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logohuma-small.gif   Société - Article paru le 23 novembre 2009

Rencontres

ESTHER BENBASSA
« L’éthique, c’est de changer Israël »

Esther Benbassa enseigne l’histoire du judaïsme à l’École pratique des hautes études. Un judaïsme qui est le sujet de ses publications, mais aussi son identité profonde. Assumée et tourmentée, comme en témoigne son dernier livre.

Nous avons rencontré Esther Benbassa dans son bureau de la Fondation Benveniste, qu’elle dirige au sein de l’École des hautes études. Un bureau à son image, chaleureux et accueillant, où elle a sacrifié à l’hospitalité orientale en nous proposant café et chocolats. Orientale, Esther Benbassa l’est jusqu’au bout des ongles. Née en 1950, à Istanbul, dans une famille de la grande bourgeoisie juive, elle y a vécu jusqu’à l’âge de quinze ans avant d’émigrer avec ses parents en Israël, où elle a fait ses études. Normal qu’elle ait l’accent chantant des gens du Sud : ses ancêtres furent chassés d’Espagne sous Isabelle la Catholique et son histoire, comme celle de tant de familles séfarades, fait, comme l’errance d’Ulysse, le tour de la Méditerranée. Avec un point d’ancrage qui lui tient à coeur : Israël, où elle a passé une partie de sa jeunesse et où vit sa « grande famille  ». D’où ce livre, Être juif après Gaza (*), où elle dit le dilemme qui est le sien et qu’elle résume ainsi : « Je ne peux pas être juive sans Israël, ni avec Israël tel qu’il est. »

Le lien des juifs avec Israël, au centre de ce livre, et que vous questionnez, on le sent très fort. Il fait partie de vos racines ?

ESTHER BENBASSA.

Je n’ai pas de racines. Pour moi, être juif, ce n’est pas une question de religion puisque je ne suis ni croyante ni pratiquante. C’est une façon de voir le monde, c’est une éthique, et lorsque cette éthique est remise en question, il ne me reste plus grand-chose… Mais peut-on cesser d’être juif ? Je ne le crois pas.

Comment expliquez-vous le soutien massif des juifs français — 95 %, selon le sondage cité dans votre livre — à l’offensive contre Gaza et, d’ailleurs, à tout ce que fait Israël ?

ESTHER BENBASSA.

Les chiffres, qui sont ceux du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), sont très discutables, et je l’ai dit à son président. Mais il est vrai que le judaïsme français est très lié à Israël. Cela s’explique par le fait qu’il est très marqué par ce « judaïsme de famille », traditionaliste et pratiquant, qu’ont amené en France les juifs venus d’Afrique du Nord. La plupart ont émigré en Israël, où leur religiosité a contribué à la rejudaïsation de l’État d’Israël, comme je l’explique dans le livre : c’est le rôle dans lequel les ont enfermés les pionniers du mouvement sioniste, les Ashkénazes, qui, eux, n’étaient pas très religieux. Ceux qui sont restés en France ont aussi des liens très forts avec Israël, non seulement parce qu’ils y ont une partie de leur famille, mais aussi parce qu’ils sont plus religieux, et qu’en matière religieuse, Israël, Jérusalem, c’est une référence incontournable. Ils sont également plus conservateurs que les juifs américains, où le mouvement libéral est plus ancien et plus développé et où la référence à Israël occupe une place moins importante.

Le judaïsme américain est pourtant l’un des principaux appuis d’Israël…

ESTHER BENBASSA.

Vous avez raison, mais c’est en train de changer. Les sondages réalisés ces dernières années le montrent. En 2007, plus de la moitié des juifs américains – non orthodoxes, bien sûr –, de moins de trente-cinq ans, disaient même que la disparition d’Israël ne serait pas une catastrophe pour eux (page 22), ce qui est inimaginable en France. Je crois qu’après Gaza, il y a eu un questionnement plus grand encore chez les juifs américains, surtout chez les jeunes. Et comme ce qui se passe en Amérique arrive aussi chez nous, je crois que le soutien massif des juifs français à Israël et à chaque guerre s’amenuisera avec le temps. À un moment donné, si Israël continue à se comporter de cette façon, il y aura une distanciation de la diaspora. En même temps, je crains qu’il n’y ait une confusion de plus en plus grande entre les juifs et Israël, et que le rejet de l’attitude d’Israël n’entraîne un rejet des juifs. Ce n’est pas de la prophétie, c’est une peur réaliste…

N’y a-t-il pas une prise de conscience de tout cela en Israël même ?

ESTHER BENBASSA.

Je vais vous dire : je suis arrivée en Israël le 24 décembre 2008 et j’y étais au début de la guerre contre Gaza. En regardant la télévision, on avait l’impression qu’il n’y avait pas de guerre. Elle était invisible. Elle ne dérangeait pas le quotidien des gens. En revanche, il y avait d’immenses affiches partout pour les élections. Je crois que c’était une guerre électorale. Aujourd’hui, avec le rejet du rapport Goldstone, on constate qu’il y a en Israël une sorte d’autisme. Les gens se renferment dans une bulle, comme s’ils voulaient se protéger d’un monde extérieur qui voudrait du mal à Israël. Comme si Israël était assiégé. Mais c’est faux, Israël n’est pas assiégé. Israël a l’armée la plus puissante du Moyen-Orient. Israël est soutenu par les plus grandes puissances, les États- Unis et l’Europe. Israël n’est pas en danger. Mais le réel et l’imaginaire sont deux choses différentes, et depuis que la droite est au pouvoir, elle gouverne en reprenant l’idée de l’impossibilité de rendre des territoires aux Palestiniens, sous prétexte que cela mettrait Israël en péril : « Revenir aux frontières de 1967, c’est revenir à Auschwitz », disait déjà Abba Eban, ancien ministre des Affaires étrangères de l’État d’Israël.

N’y a-t-il pas une instrumentalisation politique de cette mémoire ?

ESTHER BENBASSA.

C’est évident. Quand Ben Gourion a voulu que le procès d’Eichmann se passe en Israël, en 1961, c’était pour faire d’Israël la patrie de tous les juifs du monde. Mais c’est en 1977, quand la droite est arrivée au pouvoir, qu’Auschwitz est devenu le centre de l’idéologie droitière. Doucement, les témoins sont revenus au centre. L’image des fondateurs de l’État, ces combattants grands, forts et blonds, face à celle des juifs qui s’étaient « laissés mener à l’abattoir », s’est renversée. C’est très clair quand on regarde les monuments en Israël. Jusqu’aux années 1970, on est dans l’héroïsme, les monuments les plus importants sont ceux des héros de la guerre d’indépendance. Par la suite, les cimetières seront bordés de grands monuments aux morts de l’Holocauste. Ils deviennent de plus en plus énormes, on en trouve dans toutes les allées des cimetières, avec les noms de tel et tel village de Pologne. Le génocide est là, présent, visible, assigné dans le marbre. À partir de là, les Israéliens vont redevenir juifs à travers la mémoire du génocide. Et, bien sûr, cela va influer sur la diaspora. C’est le retour du refoulé.

Comment sortir de cela ?

ESTHER BENBASSA.

Un jour, les survivants ne seront plus là, et on pourra faire le deuil de la Shoah. Cela donnera l’occasion aux juifs, en Israël comme dans la diaspora, de se positionner plus rationnellement. Cela ne veut pas dire que j’appelle à l’oubli total. Mais il y a un oubli raisonnable, qui garde le souvenir, le tracé de l’histoire, sans être sous l’influence permanente de la peur de la catastrophe. Cela permettra de voir les autres, ceux qui sont en face, non pas comme un danger, mais comme les futurs voisins.

Vous dites : « Je ne peux pas être juive sans Israël. Israël fait partie de la religion que je n’ai pas. » N’est-ce pas contradictoire avec votre distance critique ?

ESTHER BENBASSA.

Je ne pense pas. Je crois vraiment que les juifs restent juifs parce qu’il y a Israël. S’il n’y avait pas eu Israël, il y aurait eu une grande assimilation des juifs après la guerre. Mais si Israël ne fait pas attention, on pourra être juifs sans Israël. C’est ce que montre l’évolution du judaïsme américain. Les chiffres que je donne sont parlants : ils disent qu’on peut être juif sans Israël. C’est possible en Amérique, où le judaïsme est riche, avec une forte appartenance communautaire. En Europe, pas encore. Mais depuis Gaza, un tabou a sauté. Le tabou de l’Holocauste a sauté. Après que les gens ont vu ces images de Gaza à la télévision, quelque chose a changé dans la façon de regarder Israël. Même chez les juifs.

Le Crif dit tout le contraire…

ESTHER BENBASSA.

Oui, mais je ne crois pas un instant aux chiffres qu’il avance. En plus, c’est très mauvais car cela entretient l’amalgame « Israélien égale juif », et cela contribue à l’antisémitisme. J’ai mon baromètre à moi, qui vaut ce qu’il vaut : les messages d’insultes que je reçois de certains milieux juifs quand j’écris un livre ou un article critique. D’habitude, ils se chiffrent à des centaines. Cette fois, j’en ai peut-être reçu cinq. Cela montre qu’il y a un questionnement. Quelque chose a bougé, malgré les postures figées et l’autodéfense. Il me semble qu’avec ce livre, j’ai donné une voix aux silencieux, à ceux qui se posent des questions et qui n’osent pas encore le dire. Les juifs n’ont pas tellement envie d’assumer les erreurs d’Israël. Je ne crois pas qu’ils continueront longtemps à soutenir un État qui a été, à leurs yeux, une éthique et qui ne l’est plus. Je crois vraiment que la diaspora doit imposer à Israël une éthique pour éviter le décrochage dont je parlais tout à l’heure.

Au fond, pour vous, le judaïsme, c’est une éthique ?

ESTHER BENBASSA.

Exactement. C’est ce qu’il a symbolisé depuis le XIXe siècle. Il y a toujours eu chez les juifs, tout juste sortis des ghettos, une sensibilité à l’autre. C’est pourquoi on trouve beaucoup de révolutionnaires juifs, mais aussi les premiers grands anthropologues, avec une sensibilité aiguë à l’égard des minorités. Le premier opéra mettant en scène des Noirs, aux États-Unis, Porgy and Bess, est l’oeuvre d’un juif, George Gershwin, et cela dès 1935 ! En France, en mai 1968, les jeunes juifs, de Geismar à Cohn-Bendit, se battaient au premier rang. Malheureusement, aujourd’hui, ils sont devenus comme les autres. La plupart des intellectuels juifs ont trahi cette éthique, et je pense qu’Israël joue un rôle dans cette trahison des clercs. Pour moi, Israël fait partie de mon identité, mais pas Israël tel qu’il est. Israël aurait dû être différent. Vouloir le changer, c’est rester dans l’éthique.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR FRANÇOISE GERMAIN-ROBIN

(*) Être juif après Gaza. Éditions du CNRS, 2009, 4 euros.

BIBLIOGRAPHIE

Après avoir été directrice de recherches au CNRS (1989-2000), Esther Benbassa est directrice d’études à l’École des hautes études (Sorbonne) et y dirige depuis 2002 la Fondation Benveniste, centre de recherches indépendant soutenu par des fonds privés et spécialisé dans l’histoire des juifs séfarades. Elle a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire du judaïsme dont certains avec son mari, Jean-Christophe Attias, spécialiste du judaïsme médiéval. Ils ont obtenu en 2006 le prix Seligmann contre le racisme pour Juifs et musulmans, une histoire partagée, un dialogue à construire.

PRINCIPAUX OUVRAGES :

- Histoire des juifs de France (Points Histoire, 2000)
- Israël, la terre et le sacré, avec J.-C. Attias (Flammarion, 2001)
- Histoire des juifs séfarades, de Tolède à Salonique (Points Histoire 2002)
- Le Juif et l’Autre, avec J.-C. Attias (Le Relié, 2002)
- La République face à ses minorités (Fayard, 2004)
- La Souffrance comme identité (Fayard 2007)
- Petite Histoire du judaïsme (Librio 2007)
- Dictionnaires des mondes juifs (Larousse 2008)
- En préparation. Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations, ouvrage collectif à paraître chez Larousse.

Notre dossier Israël - Palestine

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