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    3 septembre 2008

La chronique cinématographique d’Émile Breton

Jaffa, la fiancée de la mer

Le Sel de la mer, d’Annemarie Jacir, 109 minutes.

D’abord un document d’archives, noir et blanc : des maisons sont attaquées au bulldozer, leurs murs s’effondrent. De la mer, dans des barques lourdement chargées, des gens jettent un dernier regard vers la ville dont ils s’éloignent. Une vie d’errance commence pour eux, pour leurs enfants et les enfants de leurs enfants. On est en 1948, l’année de la Naqba (la catastrophe), ces gens au maigre bagage ayant tout abandonné sont des Palestiniens et la ville qui s’éloigne, c’est Jaffa. « Jaffa, la fiancée de la mer », dira plus tard dans le film, à Ramallah, une vieille dame au beau sourire. La clef de ce qui va se passer ainsi donnée, le film peut commencer. Il est en couleurs et contemporain. Une jeune femme débarque à l’aéroport de Tel-Aviv. Elle a un passeport américain, mais elle s’appelle Soraya, et ses parents, de Jaffa où ils avaient vécu en camps de regroupement au Liban se sont retrouvés à Brooklyn, aux États-Unis. Elle y est née. Là où tous les Américains ont droit à un sourire de bienvenue, Soraya subit trois interrogatoires, plus hargneux les uns que les autres. Sa valise est vidée, fouillée. L’humiliation. Qui ne pourra rien sur elle, pas plus que ne pourront toutes les grilles, les tourniquets, les postes de contrôle, les arrêts de nuit par une patrouille où la voix métallisée par le haut-parleur d’un policier qui n’a pas assez de respect pour ceux à qui il s’adresse pour se montrer ordonne à son compagnon de se déshabiller face aux phares. Car elle est venue pour voir enfin le pays de ses ancêtres et récupérer l’argent que son grand-père avait déposé en 1948 dans une banque de Jaffa : trois cent quinze livres palestiniennes. La « loi du retour », elle entend la faire appliquer, au moins pour elle.

Un employé de banque, tout en lard derrière son guichet, lui ayant dit que ces fonds palestiniens étaient gelés depuis 1948, elle décide de braquer la banque avec deux garçons, un cinéaste qui rêve de films d’amour et Emad, qui, n’ayant vu la mer qu’au loin, des collines surplombant Ramallah « sa frontière » rêve de Canada. Un braquage réussi : ils s’emparent de quinze mille dollars et quelque, l’exact équivalent des trois cent quinze livres palestiniennes du grand-père. Pas un sou de plus. Le coup avait été préparé dans l’allégresse, « comme au cinéma » : achat de kippas et tee-shirts proaméricains à Jérusalem, vol de plaques israéliennes pour la fuite qui suivra. C’est leur côté Pieds Nickelés de l’Intifada. À eux trois, ils viennent de gagner leur guerre, contre l’argent, contre l’occupant et contre les nantis palestiniens fêtant insolemment leurs bonnes affaires. Soraya peut enfin passer la main sur les pierres dorées des remparts de Jaffa. Ils se donneront la fête des oranges cueillies sur l’arbre et elle se jettera habillée dans la mer. À la crête des vagues, s’éloignant de la rive, elle verra la ville comme l’avaient vue ceux qui la quittèrent à jamais, soixante ans auparavant. Jaffa la belle que, parlant avec Emad sur les collines de sa « frontière », elle lui avait décrite avec les mots de son grand-père, la grand-rue, la librairie, le café où il écoutait les disques d’Oum Kalsoum, le cinéma Haroun. Supériorité de la fiction sur le réel : la douceur de la vie que durent abandonner les Palestiniens ressort mieux du récit qui en est fait, sur cette colline aux champs brûlés de soleil, aux oliviers d’argent, que si elle avait été montrée en son détail. C’est que la Jaffa de Palestine vit toujours pour la jeune femme. Tel est le sens de sa quête. Et du film. Edam retrouvera les ruines du village où il est né, Dawayma, d’où les siens furent chassés. Il chantera : « La mer ne fait que rire en me voyant transporter ma jarre sur la rive. Combien de jarres avons-nous transportées pour d’autres ? ». Ils tenteront d’y habiter, mais un enseignant israélien passant par-là leur dira qu’ils n’en ont pas le droit, car il veut montrer à ses élèves ce pays de Canaan où vivaient leurs ancêtres bibliques.

Il est clair que, pour lui, les ancêtres d’Emad n’ont même pas existé. Tout cela finira mal, bien sûr. Ils ne pouvaient,

à trois, changer l’ordre du monde. Mais ils auront vécu cela, leur pays et leur mer retrouvés dans la folie

d’un beau coup réussi.

Dans un poème, Mahmoud Darwich, qui vient de mourir, avait écrit : « N’es-tu pas, frère, celui qui fait entrer la mer en poésie lorsque tu la prends sur tes épaules et que tu l’installes où tu veux ? N’es-tu pas celui qui ouvre à grands battants la mer de la parole en nous ? N’es-tu pas la mesure du vers et la poésie de la mer ? » On ne peut que penser à lui.

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