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LeMonde.fr     Article paru dans l'édition du 14 août 2010

Politique, sécurité et business à

La traversée du pont Allenby

L’envoyé spécial du Monde s’est glissé dans la peau d’un Palestinien qui, partant en vacances, veut rejoindre l’aéroport d’Amman, en Jordanie. Pas simple !

Pour les Palestiniens qui ont la chance de partir à l'étranger cet été, les vacances débutent par une question angoissée : "Kif al-jesser", "Comment est le pont" ? Le pont en question s'appelle Allenby. Il enjambe le Jourdain et constitue le seul point de passage entre la Cisjordanie et le royaume de Jordanie, c'est-à-dire entre la vie sous occupation et la vie normale.

Ne pouvant accéder à l'aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv du fait du veto d'Israël, les Palestiniens n'ont d'autre possibilité que d'emprunter celui d'Amman et donc de traverser ce fameux pont, point de départ de leur délivrance. Chaque année, il voit passer 1,5 million de voyageurs.

A l'ouest, le terminal israélien, à l'est, le terminal jordanien. Entre les deux, un no man's land de 4 km. A quoi bon angoisser pour une distance aussi courte ? Parce que la franchir prend autant de temps qu'un Paris-Marseille en voiture. Sept heures quand le trafic est fluide. Douze les jours classés noirs. Méconnu parce que les journalistes étrangers qui s'y aventurent ont droit à un traitement de faveur, le pont Allenby est un condensé de toutes les calamités dont les Palestiniens sont affligés : bureaucratie, corruption et tyrannie sécuritaire. Le Monde s'est glissé dans un groupe. Suivez le guide.

STATION 1 GARE ROUTIÈRE DE JÉRICHO

La course d'obstacles commence un jour avant le vol. Sachant que le pont ferme à 21 heures et que la durée de traversée est imprévisible, la plupart des candidats au voyage optent pour un départ la veille du décollage. A Ramallah donc, vous grimpez dans un taxi collectif, direction Jéricho, la ville-oasis de la vallée du Jourdain. La course coûte 50 shekels (10 euros). Les Israéliens peuvent entrer en Jordanie dans leur propre voiture, mais les Palestiniens n'en ont pas le droit, à l'exception du président et de son entourage. Pourquoi ? "Les Israéliens refusent, ce sont eux qui commandent les portes", soupire Mounir Salama, conseiller à la présidence palestinienne.

Une heure plus tard, vous descendez à la gare routière de Jéricho. Les porteurs se jettent sur vos valises. Payez 3 shekels par bagage et rajoutez un bakchich. Puis pénétrez dans le hall de départ, prenez un numéro de passage et patientez. "Il y a deux semaines, quand ma fille est arrivée à la gare, il y avait 680 personnes devant elle, alors même qu'elle s'était levée à 5 heures", raconte Essam Aruri, un avocat. Quand arrive votre tour au guichet, payez 143 shekels de taxes de sortie. Israéliens et Palestiniens s'en partagent le bénéfice à égalité.

STATION 2 PORTE AL-ALAMI

Vous montez dans un bus. Le ticket a coûté 10 shekels. Le soleil tape mais le conducteur ne démarre pas. Respirez. Patienter dans un bus plus ou moins bien climatisé est un principe de base à Allenby. 30 minutes plus tard, le voilà qui bouge. Il roule 300 m puis s'immobilise à nouveau. Tout le monde descend. Vous êtes arrivés à la porte Al-Alami.

Vous faites la queue pour passer à travers un portillon électronique, sous le regard d'un soldat barricadé dans une casemate, dont le fusil pointe par une meurtrière. Un deuxième bus vous attend à l'issue du contrôle. Vous grimpez et il s'ébranle. Il roule 100 m, traverse la route qui longe la vallée du Jourdain, parcourt 300 m supplémentaires et s'immobilise. Cette fois, personne ne descend. En face, c'est le poste de contrôle routier du terminal israélien. "Il m'est arrivé d'attendre deux heures à cet endroit, dit Rashid Shaheen, un journaliste. Sans savoir pourquoi. Les Israéliens n'expliquent jamais." La barrière se lève, le bus descend les lacets de la vallée et parvient, 5 minutes plus tard, au bâtiment du terminal.

STATION 3 TERMINAL ISRAÉLIEN

Cheveux ras, lunettes noires et doigt sur la gâchette du M16 : les robots d'une compagnie de sécurité privée vous accueillent à la descente du bus. Un nouveau détecteur de métaux vous attend aussi. Oui, la ceinture de votre jean doit être ôtée, comme la fois précédente. Mais ne la remettez pas. Car 30 m plus loin, un troisième portillon surgit, plus sophistiqué celui-là. Posez vos affaires sur le tapis du scanner adjacent et traversez-le. N'oubliez rien dans vos poches, vous vous exposeriez à un viril "Erjaa !" ("Recule !") de la matrone qui supervise le portillon.

Vous voilà au contrôle des passeports. File d'attente d'abord puis tête-à-tête avec une fonctionnaire de police. Si elle vous dit d'attendre sur le côté, débrouillez-vous pour dénicher une chaise et un bon livre. "Un jour, je suis reste bloqué six heures à cet endroit, dit Rashid Shaheen. Puis un agent du Shin Beth (les services secrets israéliens) m'a appelé. Il m'a posé une dizaine de questions élémentaires. Et il m'a relâché. Quand je lui ai dit qu'Israël pourrait trouver un moyen d'assurer sa sécurité sans piétiner notre dignité, il a répondu "inch'Allah"".

Ces formalités achevées, vous grimpez dans votre troisième bus. Par la fenêtre, vous apercevez Ahmed, le fils d'un ministre de l'Autorité palestinienne. Grâce au wasta ("piston") paternel, il a obtenu un traitement privilégié. Une hôtesse tout sourire le conduit à une berline gris métallisé, qui démarre plein pot et dépasse votre bus qui s'est arrêté au bout de 500 m sur un parking couvert. C'est là qu'attendent les bagages, déposés dans des casiers. Ne vous plaignez pas. Il y a quelques mois encore, ils étaient jetés à terre au milieu des flaques d'huile. Après avoir attrapé votre valise, vous faites la queue pour payer le ticket de votre quatrième bus : 20 shekels, bakchich compris.

STATION 4 TERMINAL JORDANIEN

Le bus a traversé le désert en ligne droite puis s'est garé dans la cour du terminal jordanien face à un portrait géant du roi Abdallah, le regard mou. Dans la salle d'arrivée, les enfants, abrutis de fatigue, se relaient pour hurler. Le sol est jonché de résidus de pique-nique et un relent nauséabond s'échappe des toilettes. Une heure d'attente au minimum. Beaucoup plus si les moukhabarat ("services secrets") demandent à vous voir. Pourquoi ? Eux le savent, cela suffit. Après le tamponnage de votre passeport, vous réglez une taxe de 10 dinars (10 euros), réservée aux Palestiniens.

Dix mètres plus loin, vous lâchez encore quelques pièces pour récupérer votre valise. "Le principe d'Allenby, c'est que tu achètes ta propre humiliation, tu paies quelqu'un pour t'opprimer", lâche Hazem Kawasmeh, un homme d'affaires. Calmez-vous, le calvaire est presque terminé. Encore 20 dinars pour la course jusqu'à Amman. C'est votre sixième moyen de transport. Votre portefeuille s'est allégé d'environ 80 euros. L'Etat d'Israël et le royaume de Jordanie vous souhaitent de bonnes vacances.

Benjamin Barthe


Politique, sécurité et business

Hazem Kawasmeh a un rêve. "Faire Ramallah-Amman en deux heures, sans changer de bus, pour 15 dollars." Depuis un an, cet homme d'affaires pilote, avec d'autres personnalités de Cisjordanie, la campagne "Karameh" ("dignité"), destinée à mettre un terme au chaos en vigueur sur le pont.

En réaction, l'Autorité palestinienne a amélioré le confort de la gare de Jéricho et renoncé à une recette de 13 shekels (2,60 euros) par passager. Mais la marge de manoeuvre est faible. L'essentiel de la procédure se déroule en territoire soit jordanien, soit sous contrôle israélien. Les accords de paix d'Oslo avaient accordé au régime palestinien une présence symbolique dans le terminal, qui depuis 1967 est géré par israël : ses fonctionnaires réceptionnaient les passeports avant de les transmettre à des agents israéliens, situés dans leur dos, derrière une vitre sans teint. Mais Israël a mis un terme à ce trompe-l'oeil en 2000, après le début de l'Intifada.

Pour des raisons de sécurité, mais surtout politiques, ses dirigeants refusent depuis de concéder la moindre parcelle de souveraineté dans cette zone sensible. L'Etat juif ne fait pas pour autant d'efforts pour y améliorer la situation. A la mi-juillet, ses agents, en sous-effectif, déclenchèrent une grève surprise, forçant des centaines de voyageurs à faire demi-tour et à dormir dans la gare de Jéricho. La Jordanie, de son côté, n'a pas non plus intérêt à agir. Elle ne considère pas le pont Allenby comme un poste frontière - occupation oblige - et ne voit pas d'un bon oeil le transit sur son sol de milliers de Palestiniens. L'inertie est d'autant plus grande que ce système anarchique remplit les poches de certains.

La perspective d'une attente interminable draine des milliers de passagers vers le tiroir-caisse de la société mixte israélo-jordanienne qui gère la filière VIP et garantit, moyennant 46 dollars, un traitement préférentiel. Politique, sécurité et business : sur le pont Allenby, les Palestiniens sont pris en sandwich.

Benjamin Barthe

La traversée du pont Allenby à

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