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http://medias.lemonde.fr/mmpub/img/lgo/lemondefr_pet.gif   Articles parus dans l'édition du 24 décembre 2009

Reportage

Depuis1988, des médecins juifs et arabes,
réunis au sein d’une association israélienne,
soignent ensemble les Palestiniens des territoires occupes

Consultations particulières

Tekoa (sud de Bethléem), envoyé spécial

Par chance, les deux minibus ne seront pas retenus longtemps au check-point de Bethléem : il arrive que cette caravane insolite composée de médecins israéliens et palestiniens suscite d'interminables tracasseries sécuritaires. La vocation de Physicians for Human Rights (Médecins pour les droits de l'homme) n'est pas facile à expliquer à des militaires habitués à considérer tout Palestinien comme un terroriste en puissance : des juifs qui veulent soulager les souffrances du peuple palestinien, c'est suspect...

Les médecins font preuve de flegme : nombre d'entre eux ont rejoint l'association à ses débuts, en 1988, et les "journées médicales" du samedi, qui se déroulent çà et là en Cisjordanie, sont presque une routine pour les quelque 70 praticiens les plus assidus. Tous considèrent Médecins pour les droits de l'homme comme un ambassadeur chargé de présenter un visage moins manichéen de la société israélienne et des relations israélo-palestiniennes.

Dans le minibus qui brinquebale sur les routes bordées de champs d'oliviers, le professeur Raphi Walden, qui en est la cheville ouvrière, insiste sur cette pédagogie : "Notre démarche est humanitaire, mais elle est aussi politique : en manifestant notre solidarité avec le peuple palestinien, nous voulons montrer que les Israéliens ne sont pas tous comme ceux que les habitants de Cisjordanie rencontrent aux check-points, l'arme à la main."

"La fraternité entre nos deux peuples est possible ; deux Etats vivant côte à côte, c'est possible. En soignant chaque semaine des centaines de patients, nous touchons quelques milliers de Palestiniens, qui auront ainsi une vision différente de l'occupant", ajoute-t-il, au moment où les minibus passent l'entrée en "zone A", sous responsabilité de l'Autorité palestinienne, où les Israéliens n'ont pas le droit d'entrer...

Le village de Tekoa, situé à 13 kilomètres au sud de Bethléem, est une communauté de 10 000 habitants entourée de trois implantations juives, dont les colons mènent la vie dure aux paysans. Les ONG palestiniennes Palestinian Medical Relief Society (PMRS) et Patient's Friends Society ont, en principe, préparé le terrain. Chaque samedi, elles proposent à Médecins pour les droits de l'homme un village où les carences sanitaires sont criantes. Parfois, la coordination est mauvaise. C'est le cas aujourd'hui, si l'on en juge par la foule clairsemée qui attend devant l'une des écoles du village. Les choses s'amélioreront après que l'on aura rameuté du monde, par des appels à la mosquée. Les salles de classe décorées de dessins d'enfants ont été transformées en salles de consultation, et la pharmacie mobile placée au rez-de-chaussée est vite assiégée. Les femmes portent un foulard et les vieillards sont coiffés du keffieh. Une multitude d'enfants, ravis de ces visiteurs pas comme les autres, courent partout. Dix médecins, la plupart israéliens, sont à pied d'oeuvre.

Le représentant de la municipalité, Tyseer Abu Mefreh, rappelle qu'un gamin de 16 ans a été tué, en 2008, par l'armée israélienne, pour avoir "lancé une pierre". "Zone A" ou pas, Tsahal entre régulièrement dans le village, et la directrice de l'école assure que les Israéliens ne veulent pas la paix. C'est aussi l'avis d'Hassan Matani, médecin arabe-israélien et vétéran de l'association, pour qui celle-ci représente "l'espoir que la société israélienne va ouvrir les yeux sur le peuple palestinien".

Michael Atlas, gynécologue israélien, est moins optimiste : il craint qu'un Etat palestinien ne devienne un bastion du Hamas, et ajoute : "Nous aussi, en Israël, nous avons nos fanatiques, avec les colons." Ce jour-là à Tekoa, la politique, la médecine et les droits de l'homme forment un tout. La courte intervention du professeur Walden sera à l'unisson : "Nous sommes heureux d'être avec vous. Notre mission est double : vous apporter une aide médicale et manifester notre solidarité avec le peuple palestinien, contre l'occupation (israélienne) et pour la paix."

Des murmures approbateurs s'élèvent, avant que chacun s'égaille vers ses patients. L'association regroupe un millier d'adhérents et son budget annuel, constitué de dons, avoisine 5 millions de shekels (921 000 euros). Mais bien des aspects échappent à toute comptabilité financière, car il s'agit de faire du lobbying auprès des autorités israéliennes, du corps médical, de la presse et de la justice, pour convaincre les uns et les autres que les malades palestiniens les plus atteints, qui n'ont pas accès à des traitements complexes, doivent pouvoir se faire soigner dans les hôpitaux israéliens.

La réponse des autorités est positive une fois sur deux ; celle du corps médical l'est presque toujours. Les difficultés sont multiples, car un enfant malade doit être accompagné d'au moins un membre de sa famille, qu'il faut nourrir et loger. Autant de défis qu'une chaîne de solidarité s'efforce de relever. Le gouvernement israélien considère d'un oeil critique cette association de "gauchistes humanitaires". "Nous ne lui devons rien", insiste Raphi Walden.

Les Médecins pour les droits de l'homme ne sont pas dévoués à la seule cause palestinienne : une clinique ouverte près de Jaffa accueille les immigrés légaux et illégaux, un département de l'association s'occupe des populations bédouines du Néguev, un autre des droits des prisonniers arabes et juifs, un autre encore de la pauvreté en milieu israélien, enfin des médecins arabes-israéliens effectuent des missions médicales à Gaza.

D'autres associations israéliennes oeuvrent dans le même sens et concourent à atténuer l'image d'une société israélienne figée dans l'intransigeance vis-à-vis des Palestiniens : B'Tselem, le centre d'information sur les droits de l'homme dans les territoires occupés, les Rabbins pour les droits de l'homme, Machsom Watch, qui surveille les check-points, HaMoked, le centre pour la défense de l'individu, Yesch Din, qui apporte son concours aux paysans palestiniens dont les champs d'oliviers sont vandalisés par les colons, tous tentent de compenser la toute-puissance de l'Etat d'Israël et de Tsahal, son bras armé.

A Tekoa, la journée se termine sur un bilan mitigé : 200 patients seulement ont bénéficié des soins de Médecins pour les droits de l'homme, soit moins de la moitié du bilan habituel. Les cas les plus graves seront hospitalisés en Israël et, comme chaque samedi, la pharmacie mobile a distribué pour quelque 20 000 shekels (3 800 euros) de médicaments. "Une goutte d'eau dans la mer", résume Raphi Walden, mais elle peut être porteuse d'"une meilleure compréhension entre Israéliens et Palestiniens".

Laurent Zecchini

Portrait

Les vies de Raphi Walden, médecin humanitaire

Tel-Aviv, correspondant

Une pile de dossiers de malades palestiniens est posée sur une étagère du bureau du professeur Raphi Walden, à l'hôpital Sheba de Tel-Aviv. C'est ici que se déroule l'une de ses vies, comme directeur adjoint du plus grand hôpital d'Israël et du Proche-Orient. L'autre s'égrène au hasard des villages de Cisjordanie, où, comme chirurgien vasculaire, il va soigner gratuitement les Palestiniens, avec ses amis de l'association Médecins pour les droits de l'homme, dont il est l'un des fondateurs.

Sa démarche de militant humanitaire ne lui vaut pas que des amis dans un establishment israélien marqué à droite. "Mais, au moins, assure-t-il, ils me respectent." Il y a peu, en présence du président Shimon Peres - dont il est à la fois le gendre et le médecin personnel -, les insignes d'officier de la légion d'honneur lui ont été remis par Bernard Kouchner . "Pour moi, dit-il, c'était comme si je bouclais mon histoire personnelle avec la France."

Une histoire mouvementée. Qu'il doit à son grand-père, que la crise de 1929 avait mis sur la paille et convaincu de quitter la Pologne, berceau de la famille depuis quatre siècles, pour la France. Tous les autres membres de la famille Walden ont péri dans le ghetto de Varsovie et dans la Shoah. La France, ce fut Nancy, Paris, puis Bergerac, en Dordogne, où toute la famille se cachera pendant l'Occupation. Arrivé en Israël à l'âge de 9 ans, Raphi Walden fera ses études de médecine.

Comme pour tous les Israéliens, les guerres sont les repères de sa vie. Interne lors de la guerre des Six-Jours, en 1967, il fera celle de Kippour, en 1973, en "Afrique", de l'autre côté du canal de Suez. Comme tous les médecins de Tsahal, il est en première ligne. "Si nos soldats ont beaucoup d'assurance au combat, explique-t-il, c'est parce qu'ils savent qu'ils seront secourus dans les minutes qui suivent un accrochage." Il accompagne des opérations de commando, en Egypte, dans la vallée du Jourdain, puis, en 1992, au Liban. Pendant ces années, dit-il, "je me suis efforcé de respecter l'idéal de faire de Tsahal l'armée la plus morale du monde, ce qui signifie notamment soigner les blessés de l'ennemi". Il reconnaît que, lors la guerre de Gaza de l'hiver 2008, cet idéal a été battu en brèche, l'armée israélienne n'ayant pas fait son devoir pour soulager les blessés palestiniens.

Laurent Zecchini

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