L'échange
se passe à Jérusalem il y a trente ans jour pour jour. Morris Draper,
ambassadeur itinérant du président Ronald Reagan au Proche-Orient, rappelle
à ses interlocuteurs israéliens la " position fondamentale
" des Etats-Unis : " Nous n'avons pas pensé que
vous deviez entrer - dans Beyrouth - . Vous auriez dû rester en dehors.
"Réponse d'Ariel Sharon, ministre israélien de la défense : "
Que vous l'ayez pensé ou pas... Quand l'existence et la sécurité - d'Israël
- sont en jeu, tout est de notre responsabilité, on ne laissera jamais personne
d'autre décider pour nous. "
Nous sommes
le 17 septembre 1982, et la réunion entre Américains et Israéliens a
commencé à 12 h 30. Le premier ministre, Menahem Begin, en est absent. Avec
Ariel Sharon, Yitzhak Shamir, le ministre des affaires étrangères, et de
hauts responsables des services de sécurité rencontrent l'ambassadeur
Draper. L'échange précité est tiré d'une série de cinq documents (datés des
15, 16, 17, 18 et 20 septembre 1982) auxquels Seth Anziska,
chercheur américain de l'université Columbia, a eu accès dans des archives
israéliennes, et sur lesquels il fonde un article paru dans le New
York Times, ce lundi 17 septembre, sous le titre " Un
massacre évitable ". Mis en ligne par le quotidien américain, ces
documents, en hébreu et anglais, jettent une lumière crue sur la politique
libanaise de Washington à cette époque et sur la relation
américano-israélienne.
Ce 17
septembre, Morris Draper est soumis, surtout de la part d'Ariel Sharon, à
une pression peu usuelle : " M. Draper, vous craignez d'être
soupçonné d'être de mèche avec nous ? Niez-le et on le niera. " Car
au moment où cet échange a lieu, un massacre, qui va entrer dans
l'histoire, est déjà en cours : celui des civils palestiniens des camps de
Sabra et Chatila, à Beyrouth. Au total, 800 à 2
000 personnes seront exécutées ou vont disparaître. Des femmes sont
violées, des enfants et des vieillards abattus, des hommes emportés vers
des destinations inconnues. Commencé le 16, le massacre est mené par des
phalangistes chrétiens et des miliciens des Forces libanaises, alliés de
l'armée israélienne depuis le début de son invasion du Liban, le 6 juin.
Jusqu'à peu
auparavant, Ariel Sharon a cru avoir triomphé. Les bombardements des
grandes villes (Beyrouth, Tyr, Sidon...) ont abouti, le 1er septembre, au
retrait de la capitale libanaise des groupes armés de l'Organisation de
libération de la Palestine (OLP), dont l'éradication était l'objectif
israélien. Les Américains ont supervisé ce retrait et donné à l'OLP des
garanties que les populations palestiniennes seront protégées. De plus,
Israël a vu son principal allié, le phalangiste chrétien Béchir Gemayel,
être élu président de l'Etat libanais fin août. Mais, le 14 septembre, il
est assassiné. Dans la nuit, le chef d'état-major israélien rencontre les
chefs chrétiens à Beyrouth. Le matin du 15, contrevenant au cessez-le-feu,
Tsahal envahit la ville. Le 16, les miliciens chrétiens entrent dans les
camps palestiniens. La nuit, l'aviation israélienne éclairera les lieux
pour les aider.
Ce 17,
lorsque l'envoyé spécial américain rencontre ses interlocuteurs, le
massacre est en cours. Que savent précisément les deux parties sur ce qui
advient dans les camps ? Rien n'est avéré. Mais les Israéliens savent que
les phalangistes y sont entrés, et, au moins depuis la veille au soir,
leurs propres sources les ont informés d'éventuelles " tueries
". Ils n'en disent mot.
Rapportée
par les historiens, une rencontre, très pénible, avait déjà eu lieu la
veille au soir. Morris Draper, accompagné de l'ambassadeur américain à
Tel-Aviv, Sam Lewis, fait face à Ariel Sharon, au chef d'état-major
israélien, Rafael Eitan, et au chef du
renseignement militaire, le général Yehoshua Saguy (orthographié " Sagi
" dans les documents). Washington et " les
Libanais " demandent que Tsahal se retire de Beyrouth,
rappelle l'Américain. Les " terroristes " sont
toujours là, rétorque Ariel Sharon, " 2 000 à 3 000, on a même
leurs noms ". Dès lors, qui va s'occuper des camps ?, demandent
les Israéliens. Lorsque Morris Draper évoque " l'armée et les
forces de sécurité libanaises ", le général Saguy
exige que " les Phalanges aussi "soient de la partie.
Draper s'y oppose. " Et qui donc va les en empêcher ? ",
demandera le général israélien.
De fait, le
patron du renseignement de Tsahal sait que les phalangistes y sont déjà.
Mais la réunion-clé du lendemain, le 17, se déroulera comme si personne
n'en avait connaissance. L'ambassadeur Draper y réitère l'exigence
américaine que Tsahal montre des signes, même symboliques, de retrait de
Beyrouth : " Israël ne devrait pas donner l'impression
d'occuper une capitale arabe. (...) "
Sharon : "
Qui va s'occuper de ces 2 000 terroristes ? C'est aussi votre intérêt. Qui
va les attraper ? Bon, - dans les camps de - Fakhani,
Sabra, Chatila, à notre avis, ils sont, disons 1
000, peut-être 500. On sait qu'ils y sont, bien équipés, armés et tout. Et
vous voudriez qu'on se retire ? "... Draper insiste ; les
Israéliens demandent à se consulter entre eux. A leur retour, ils acceptent
le principe d'un retrait de Beyrouth, mais une fois passé Roch Hachana, le
nouvel an juif, soit 48 heures plus tard.
Draper,
pressé de conclure : " Le plan sera mis en oeuvre
sous 48 heures, telle est la politique. "
Sharon
préfère ne pas laisser d'ambiguïté : " Bon, alors, Fakhani, Sabra, Chatila, Bourj el-Barajneh... " Il
nomme les lieux où entre-temps devra se mener la traque aux "
terroristes ".
Draper : "
Des gens hostiles diront que Tsahal reste à Beyrouth pour permettre aux
Libanais de tuer les Palestiniens dans les camps. "
Sharon : "
Alors on va les tuer, nous. Il n'en restera aucun. Vous ne sauverez pas
(...) ces groupes du terrorisme international. "
Draper : "
Nous ne sommes intéressés à sauver aucun de ces gens. "
Sharon : "
Si vous ne voulez pas que les Libanais les tuent, nous les tuerons. "
L'ambassadeur
Draper réitère alors la " position de - son - gouvernement :
on veut que vous partiez. Laissez faire les Libanais ".Le retrait
israélien débutera trois jours plus tard.
Ce vendredi
17 verra le pire du massacre. Il n'y avait dans les deux camps ni 2 000, ni
1 000, ni 500 " terroristes " : les forces de
l'OLP avaient bel et bien évacué Beyrouth. Après une seconde nuit de
terreur, les phalangistes se retirent le samedi matin. Informé par son
émissaire, l'ambassadeur Draper écrit à Ariel Sharon : " C'est
horrible. J'ai un représentant dans les camps qui compte les corps. Vous
devriez avoir honte. " Le président Reagan tancera le premier
ministre, Menahem Begin, en des termes d'une inhabituelle virulence.
Dans ses
Mémoires, le secrétaire d'Etat, George Shultz,
sera le plus sévère : " Les Israéliens - nous - ont dit qu'ils
entraient dans Beyrouth (...) pour éviter un bain de sang, il s'avère
qu'ils l'ont facilité et peut-être même suscité. " Pour avoir
fait confiance à leurs alliés, écrira-t-il, " le résultat
brutal aura été que nous - les Etats-Unis - sommes partiellement
responsables " de ce massacre.
En
conclusion de son article, Seth Anziska écrit : "
La leçon est claire : parfois un proche allié agit à l'inverse des intérêts
et des valeurs américaines. Echouer à exercer la puissance
américaine pour les défendre peut avoir des conséquences désastreuses.
" L'important, explique-t-il au Monde, n'est pas
que les Israéliens aient " délibérément trompé " les
Américains, selon l'expression qu'utilisera le sous-secrétaire d'Etat
Lawrence Eagleburger, ou qu'ils l'aient fait par conviction. "
L'essentiel tient en la faiblesse diplomatique face à leurs intimidations
et aux reculades successives de l'ambassadeur Draper ", qui finit
par céder sur l'essentiel.
Obnubilé
par son objectif de voir les Israéliens se retirer de Beyrouth,
l'ambassadeur accrédite comme réel un fait non avéré -
la présence de " terroristes " supposément restés par milliers
dans les camps - et accorde à son allié 48 heures de présence
supplémentaire dans la ville. " En résumé, il finit par dire
aux Israéliens : "Bon, allez-y, tuez les terroristes, et vous partirez
ensuite." Là est la faillite diplomatique américaine. "
|