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LogoLeMonde  du 20 aout 2012 page 20

 

Prières contre le mur de Crémisan

Par Laurent Zecchini

 

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C'est une vallée couverte d'oliviers, de vignes et de plantes rupestres, qui exhale un air de sérénité. Mais tout n'est qu'apparence... En silence, les chrétiens palestiniens de Beit Jala prient. Ils prient pour stopper la construction du mur de séparation (la " barrière de sécurité ", disent les Israéliens) érigé entre l'Etat juif et la Cisjordanie, et dont le tracé menace leur village, celui tout proche de Walaja, ainsi que le domaine de Crémisan.

Ce n'est pas se montrer mécréant que d'être songeur sur le pouvoir de la prière face aux bulldozers israéliens, mais après tout... Un peu plus loin, entre Bethléem et Jérusalem, une grande icône représentant une Vierge triste a été dessinée sur le mur de séparation, et la " prière à Notre Dame qui fait tomber les murs " est récitée par de nombreux chrétiens. Début juillet, pourtant, l'armée israélienne a annoncé la reprise prochaine des travaux de construction du mur.

Si Crémisan, enclavé entre les colonies juives de Gilo et Har Gilo, n'est pas encore traversé par la barrière de béton, celle-ci a déjà fait son travail de sape en semant la discorde entre Frères et Soeurs de l'ordre catholique des salésiens. C'est en 1863 que le Frère italien Antonio Belloni s'installa à Crémisan. Un saint homme assurément, qui créa un orphelinat, avant de se lancer dans la production vinicole.

Intuition commerçante : depuis 1885, les vignobles de Beit Gemal et Crémisan produisent d'honnêtes vins dont la rusticité est nourrie de la terre rocailleuse de Palestine. A Crémisan, Frères et Soeurs sont autonomes : les premiers règnent sur les chais tandis que les secondes gèrent une école maternelle et élémentaire, ainsi qu'un centre de jeunesse.

Les Soeurs sont naturellement tournées vers la population palestinienne, alors que les Frères vignerons visent plutôt... les consommateurs de Jérusalem. En 2006, l'armée israélienne a présenté deux options pour le tracé du mur, avec, pour point commun, de morceler les terres des Soeurs : la première laisserait l'école et le couvent du côté palestinien, mais entourés par un mur de béton de 8 mètres de haut. Les terrains agricoles des salésiennes, exploités par des familles de Beit Jala, seraient accessibles par une porte gardée par des soldats. Dans la seconde option, c'est l'inverse : l'école et le couvent sont du côté israélien, le mur est toujours là, la porte aussi, parents et enfants devant franchir ce check-point tous les matins...

Bref, résume Manal Abou Sineh, avocate des Soeurs au nom de la Société Saint-Yves, le centre catholique pour les droits de l'homme, " l'école serait placée dans une zone de guerre ". Comme d'habitude, les autorités militaires ont excipé de " raisons de sécurité ", mais le doute n'est pas permis : le tracé, comme ailleurs en Cisjordanie, a aussi pour fonction d'annexer un peu plus de terre palestinienne. Les Soeurs, avec l'appui du Patriarcat latin de Jérusalem, se battent face à l'armée et à la justice israéliennes, se solidarisant ainsi avec le combat des habitants du village de Walaja.

En septembre, un tribunal israélien entendra les dernières auditions. Si les Frères sont restés remarquablement discrets ces dernières années, l'explication réside dans le tracé du mur, lequel laisserait le couvent des salésiens et les chais du côté israélien, ce qui n'est pas le plus mauvais scénario pour l'avenir de la production vinicole de Crémisan...

Du coup, dans un entretien au journal Haaretz, début janvier 2012, Soeur Adriana Grasso, supérieure des salésiennes, n'a pas caché qu'elle trouvait les raisins des Frères un peu acides ! " Les Frères et nous avons des idées très différentes sur le tracé de la barrière ", a-t-elle lâché. La rumeur d'une connivence de fait des Frères avec l'occupant israélien grossissant en même temps que celle de la discorde au sein de la communauté salésienne, Frères et Soeurs ont publié un communiqué commun pour affirmer " qu'il n'existe entre eux aucune divergence en ce qui concerne la construction du mur ".

Auparavant, Don Maurizio Spreafico, supérieur provincial des salésiens, avait tenté de mettre les choses au point : les salésiens de Crémisan n'ont jamais demandé de " passer du côté israélien ". Depuis, la consigne de mutisme est scrupuleusement respectée : Le Monde a trouvé porte close auprès des Soeurs, comme des Frères. Le représentant du Patriarcat latin de Jérusalem, en revanche, ne mâche pas ses mots : " Le mur est illégitime et illégal : le Saint Père l'a rappelé, insiste le Père Emile Salayta, directeur du tribunal ecclésiastique. Il s'agit d'annexer par petits bouts la Cisjordanie pour éviter une mobilisation populaire massive. "

La hiérarchie catholique, qui a pris fait et cause pour les salésiennes et pour les villageois palestiniens, se refuse à tout compromis, quitte à ce que la querelle dégénère en conflit entre le Vatican et Israël. S'agissant des Frères, le Père Emile reste prudent : il veut croire qu'ils n'ont pas conclu d'accord avec l'armée, mais constate que " toute la vie des moines serait compliquée s'ils devaient se retrouver en Palestine ". Dans cette affaire, résume-t-il, " il y a un conflit entre les intérêts personnels et les principes ". Le sort de la propriété des salésiens, partant l'avenir de la production vinicole de Crémisan, est lié à la clôture de séparation. Quand elle sera achevée, 9,5 % de la Cisjordanie sera situé en territoire israélien.

Un tel processus est-il inéluctable ? Sur le mur, la prière de l'icône entourée de barbelé demande à la Vierge de faire " tomber ce mur, et tous les murs qui génèrent haine, violence, peur et indifférence, entre les hommes et entre les peuples ".

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