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Article paru le 11 février 2009
http://www.humanite.fr/2009-02-11_Tribune-libre_Israel-Palestine-ce-que-peut-le-cinema

Tribune libre

Israël, Palestine : ce que peut le cinéma

Par Nurith Gertz, Israélienne, professeure à la faculté des arts de Tel-Aviv,
et George Khleifi, acteur et producteur de cinéma palestinien (*).

Voici des images télévisuelles vues par les Israéliens lors de la dernière guerre à Gaza : des nuages de fumée, tourbillonnant au-dessus de Gaza avec en arrière-plan un beau coucher de soleil, et l’envoyé de commenter : « Vous pouvez y voir des champignons, mais ce n’est pas une soupe aux champignons. » Ou bien, la même image, avec le commentaire du journaliste, « Vous voyez ici des images des bombardements à Gaza. Et sur ce, nous vous proposons une pause de publicité. »

Encore un exemple : des silhouettes humaines, des points minuscules, courant afin d’éviter un jeu de tir subjectif dirigé vers eux, comme s’ils étaient des cibles d’un jeu vidéo. « On les a gommés ! » commente le reporter qui accompagne des soldats de la marine israélienne.

Ce que la plupart des reporters des chaînes israéliennes n’ont pas voulu voir, en observant cette fumée - dont personne ne se demandait l’origine - était par exemple ceci : un enfant blessé qui racontait comment il gisait par terre, à côté de sa maman, ses frères et ses sœurs, les corps sans vie d’une famille de huit personnes, au milieu des quartiers entiers totalement détruits.

Ils n’ont pas voulu entendre non plus. Au fil des jours de cette guerre, la presse écrite ainsi que les médias électroniques ne se sont pas donné la peine d’employer la convention typographique que sont les guillemets. Les mots prononcés par des citoyens palestiniens de Gaza, les mots des leaders du Hamas et les mots du peuple ne furent pas transmis au public israélien mot à mot. Au contraire, ils étaient filtrés à travers la conscience et les paroles des journalistes israéliens - « Les responsables du Hamas ne saisissent toujours pas la gravité, des dégâts, a déclaré un journaliste. Un jour, lorsque Haniya quittera son abri et s’habituera à la lumière du jour, il constatera la dévastation et les ruines. Il rencontrera un peuple palestinien abattu, qui lui posera les questions : "Où aller ? Qui reconstruira ? Qui paiera ?". »

Un autre reporter dit : « Les gens du Hamas ont peur et se cachent dans leurs terriers. Il va falloir du temps avant qu’ils ne se rendent compte de ce qui s’est passé. Au vu d’un tel spectacle, ils ne peuvent pas crier victoire. » Dans tous ces exemples, la voix du reporter israélien est audible, alors que celle du Palestinien est coupée.

Il y a cependant quelques exceptions, par exemple le cas d’Abu El Aish : ses trois filles ont été tuées à Gaza alors qu’il était interviewé par le reporter Shlomi Eldar à la télévision. Le reporter le garda à l’écran pendant près de quinze minutes, et c’est ainsi qu’en état de choc tout le pays put entendre ses pleurs. Pourtant, cette voix-là s’entend parfaitement dans le cinéma ; il suffit de regarder et d’écouter.

Si les « décideurs en politique » avaient vu un film tel que Stress (Rashid Masharawi, 1998), par exemple, s’ils avaient pu regarder dans les yeux de ceux qui, jour après jour, vivent entassés dans des appartements, ceux qui attendent des heures durant en raison des barrages routiers - ils auraient fini par comprendre aisément l’inévitabilité de l’Intifada.

Pour comprendre les événements de l’autre côté, nul besoin de l’espionnage, ni de services de sécurité, ni de salles d’interrogatoire. Il suffisait, à titre d’exemple, de voir House-houses (Rashid Masharawi, 1991) où l’on voit un homme, ayant perdu son travail lors de la guerre du Golfe, un homme dont la vie s’écroule tout autour de lui et qui pose la question : « Ça ira mieux quand ? », pleinement conscient que ça n’ira jamais mieux.

Encore un exemple : les Israéliens se seraient-ils étonnés de voir échouer les accords de paix de 2000 avec la deuxième Intifada, s’ils avaient vu un film tel que Tale of the Three Jewels (Michel Khleifi, 1994) ?

S’ils avaient vu à travers les yeux des Palestiniens se dérouler les événements pendant les sept ans de négociations de paix, apparaître à longueur de temps de nouvelles colonies, se démanteler en fragments la terre palestinienne située entre les points de contrôle et les chemins de déviation, servant à séparer les villes de la campagne et les villages de leurs champs ?

Quiconque qui avait vu ce film en 1994 devait savoir que la cocotte-minute décrite dans le film finirait par voir exploser sa soupape de sécurité. Ceux qui n’avaient pas vu le film ne pouvaient pas s’en douter. Le cinéma est une fenêtre à double sens, grâce à laquelle deux sociétés peuvent se respecter et se comprendre, et cette compréhension offre la possibilité qu’on se batte pour que ça change. Comme l’a fait remarquer le directeur Hani Abu-Assad : « La présence israélienne dans notre vie n’a qu’une seule dimension. Nous voyons des soldats, des colons, des bulldozers. Nous ne voyons pas de poètes et artistes démocrates, et c’est dommage car, depuis 1967, l’histoire montre qu’il y a eu des tentatives israéliennes et palestiniennes de se tendre la main. C’est dommage, étant donné que le cinéma a cette qualité essentielle - la prophétie - qui offre un regard au-delà des points de contrôle du présent et qui ose espérer que les Israéliens ne sont pas que des colons et des constructeurs de points de contrôle. »

C’est espoir-là se trouve dans des films tels qu’A Wedding in the Galilee (Michel Khleifi, 1987), Route 181 (Michel Khleifi and Eyal Sivan, 2004), Promises (Justin Shapiro, 2001) ou bien Waltz with Bashir (Ari Folman, 2008). Tous décrivent des sociétés complexes, hétérogènes, qui nous permettent de voir des êtres humains derrière la fumée, la haine et les guerres. Et celui qui voit des êtres humains et non des cibles aura du mal à tuer si facilement.

Waltz with Bashir va encore plus loin - il a offert au public israélien une vision du remords, de la tristesse, de la reconnaissance, de la culpabilité. Un regard dans le passé - en l’occurrence, le massacre de Sabra et Chatila - ouvre également la voie à l’avenir.

À un moment donné de Waiting for Saladin (Tawfiq Abu-Wael, 2001), la caméra se libère d’un espace suffocant où vivent des Palestiniens, et la bascule vers le haut, par-dessus les murs de la vieille ville de Jérusalem, au-dessus des têtes des Israéliens, des soldats, des armes, jusqu’au dôme de la mosquée Al-Aqsa et puis jusqu’au ciel. Depuis ces hauteurs, on est en mesure de regarder « au-delà des points de contrôle du présent », comme l’a dit Abu-Assad, et de tout voir. Les Israéliens, les Palestiniens, la lutte, mais aussi l’espoir. Il suffit de regarder, observer et voir. C’est cela que fait le cinéma.

(*) Coauteurs de nombreux articles consacrés au cinéma, notamment dans l’ouvrage collectif Israéliens, Palestiniens que peut le cinéma ? (Éditions Michalon 2005), coauteurs d’Espace et Mémoire dans le cinéma palestinien.

Ce texte a été rendu public par le Mouvement de la paix au cours du festival Travelling de Rennes.

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