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LeMonde.fr     Article paru dans l'édition du 22 août 2010.

L'affaire des photos de la soldate Abergel
révèle certaines failles de la société israélienne

Eden Abergel ne veut pas se taire. Et ses compatriotes ne veulent pas vraiment l'entendre. La jeune soldate israélienne, par qui le scandale des photos Facebook est arrivé, persiste à abreuver l'Internet de commentaires orduriers, alimentant une controverse symptomatique des blocages de la société, en Israël. "J'aimerais bien tuer des Arabes, les étriper même, écrivait-elle sur le réseau social, jeudi 19 août. Dans la guerre, il n'y a pas de règles."

Trois jours plus tôt, des clichés de la jeune femme, en uniforme, posant tout sourire à côté de Palestiniens les mains liées et les yeux bandés, avaient déclenché une tempête médiatique. Dénichées par Dimi Reider, un blogueur israélien, sur un site peu fréquenté, ces photos se sont propagées sur le Web à la vitesse de la lumière.

La pose désinvolte d'Eden Abergel, les commentaires obscènes dont elle assortit les photos et son incapacité à comprendre le tollé médiatique qu'ils génèrent sont devenus le symbole de la déliquescence morale qui gangrène l'armée israélienne après quarante-trois années d'occupation des territoires palestiniens. "L'idée abstraite selon laquelle l'occupation corrompt s'est subitement incarnée dans une image accessible au monde entier", analyse le politologue Yaron Ezrahi.

L'état-major israélien, rompu à la communication de crise depuis l'affaire de la flottille de Gaza, s'empressa de condamner l'initiative de la soldate, qualifiée de "sordide" et de "vulgaire". Et depuis ce jour, les constats outragés sur le "déclin" de l'armée fleurissent dans les médias israéliens.

L'inquiétude est d'autant plus forte qu'Eden Abergel n'est pas la seule à ébranler le piédestal de Tsahal, considéré jadis comme le creuset du civisme juif. Des soldats sont soupçonnés d'avoir volé des ordinateurs sur le Mavi-Marmara, le navire-amiral de la flottille de Gaza, dont l'arraisonnement se solda par la mort de neuf passagers turcs. La police enquête aussi sur une cabale interne à l'armée, visant à truquer la succession de Gaby Ashkenazi, l'actuel chef d'état-major. "On a le sentiment, à l'approche de la fin du mandat d'Ashkenazi, que la boucle est en train de se boucler, écrit le commentateur Nahum Barnea dans le quotidien Yediot Aharonoth. Il a reçu l'armée dans un état honteux et il la transmet à son successeur dans un état honteux."

Ce genre de commentaires reste cependant rare. Sur le Web et dans la rue, le dégoût exprimé par beaucoup d'Israéliens ne vise pas tant les agissements d'Eden Abergel que le fait qu'elle les ait rendus publics. "Il y a toujours cette conviction, quasi pathologique, que notre problème vient d'une mauvaise gestion des relations publiques, avance M. Reider, le journaliste-blogueur. On reproche à Abergel d'avoir causé du tort non pas aux détenus palestiniens, mais à la hasbara (le discours officiel) israélienne. On se dit qu'avec une bonne publicité, l'occupation pourrait passer."

La thèse de la brebis galeuse, défendue par le porte-parole de l'armée, a également des adeptes. Pourtant, l'association Breaking the Silence, spécialisée dans la collecte de témoignages de soldats, a publié une dizaine de photographies du même acabit que celles d'Abergel. "La plupart des soldats prennent ce genre de clichés, dit Yehuda Shaul, le cerveau de l'association. C'est leur vie, tout simplement. Quand tu es envoyé dans une situation pourrie, il n'y a pas moyen d'échapper à la pourriture."

Dernière parade, qui prospère dans l'anonymat qu'offre l'Internet : le discours de classes, aux accents ethniques. Les errements de la soldate sont mis sur le compte de son origine marocaine - identifiable grâce au nom de famille - et de l'environnement dans lequel elle a grandi, à savoir Ashdod, une ville à la marge du boom économique israélien.

"Certaines personnes se rassurent, en se disant qu'elle n'a pas reçu de bonne éducation à l'européenne", résume M. Ezrahi. Fondateur du mouvement "La Paix maintenant", cet universitaire estime malgré tout que l'affaire Abergel "renforce le processus de délégitimation de l'occupation israélienne". Dimi Reider est d'un autre avis. "Le système immunitaire israélien fonctionne à merveille, dit-il. On traite ces photos comme nos cellules traitent un virus. On l'isole, puis on l'oublie."

Benjamin Barthe

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