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La "démocratie" israélienne

Brahim SENOUCI

1er avril 2009

Quand ils sont attaqués, les défenseurs d’Israël brandissent en dernier ressort l’arme fatale : "Israël est l’unique démocratie de la région". J’avoue que mon premier mouvement, au vu des immenses dégâts qu’elle y provoque depuis plus de soixante ans, est de penser qu’il est heureux qu’il n’y en ait qu’une ! Dérision, bien sûr. Plus sérieusement, deux questions viennent à l’esprit.

-   Son caractère démocratique constitue-t-il une garantie qu’un Etat ne se rendra pas coupable d’oppression contre un autre peuple ?

-   Y a-t-il une spécificité de la démocratie israélienne ou est-elle de même nature que celle qui prévaut en Europe ou aux Etats-Unis ?

La réponse à la première question est évidemment négative. Les grandes guerres coloniales ont été conduites par des démocraties qui n’ont même pas eu à revoir leurs arsenaux juridiques ou leurs Lois Fondamentales pour se conformer à une conduite en parfaite opposition avec les valeurs morales dont elles se prévalaient. A titre d’exemple, en Algérie, il a suffi de décréter qu’à l’intérieur de la République existaient deux catégories de citoyens, la première jouissant des droits et libertés prévus par la Constitution, la seconde en étant exclue. Nul besoin de rappeler la longue litanie des horreurs perpétrées par les Etats-Unis, la France, l’Angleterre pour être convaincu que la démocratie n’est pas l’antidote de la barbarie. Mieux, ou plutôt pire, elle permet dans une large mesure de justifier la violence contre un peuple puisqu’elle est présentée comme le seul moyen de le contraindre en quelque sorte à accéder à la civilisation. Les choses n’ont guère changé de nos jours. Au 19ème siècle, les anges civilisateurs-exterminateurs arrivaient à cheval. Aujourd’hui, ils s’acquittent de leur sacerdoce (mais qui diable les en a donc chargés ?) à bord d’avions et de blindés.

Il faut noter toutefois un changement par rapport à l’époque des expéditions coloniales. Ce changement, d’ailleurs, en découle. Nombre d’anciens sujets des empires coloniaux se sont installés sur les territoires des anciennes puissances tutélaires. Ils y ont fait souche ; une partie d’entre eux et la majorité de leurs descendants en ont acquis la nationalité. Il s’agit d’une nationalité pleine et entière, du moins sur le plan formel. Dans la réalité, leurs conditions sociales dégradées, la discrimination de fait à laquelle ils font face quotidiennement limitent leur citoyenneté. Par ailleurs, les imaginaires populaires locaux perçoivent parfois ceux d’entre eux qui ont des origines en pays d’Islam comme une menace, une cinquième colonne prête à se mettre au service d’une entreprise terroriste. Il n’est donc pas question de dresser un tableau idyllique de la citoyenneté dans les pays d’Occident. Toutefois, il faut relever le fait que les limites de la citoyenneté auxquelles sont soumises cette catégorie de citoyens font de plus en plus l’objet de débats et que la majorité des populations "de souche" ne les perçoit plus comme allant de soi. Par ailleurs, ces démocraties n’opposent pas d’objections de principe aux demandes de naturalisation de résidents étrangers, même si l’accès en reste difficile dans certains pays.

 

Qu’en est-il en Israël ? Souvenons-nous du mot d’Uri Avnery décrivant Israël comme "un Etat très démocratique pour les Juifs, très juif pour les Arabes". Il est vrai que la liberté d’expression y est un fait indéniable. Des opposants résolus à la politique de colonisation peuvent s’y exprimer sans encourir les foudres de la censure, pas de façon directe tout du moins. Des Israéliens peuvent même appeler de leurs vœux la fin de l’Etat juif et l’avènement de l’Etat binational sans se retrouver au cachot (ils peuvent tout de même encourir des entraves à leurs plans de carrière !).  Mais, comme le rappelle Uri Avnery, cette liberté n’est accordée qu’aux juifs, à l’exclusion de tous les autres. Il y a dans ce pays dit "démocratique" une sacralisation, non de la citoyenneté au sens que ce concept porte dans les démocraties classiques mais de l’ethnie. Seule la parole juive y est sacrée, y compris celle qui s’oppose au consensus. Goût de la controverse né de l’héritage talmudique ? Rejet de la parole des Gentils perçus comme foncièrement hostiles et volonté de rester dans l’entre-soi ?, Sans doute. Toujours est-il que dans ce pays, la discussion est libre à condition de rester confinée à l’ethnie (est-ce le bon mot ?) dominante. Quand l’armée israélienne subit les accusations de grandes organisations internationales d’avoir perpétré des crimes de guerre comme ce fut le cas naguère à Gaza, l’opinion israélienne s’indigne, non du comportement de son armée, mais des accusations qu’elle rejette en bloc. Les résolutions de l’ONU, l’Avis de la CIJ, les propositions de la Ligue Arabe, les conventions de Genève, tout cela est traité par le mépris. En revanche, le trouble exprimé par quelques soldats juifs la met en émoi. La parole de quelques soldats juifs prime sur celles venues d’un étranger perçu comme hostile par principe. Tout se passe comme si Israël était une Abbaye de Thélème juive avec cette inscription sur son fronton "Fais ce que voudras…, à condition d’être juif" ! Dans sa version rabelaisienne, l’Abbaye n’a pas de murs. L’Israélienne est préservée du monde extérieur par le Mur visible qui éventre la Palestine et le Mur invisible de la haine, ou plutôt du mépris de l’Autre. Existe-t-il une autre nation dont le Président pourrait déclarer benoîtement : "Il y a une énorme différence entre nous et nos ennemis. Pas seulement dans la capacité, mais dans la morale, la culture, le caractère sacré de la vie et la conscience. Ils sont nos voisins ici, mais c’est comme si à quelques centaines de mètres, il y avait un peuple qui n’appartenait pas à notre continent, à notre monde, qui appartenait véritablement à une autre galaxie. " C’est pourtant ce qu’a déclaré Moshe Katsav au Jerusalem Post,  le10 mai 2001. Les propos du rabbin israélien Yitzhak Ginsburg déclarant au Jerusalem Post, 19 juin 1989, que "le sang juif et le sang des goys (non-juifs) ne sont pas les mêmes" sont de la même veine et l’amènent à conclure que "tuer n’est pas un crime si les victimes ne sont pas juives.".

On pourrait établir un florilège des déclarations semblables à celle-ci, émanant de responsables israéliens. Citons la plus "savoureuse", tombée de la plume de Rafael Eytan, un ancien chef d'Etat-Major de l’armée israélienne (la seule armée au monde que les médias appellent par son diminutif, le doux nom de Tsahal. On ne saurait mieux revendiquer la proximité !) : "Les Palestiniens sont des cancrelats dans un bocal". Encore une fois, gardons-nous de toute schématisation. Il n’y a aucun doute quant à la sincérité et la profondeur de l’engagement de citoyens israéliens en faveur de la paix et de la reconnaissance des droits des Palestiniens. Des journalistes comme Amira Haas ou Gideon Lévy honorent leur profession en signant des articles dévastateurs pour l’establishment israélien, sans encourir la prison, ni même un licenciement. Toutefois, on ne peut pas éviter de s’interroger sur cette situation curieuse et, pour tout dire, paradoxale. Habituellement, les régimes qui se trouvent en infraction avec le droit font en sorte de faire taire leur propre population et craignent comme la peste les critiques venues de l’étranger. C’est tellement vrai que le souci premier des opposants dans ces pays est d’alerter les opinions publiques étrangères (occidentales, généralement) car il sait de quel poids elles peuvent peser pour faire reculer les dictateurs. La situation est exactement inverse en Israël. Le pouvoir traite par le mépris les rares velléités des pays occidentaux tentant, sinon de le contraindre à se plier au droit, du moins de tempérer son agressivité. Plus encore, ces pays occidentaux sont tellement contraints dans leur expression à l’égard d’Israël qu’ils se comportent comme des coupables, subissant son arrogance, endurant les pires avanies, acceptant l’humiliation de voir leurs diplomates maltraités comme de vulgaires malfrats. Et que dire de cette hallucinante conférence des donateurs qui réunit 4.5 milliards de dollars pour reconstruire Gaza et s’adresse en conclusion à Israël pour, non pas lui demander de réparer ce qu’il a détruit mais… le supplier d’ouvrir les points de passage pour laisser passer l’aide !

En revanche, les voix intérieures, les voix juives sont respectées, écoutées. En fait, ce sont les seules qui comptent dans cette démocratie censitaire qui repose sur le postulat de base de l’insignifiance du monde extérieur et de la sacralisation de la voix juive.

 

Le règlement du conflit, ou plutôt de la question palestinienne, le mot de conflit renvoyant à une insupportable idée de symétrie, suppose une révolution copernicienne. Il faudrait en effet qu’Israël accepte une autre voix que la sienne, accepte l’idée que le rapport de sujétion ne peut pas être le seul qu’il entretient avec le monde extérieur. Il faudrait qu’il daigne descendre de son Olympe et se fondre dans une humanité dont il doit accepter les règles et le jugement. Alors, peut-être verra-t-il les Palestiniens, ce peuple dont il cause la ruine, comme des gens dignes de respect et d’estime, des gens fréquentables. Alors, peut-être que, las de causer sa ruine depuis des décennies, il acceptera de partager son destin…

Brahim SENOUCI

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