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http://medias.lemonde.fr/mmpub/img/lgo/lemondefr_pet.gif                                        Article paru dans l'édition du 29 mai 2010

Les chemises moisies de Gaza

Par Benjamin Barthe

 

http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2010/05/29/les-chemises-moisies-de-gaza_1364938_3218.html#xtor=AL-32280340

 

Ce devait être la livraison miraculeuse, comme une bouffée d'air frais en plein désert. A la mi-avril, quand Hamza Abou Helal, importateur de textile à Gaza, a vu arriver ses premiers conteneurs en l'espace de trois ans, il s'est précipité sur la cargaison, a déchiré les cartons, ouvert l'emballage plastique et... manqué défaillir.

Les chemises made in China, avec son patronyme brodé sur l'étiquette, exhalaient une odeur pestilentielle. Plus de la moitié du chargement était maculée de moisissure. Huit mille articles bons à jeter, victimes du blocus israélien. "De la Chine à Ashdod (le grand port israélien, au nord de Gaza), les conteneurs ont mis vingt-cinq jours, raconte le malheureux, face à un tas de vêtements en état de putréfaction avancée. Mais d'Ashdod à Gaza, il a fallu trois ans durant lesquels ma commande a pourri à petit feu."

Les déboires d'Hamza Abou Helal en disent long sur la mécanique du bouclage israélien de Gaza, où se mêlent hantise sécuritaire, bureaucratie ubuesque et calculs politiques, le tout empaqueté dans un feuilleton interminable aux accents tragi-comiques. A la faveur de la trêve de l'été-automne 2008 et de l'allégement du blocus qui avait suivi, le marchand gazaoui avait dédouané une partie de ses commandes, entreposées sur les docks d'Ashdod depuis juin 2007, date de la prise du pouvoir du Hamas à Gaza et du verrouillage des points de passage avec Israël.

Les camions avaient pris la route de Kerem Shalom, l'unique canal de ravitaillement de l'enclave, par où transitent les rares produits autorisés par le ministère israélien de la défense. Mais au mois de décembre 2008, avec le démarrage de la guerre de Gaza, le terminal s'était refermé devant le convoi. Dans l'incapacité de renvoyer la cargaison sous les hangars d'Ashdod, Hamza Abou Helal s'était résolu à la stocker dans le jardin de son chauffeur, exposée à l'humidité.

Un premier mois, un deuxième, un troisième, et ainsi de suite jusqu'à ce que, en avril 2010, confronté à une pétition des importateurs de textile gazaouis devant la Cour suprême, le général israélien Eitan Dangot, grand ordonnateur de la mise en quarantaine de Gaza, ne consente à faire un geste. A trois conditions : que les commandes aient été passées avant juin 2007, qu'elles aient été destinées à Gaza et que le type d'article soit spécifié, suggérant par là que certains vêtements pourraient être plus dangereux que d'autres... C'est ainsi que, après d'interminables procédures, Hamza Abou Helal a réceptionné sa pile de cartons empoisonnés.

A l'énoncé de cette histoire, Ali Al-Hayek, le vice-président de l'Association des hommes d'affaires de Gaza, lâche un long soupir et saisit le revers de sa veste. "Regardez ce costume, dit-il. C'est un Pierre Cardin. Je l'ai reçu vingt-quatre heures après avoir passé commande. Il est arrivé par les tunnels creusés à Rafah sous la frontière avec l'Egypte. C'est une évidence : le blocus ne marche pas. Mieux : le Hamas en profite. Il s'enrichit grâce aux multiples taxes qu'il lève sur la contrebande." Pour Ali Al-Hayek, "les seuls qui trinquent sont les marchands traditionnels", et "si Israël voulait véritablement affaiblir le Hamas, il lèverait le blocus. Le marché noir s'effondrerait aussitôt et l'Autorité palestinienne récupérerait à son profit les taxes sur les importations".

Un simple détour par une épicerie de Gaza corrobore l'analyse : les rayonnages débordent de produits à l'emballage bosselé ou poussiéreux, signe imparable de leur séjour souterrain. D'après l'ONG israélienne Gisha, qui tient la comptabilité du blocus, près de 4 300 types de marchandises empruntent les tunnels de Rafah.

Même le ciment, introuvable il y a encore quelques mois, parvient désormais sur le marché local, tirant les entreprises de la torpeur où elles étaient plongées depuis 2007. "Environ un tiers des établissements industriels ont repris leur activité et un quart des compagnies de construction ont recommencé à travailler, assure un économiste gazaoui. L'économie parallèle fonctionne à plein régime."

L'économie "officielle", en revanche, est sinistrée. L'armée israélienne n'autorise l'importation que de 81 articles différents, sélectionnés selon une logique qui laisse perplexe. La cannelle est permise, mais la sauge et la coriandre sont prohibées, les conserves peuvent rentrer à l'exception des fruits au sirop, les désodorisants pour toilettes ont le feu vert, mais pas la confiture...

A quoi rime cet inventaire militaire à la Prévert ? Silence radio. Justifier ces choix "pourrait affecter la sécurité nationale et les relations diplomatiques", affirme le Cogat (Coordinator of the Government Activities in the Territories), le département de l'armée dirigé par le général Dangot, qui dose l'approvisionnement de Gaza et qui n'a pas donné suite à la liste de questions transmise par Le Monde.

Dans ces circonstances, le travail d'Ayman Hamada ressemble à une partie de poker. Importateur de produits alimentaires, il ne sait jamais à l'avance si sa commande franchira les grilles de Gaza. "J'ai 300 tonnes de halwa (un dessert à base de pâte de sésame) entreposées à Ashdod depuis septembre 2008, dit-il. J'ai payé 75 000 dollars de frais de stockage pour rien car la date de péremption vient de passer. Au total, c'est 1 million de dollars foutu en l'air !" Avec l'usine de production de concentré de tomate qu'il possède, la frustration est similaire. L'armée l'empêche d'importer les boîtes de conserve vides qui lui permettraient de relancer son activité, mais laisse en revanche passer vers Gaza des tubes de concentré produit en Israël...

"Le principe du blocus, c'est "pas de développement, pas de prospérité, mais pas de crise humanitaire"", affirme un responsable humanitaire français, familier de ce dossier. Il convient que le blocus a été un peu desserré et que les convois de médicaments et de nourriture, dont dépendent près d'un million d'habitants, ne rencontrent jamais de problèmes pour rentrer dans Gaza.

 

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