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http://medias.lemonde.fr/mmpub/img/lgo/lemondefr_pet.gif                            Article paru dans l'édition du 12 juin 2010

 

Manuel Musallam : "Il faut sortir de la guerre de religions"

Par Josyane Savigneau

 

 

Dans votre livre d'entretiens avec Jean-Claude Petit, "Curé à Gaza" (éditions de l'Aube, 208 p., 18 euros), l'un des maîtres mots est "réconciliation". Or la violence est constante. Croyez-vous toujours à la paix entre Israéliens et Palestiniens ?

Comme prêtre, et sans être prophète, j'essaie de considérer les choses sur le long terme. Aujourd'hui, on le voit encore avec le raid israélien contre la flottille humanitaire le 31 mai, la paix est impossible. Je crois qu'Israël bloque tout. Il y a des Israéliens et des Palestiniens de bonne volonté, qui, pour l'heure, ne peuvent pas grand-chose contre les fanatiques de tous les camps. Mais la paix finira par arriver.

 On entend et on lit des choses terribles, par exemple que les lieux saints chrétiens et musulmans sont des lieux païens. Il y a des gens qui ne pensent qu'à exclure et à avancer vers le Grand Israël, vers un Etat pur. Il faut arrêter cela. Mais d'abord il faut des frontières claires. En ce moment, on peut se demander où est Israël ? Est-ce l'Israël d'occupation ? Est-ce celui des frontières de 1967 ? Est-ce l'Israël d'Oslo ? C'est un Etat qui flotte. Chez nous, ce qui n'a rien à voir avec ce qu'on entend à l'extérieur, on ne dit plus Israël/Palestine, on dit chrétiens/musulmans/juifs. Il faut sortir de la guerre de religions.

Selon vous, la paix ne pourra-t-elle être envisagée que lorsqu'on aura réglé la question de Jérusalem ?

Jérusalem est la clé de la paix. Il faut que cette ville ait un statut particulier, pour qu'aucune nation ne puisse l'annexer, ou prendre le glaive pour, comme on disait autrefois, la libérer. Les trois religions sont là-bas chez elles. Mais il faut aussi résoudre le problème de l'occupation en général. C'est comme un cancer. Si on en finit avec l'occupation, on enlève la maladie. En ce moment, la maladie est à Jérusalem, à Gaza, en Cisjordanie... Peut-on retrouver une certaine sérénité ? Il le faut pour penser l'avenir. Et il faut cesser de diaboliser les musulmans.

Vous êtes palestinien et catholique, donc minoritaire. Comment vivez-vous cela ?

Je suis palestinien, je suis arabe, je suis chrétien, catholique, et je suis prêtre. Mais pas pour défendre une minorité. Je dois annoncer et vivre le message d'universalité de l'Evangile. C'est pourquoi j'ai créé et dirigé une école qui accueillait les enfants de toutes les religions. Il y avait environ cent cinquante chrétiens et un millier de musulmans. Je travaillais pour mon peuple, pas pour une communauté. Le terrain avait été donné par Yasser Arafat, la construction a été financée par l'Espagne, et la direction était catholique.

C'était une école qui se voulait novatrice en matière de pédagogie.

Nos pères et nous, nous avons vécu dans l'humiliation et la pauvreté. Il faut aider les jeunes à rompre avec ce sentiment, leur donner un avenir. L'éducation est une des manières de leur permettre d'avoir un avenir. De les convaincre qu'il faut changer de mentalité, d'habitudes, de vision. Et que la guerre n'est pas une solution. Pour préparer un monde nouveau, il faut dès maintenant préparer les enfants qui seront les leaders de demain. Et les convaincre qu'il ne s'agit pas de mourir pour la Palestine, pour la libérer, mais qu'il faut vivre pour la Palestine, pour la développer. Il faut d'abord essayer de cohabiter avec Israël, de coexister. C'est le premier pas. Deux Etats, c'est la première étape. Mais pour le futur, il faut encore autre chose. Il ne faut pas continuer à seulement coexister, coopérer. Il faut vivre ensemble, exister ensemble. Devenir un peuple.

Evidemment, les chrétiens et les musulmans n'ont pas la même position sur le sujet. Pour les chrétiens, il faut faire à la fois justice, vérité et réconciliation. C'est le message du Christ. Pour les musulmans, il faut absolument les droits d'abord et la paix ensuite. Le Fatah est plutôt sur la position des chrétiens : on n'a pas d'autre choix que les pourparlers. Le Hamas a la position inverse : il veut la justice d'abord. Mais le Hamas n'est pas tout le peuple palestinien, ce n'est pas avec lui qu'Israël doit discuter.

Pourquoi, alors que vous avez vécu en Palestine, vous sentez-vous un exilé ?

Je ne me sens pas de racines. L'histoire de ma famille est une histoire de personnes déplacées. Mon grand-père, en 1917, a dû quitter Bir Zeit, qui était pris sous le feu des Anglais et des Turcs. Avec mon père, qui avait 1 an et demi et était très fragile. On pensait qu'il n'allait pas survivre. Je suis le produit de cet exil. Et puis j'ai vu la guerre. Ordonné prêtre, j'ai été envoyé en Transjordanie. J'y ai vu la guerre de 1967. J'ai perdu mes papiers. Puis je suis resté vingt-cinq ans à Zababdeh (Cisjordanie), toujours sans papiers, enfin je suis allé à Gaza et j'ai eu une carte d'identité. J'ai quitté Gaza en 2009, et je suis revenu à Bir Zeit, le lieu familial. Mais je dois obtenir d'Israël, tous les trois mois, un permis de séjour. Il est possible qu'on me renvoie à Gaza. Il faut des permis pour sortir de tous les lieux... Je suis donc toujours un exilé.

Les juifs israéliens sont souvent des exilés aussi. Les comprenez-vous ?

S'ils continuent ainsi, ils resteront à jamais des exilés. Pour en finir avec cela, il faut construire une maison ensemble.

Les Européens et les Américains vous semblent avoir une responsabilité dans la situation au Proche-Orient. Qu'attendez-vous d'eux ?

Ils ne font pas grand-chose pour que les résolutions des Nations unies soient appliquées. Par exemple, à propos du mur. Il y a une résolution qui dit qu'Israël doit en revenir aux frontières de 1967. Elle reste lettre morte. De même, que fait-on pour résoudre la question du statut de Jérusalem ? Nous, Palestiniens, avons le sentiment que les résolutions internationales sont appliquées partout sauf chez nous. Et nous ne menaçons pas la sécurité d'Israël.

En 1995, quand vous avez pris vos fonctions à Gaza, c'était un moment d'espoir.

Pas vraiment. Déjà à ce moment-là, on ne pouvait pas circuler librement. Cependant, après les accords d'Oslo, il y avait tout de même un espoir de développement. Israël avait l'homme qui pouvait faire avancer les choses, Rabin. Il a été assassiné. Il a quand même laissé une sorte de trésor, un testament qu'il faudrait respecter. En 1995, en effet, à Gaza, malgré les difficultés, on construisait, on jouait, on chantait. Moi j'ai formé des scouts et organisé des fêtes. J'ai appris à des jeunes le folklore palestinien. Malheureusement, aujourd'hui, il ne reste rien de tout cela. Tout est à refaire.

Pourquoi vous a-t-on fait quitter Gaza ?

Ce n'est pas la bonne question. La question est : "Pourquoi n'ai-je pas été remplacé par un prêtre arabe palestinien ?" C'est un Argentin.

Pensait-on que vous étiez trop engagé politiquement et qu'il fallait à Gaza un prêtre plus neutre ?

J'ai contesté la visite du pape en Israël. J'avais écrit à Benoît XVI pour lui demander de passer par Gaza. Pour moi, ne pas y être venu est une gaffe de l'Eglise. Je ne me suis pas opposé au pape, je l'aime et je le respecte. Mais j'étais contre le plan de sa visite. Il a donné trois jours aux Jordaniens, trois jours aux Israéliens, mais pour les Palestiniens, il n'a fait qu'une messe dans un camp. Ce n'était pas suffisant, je l'ai dit et écrit. La hiérarchie de l'Eglise n'a pas apprécié ma liberté de parole.

Que faites-vous désormais ?

Depuis, je suis à Bir Zeit, le Fatah m'a confié un poste. Dans sa commission des relations internationales, je suis président du département chrétien. Je dois m'occuper des relations avec les chrétiens du monde entier. J'ai pour cela un bureau à Ramallah et j'en ai ouvert un à Bir Zeit. Dans le comité islamo-chrétien, où j'ai été nommé par le président de l'Autorité palestinienne, je dois aussi nouer le dialogue avec les musulmans du monde, et suivre le développement du dialogue entre musulmans et chrétiens au niveau mondial. Nous préparons dans ce cadre une conférence sur l'avenir de Jérusalem.

 

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