avec l’Argentine. Toute mon âme était dans le présent et l’avenir d’Israël.

En 1966, j’ai rencontré à Londres la violoncelliste Jacqueline du Pré. Nous sommes tout de suite tombés amoureux et avons décidé de nous marier. De son propre chef, elle a décidé de se convertir, sans doute en pensant aux enfants que nous pourrions avoir. Et c’est ensemble, alors que la guerre semblait inévitable et que les tanks étaient en chemin, que nous avons pris, le 31 mai 1967, l’un des derniers vols de passagers pour Israël, afin d’y donner des concerts. La musique était notre arme.

Jusque-là, je n’avais guère rencontré de Palestiniens et ne m’étais pas préoccupé de leur sort. On nous les décrivait comme ignorants, voleurs, dénués de culture. On affirmait qu’ils étaient tous partis, en 1948, parce qu’ils n’acceptaient pas l’Etat hébreu. La vérité, c’est que dans le meilleur des cas on les avait encouragés à partir et dans le pire on les avait jetés dehors !En1970, après le fameux Septembre noir qui vit le massacre de milliers de Palestiniens par les troupes du roi Hussein de Jordanie, Golda Meir, le premier ministre israélien, s’est exclamée : « Qu’est-ce qu’on a à nous parler des Palestiniens ? C’est nous le peuple palestinien ! » Ce fut pour moi un choc et un éveil. Notre attitude m’est apparue soudain moralement inacceptable, et j’ai commencé à m’intéresser à ceux qui, contrairement à l’opinion commune en cours, avaient déjà peuplé notre sol avant que nous nous y installions. Il n’était que temps, j’avais 27 ans !

Tout a changé, de toute façon, après la guerre des six jours. Israël s’est résolument tourné vers les Etats-Unis. Les traditionalistes ont dit :« Pas question d’abandonner les nouveaux territoires : ils ne sont pas occupés, ils sont libérés. » Les religieux ont renchéri : « Ils ne sont pas uniquement libérés, ce sont des territoires “bibliques” libérés. » Adieu, le socialisme.

Au lieu de se comporter en conquérant responsable du sort des conquis, comme l’aurait voulu la règle, Israël a agi envers les Palestiniens avec le plus grand mépris. Où sont les écoles, les hôpitaux, les conservatoires qu’il aurait dû avoir à coeur de construire sur la rive ouest du Jourdain ? Pourquoi la survivance de ces camps de réfugiés misérables, quand il aurait été si facile pour l’armée de les remplacer par des logements décents ?

Tout serait alors différent ! Réalise-t-on que 85 % des Palestiniens vivant dans les territoires ont moins de 33 ans et n’ont pas connu une autre vie ? On sait que la haine se transmet de génération en génération. On a manqué non seulement d’humanité, mais aussi de vision. Où est il passé, le mythe de l’intelligence juive ? Comment ne pas comprendre que notre obstination à ne pas reconnaître l’histoire met en danger l’existence même d’Israël ?

La violence n’a fait que succéder à la violence, la guerre aux attentats terroristes. Cela a longtemps fait la une des journaux. Aujourd’hui, c’est en pages intérieures, « notre » conflit étant désormais englobé dans une crise plus mondiale. Mais le drame demeure. Chaque nuit, les Israéliens rêvent qu’à leur réveil les Palestiniens auront disparu, et les Palestiniens rêvent qu’au petit matin les Israéliens seront repartis.

Je fais, moi, un autre rêve. D’abord qu’on reconnaisse qu’il n’y a pas de solution militaire pour résoudre le conflit. Annapolis est une caricature, et chaque triomphe militaire israélien n’a fait qu’affaiblir politiquement Israël. Ensuite, qu’on revienne sereinement à la source du problème, qui est la conviction, partagée par deux peuples, d’avoir le droit de vivre sur le même territoire. C’est là-dessus qu’il faut se concentrer.

Il faut avoir le courage d’affronter le passé. Les Palestiniens ont besoin que les Israéliens reconnaissent que la terre qu’ils ont investie et dont ils ont voulu faire leur propriété exclusive après la tragédie de la Shoah – avec l’assentiment du monde occidental rongé de culpabilité – était déjà peuplée. Les Israéliens ont besoin que les Palestiniens acceptent la légitimité de l’Etat d’Israël. Les Palestiniens ont besoin de justice, les Israéliens de sécurité. Toute violence est contre-productive. Les destins de nos deux peuples sont inextricablement liés.

Je rêve que nos deux populations reprennent ensuite le dialogue. Je rêve qu’elles aient envie de construire collectivement l’avenir. Et je rêve que deux Etats indépendants et interdépendants se développent côte à côte en partageant une vie économique, scientifique… et culturelle. Y a-t-il meilleur endroit qu’un orchestre pour expérimenter la notion d’interdépendance ?

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