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Football et décolonialisme. En Palestine, prendre à revers l’occupation israélienne

Par Mickaël Correia

 

Depuis la naissance de l’État d’Israël, après avoir échoué à cohabiter, le football palestinien s’est affranchi de la tutelle israélienne, avant de s'imposer comme un medium de solidarité internationale, transformant le jeu de ballon en arène politique.

 

Le 25 mai dernier, Abdallah Jaber panique sur une chaîne de télé de Tel-Aviv. « La réponse des supporters palestiniens a été brutale. Les gens sont devenus fous, ils sont vraiment devenus fous. » Durant deux jours, ce footballeur arabo-israélien a reçu un flot incessant de messages insultants. Son tort ? Avoir signé pour l’Hapoel Hadera, un club d’élite du championnat israélien, alors qu’il est un des joueurs phare de la sélection palestinienne. Le défenseur a été de facto exclu de l’équipe nationale, la fédération palestinienne interdisant à tout sélectionné de participer aux ligues israéliennes.

 

Cet événement traduit une fois de plus la dimension éminemment politique du football en Palestine. Mais la colère des Palestiniens s’explique également par le fait que la sélection nationale est le fruit de nombreuses années de lutte et d’un long chemin vers la reconnaissance internationale.

 

C’est dans la Palestine mandataire, en juillet 1928, que Yosef Yekutieli, un immigré biélorusse juif, fonde la Palestine Football Association afin de regrouper des clubs juifs, arabes ou issus des forces coloniales britanniques. Membre de la FIFA – autorité internationale du football – l’année suivante, la fédération se mue rapidement en instrument de discrimination à l’égard des équipes arabo-palestiniennes. L’hébreu y est imposé comme langue officielle et lors des compétitions internationales, la sélection n’est formée que de joueurs juifs et britanniques. « À partir de 1934, les clubs arabes n’avaient déjà plus leur mot à dire sur le fonctionnement de la fédération, alors que les Arabes constituaient plus des trois quarts de la population palestinienne », rapporte l’historien palestinien Issam Khalidi.

 

Une équipe palestinienne en 1928. © The Palestinian Museum

Une équipe palestinienne en 1928. © The Palestinian Museum

 

La montée en puissance du sentiment national arabo-palestinien amène à la création d’une Arab Palestine Sports Federation (APSF) au début des années 1930. Les footballeurs affirment explicitement leur identité arabe, à l’instar de ceux du Club salésien de Haïfa qui fondent en 1934 une nouvelle équipe au nom plus revendicatif : le Shabab al-Arab (Jeunesse arabe).

 

Une révolte populaire arabe contre l’oppression coloniale embrase le pays en 1936. Les jeunes footballeurs palestiniens sont en première ligne des soulèvements, organisant entre autres la logistique et les soins aux blessés durant les manifestations anti-britanniques. Toutefois, la répression amène au démantèlement des structures institutionnelles palestiniennes, dont l’Arab Palestine Sports Federation, qui cesse toute activité dès 1937.

 

Pour la jeunesse activiste arabe, les autorités palestiniennes ont sous-estimé, contrairement à leurs homologues juives, le rôle que le ballon rond pouvait jouer dans la construction d’une identité collective et la résistance anti-coloniale. En mai 1944, l’Arab Palestine Sports Federation renaît de ses cendres et les élites palestiniennes perçoivent dorénavant le football comme une arme politique au service des revendications indépendantistes. « Le football nous apprend à obéir à l’entraîneur et à l’arbitre, à se soumettre à la loi et à la justice, assure un éditorial du quotidien palestinien Filastin le 11 mars 1945. L’obéissance est l’une des qualités les plus importantes d’un soldat sur le champ de bataille et la guerre ne se gagne pas sans obéissance. »

 

La fédération sportive palestinienne compte en 1946 plus d’une cinquantaine de clubs de sport à travers le pays ainsi qu’une sélection nationale de football, les « Lions de Canaan ». Cependant, la guerre civile de 1947-1948 qui mène à l’indépendance d’Israël fait table rase des institutions sportives arabes. Ayant survécu au conflit, la Palestine Football Association se rebaptise quant à elle Israel Football Association (IFA).

 

Équipe de Taybeh, 1968. La formation tenta avec d’autres de mettre sur pied un championnat palestinien dans les années 1960. © The Palestinian Museum

Équipe de Taybeh, 1968. La formation tenta avec d’autres de mettre sur pied un championnat palestinien dans les années 1960. © The Palestinian Museum

 

Dans les années 1950-1960, les ouvriers palestiniens d’Israël établissent des clubs de football arabes sous l’égide du Maccabi – mouvement sportif juif historiquement lié au sionisme politique – et de l’Hapoel, l’association sportive de la Histadrout, le puissant syndicat socialiste israélien. Soutenir le foot dans les communautés arabes permet au gouvernement de contrôler socialement la jeunesse palestinienne afin qu’elle ne verse pas dans l’activisme indépendantiste.

 

Ainsi, en 1964, l’État israélien dissout un réseau d’équipes qui tentait de former un championnat arabe avec les clubs entourant la ville de Taybeh. L’écrivain et activiste Sabri Jiryis, organisateur de ce tournoi, détaille à la fin des années 1960 la mainmise des autorités israéliennes sur le foot : « Elles sont les seules habilitées à établir des clubs dans les villages arabes, clubs qui sont les seuls à être autorisés à former des équipes de football, et c’est seulement une fois ces cercles bien définis que l’on décide comment le football doit être joué et avec qui. »

 

Au sein des territoires palestiniens occupés après la guerre de juin 1967, c’est grâce à la solidarité internationale que va naître un foot palestinien affranchi de la tutelle israélienne. L’Organisation de Libération de la Palestine noue des relations avec des fédérations sportives étrangères, notamment en France via la Fédération sportive et gymnique du travail.

 

En mai 1982, plusieurs rencontres opposant une sélection palestinienne à des formations françaises sont organisées dans l’Hexagone. « Pour nous, c’était l’occasion de faire connaître la situation des sportifs palestiniens, de faire connaître la cause palestinienne à travers une lutte non violente », se remémore Anwar Abou Eisheh, alors président de l’association des étudiants palestiniens de France.

 

Thierry Roland, Michel Platini et Yannick Noah à Jéricho, le 8 octobre 1993. © VCF

Thierry Roland, Michel Platini et Yannick Noah à Jéricho, le 8 octobre 1993. © VCF

 

 

Ce n’est que le 8 octobre 1993, trois semaines après la signature des accords d’Oslo, que l’équipe nationale palestinienne parvient à disputer un match sur son territoire. Une sélection palestinienne accueille à Jéricho le Variétés Club de France, composé d’anciennes stars sportives comme Michel Platini ou Yannick Noah. L’enjeu est certes plus médiatique que sportif. Mais le but de la victoire marqué par un Palestinien donne ce jour-là plus que jamais sens aux mots de l’historien britannique Eric Hobsbawm : « La communauté imaginée de millions de personnes semble plus réelle quand elle se trouve réduite à onze joueurs dont on connaît les noms. »

 

La Fédération palestinienne de football est intégrée à la FIFA en 1998 : l’autorité du foot est la première organisation internationale à reconnaître la Palestine comme État indépendant. Sur le terrain, l’instauration d’un championnat et d’une sélection palestinienne se heurte toutefois à la réalité de l’occupation militaire.

 

Les restrictions de circulation imposées à l’ensemble des Palestiniens par les autorités israéliennes se répercutent sur les footballeurs qui se déplacent au gré du calendrier des matchs. Des rencontres sont régulièrement annulées, les joueurs restant bloqués aux différents check-points israéliens. Tel-Aviv est conscient que le ballon rond constitue un des ciments de l’identité palestinienne. Quant à l’équipe nationale, l’éclatement géographique de ses footballeurs cisjordaniens, gazaouis, arabo-israéliens ou issus de la diaspora font qu’elle est suspendue au bon vouloir de l’administration israélienne.

 

« Pour les qualifications au Mondial 2006, l’équipe a dû s’entraîner à Ismaïlia, en Égypte, et jouer ses matchs “à domicile” dans le stade de Doha, au Qatar », se souvient le sélectionneur palestinien Izzat Hamzeh. En juin 2004, aucun footballeur gazaoui n’est autorisé à jouer en Ouzbékistan pour « raisons de sécurité ». Privée de quelques-uns de ses meilleurs joueurs, la Palestine perd face à la modeste équipe ouzbèke, freinant net ses ambitions de participation à la Coupe du monde. Pour un match de qualification pour le Mondial 2010 contre Singapour, les autorités israéliennes refusent à nouveau de délivrer les visas à des footballeurs de Gaza. Les Palestiniens sont obligés de déclarer forfait.

 

Il faudra attendre 2015 pour que la Palestine puisse jouer son premier match qualificatif pour un Mondial à domicile, en recevant les Émirats arabes unis dans le stade d’Al-Ram, près de Jérusalem. « À travers cette équipe, nous espérons atteindre un but politique, montrer que nous méritons un État et que nous avons construit nos institutions, malgré l’occupation, la séparation entre Gaza et la Cisjordanie et la guerre contre nous », confie à l’époque l’entraîneur de la sélection Ahmed al-Hassan.

 

Mahmoud Sarsak lors d’une manifestation en Grande-Bretagne en 2014. © Palestine Solidarity Campaign

Mahmoud Sarsak lors d’une manifestation en Grande-Bretagne en 2014. © Palestine Solidarity Campaign

 

Les autorités israéliennes peuvent se montrer parfois plus coercitives. Le 12 juillet 2012, le footballeur gazaoui Mahmoud Sarsak est libéré après trois ans de détention administrative et trois mois de grève de la faim. Le joueur avait été arrêté alors qu’il se rendait en Cisjordanie pour s’entraîner avec la sélection palestinienne. Objet d’une campagne de mobilisation internationale soutenue par Éric Cantona ou le rapporteur des Nations unies pour la Palestine Richard Falk, Mahmoud Sarsak déclare à sa sortie de prison : « Pour un Palestinien, pratiquer le football est devenu un acte de résistance aux yeux d’Israël. »

 

Enfin, de nombreux footballeurs comptent parmi les victimes des offensives militaires israéliennes. Durant l’opération « Plomb durci », en janvier 2009, trois joueurs gazaouis, dont l’international Ayman Alkurd, ont trouvé la mort. La légende palestinienne du ballon rond Ahed Zaqout perd pour sa part la vie durant les raids aériens lors de la guerre de Gaza de 2014.

 

La FIFA comme arène diplomatique

 

Face aux entraves à la liberté de circulation de ses footballeurs, la Fédération palestinienne de football a déposé en 2015 une motion à la FIFA demandant l’exclusion de la fédération israélienne. Quelques jours avant le vote de la proposition le 29 mai 2015, Gershon Baskin, militant de la paix et ancien négociateur israélien avec le Hamas, soulignait dans les colonnes du Jerusalem Post : « Que les Palestiniens remportent ou non ce scrutin n’est que secondaire car nous assistons avant tout aux premiers efforts diplomatiques des Palestiniens pour imposer des sanctions à Israël. Il n’est pas vraiment question de football ou de liberté de mouvement des footballeurs [mais bien] de la poursuite de l’occupation et du refus d’Israël de reconnaître le droit des Palestiniens à l’autodétermination dans un État indépendant voisin du leur. »

 

Le jour même du scrutin, la fédération palestinienne a renoncé à soumettre au vote la suspension d’Israël. Le quotidien israélien Haaretz venait de divulguer que l’État hébreu avait exercé d’intenses pressions diplomatiques sur les dirigeants sportifs d’une centaine de pays en leur assurant que des footballeurs palestiniens étaient impliqués dans des activités terroristes.

 

À peine trois mois plus tard, la finale de la Coupe de Palestine est reportée : les autorités israéliennes ont refusé l’autorisation de voyager à quatre joueurs gazaouis.

 

Malgré l’échec de la motion palestinienne, la FIFA s’est muée en arène politique pour les Palestiniens. Fin 2016, la Fédération palestinienne de football, appuyée par une soixantaine de députés européens, proteste auprès de l’instance internationale contre six clubs installés dans des colonies israéliennes en Cisjordanie et affiliés à l’Israel Football Association.

 

Alors que ces colonies sont illégales au regard du droit international, les Palestiniens soulignent que les textes de la FIFA interdisent à une fédération nationale d’accueillir un club installé sur un territoire étranger. « En autorisant l’IFA à organiser des matchs à l’intérieur des colonies, la FIFA s’engage dans une activité commerciale qui soutient les colonies israéliennes, activité contraire à ses engagements en matière de droits de la personne », dénonce en septembre 2016 un rapport de Human Rights Watch. Le 27 octobre 2017, la FIFA annonçait qu’elle ne prendra définitivement pas position sur ces clubs en vertu du caractère « complexe et sensible » de cette question...

 

De nouvelles formes d’expression alliant contestation politique et ballon rond ont émergé au sein même de la société palestinienne. Durant la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud, les Gazaouis ont organisé leur Gaza World Cup afin de résister à la restriction de leur liberté de circulation. Avec pour slogan, « Si tu ne peux pas aller en Afrique du Sud, le Mondial viendra à toi », la compétition a réuni seize équipes de la bande de Gaza rebaptisées « Angleterre » ou « Brésil ».

 

La finale, opposant le 15 mai 2010 la « France » à la « Jordanie », a été retransmise sur Al Jazeera et les vainqueurs ont reçu un trophée réalisé par des artisans gazaouis à partir de métal retrouvé dans les immeubles bombardés. « Nous voulons attirer l’attention du monde sur notre isolement et montrer qu’il y a une vie à Gaza, déclare alors Tamer Qarmout, l’un des organisateurs de cet événement. Les jeunes d’ici doivent avoir le droit de sortir, de circuler et de participer comme tout le monde à des événements culturels ou sportifs. »

 

Lors du Mondial 2018, un match de préparation Israël-Argentine devait se dérouler le 9 juin à Haïfa avant que le gouvernement israélien décide d’organiser la rencontre à Jérusalem. Dénonçant la manipulation politique de ce match quelques semaines après l’inauguration officielle de l’ambassade américaine dans la ville sainte, les Palestiniens ont appelé à boycotter la partie et ont demandé au joueur argentin Lionel Messi de ne pas y participer.

 

Le footballeur est une star extrêmement appréciée en Palestine pour ses succès en tant que capitaine du FC Barcelone, le club le plus populaire au sein des Territoires occupés. Le porte-drapeau footballistique de la cause indépendantiste catalane résonne en effet tout particulièrement auprès de la population palestinienne, cette dernière s’identifiant aux Catalans dans leur lutte contre le pouvoir central madrilène. « Le FC Barcelone apporte sans doute plus de joie aux Palestiniens que n’importe quelle autre institution dans le monde », explique Jon Donnison, correspondant britannique de la BBC en Palestine.

 

L’appel de BDS Argentine à l’équipe nationale argentine de football pour boycotter un match amical contre Israël prévu à Tel Aviv le 9 juin. Le hashtag #ArgentinaNoVayas signifie «L’Argentine n’y va pas». © Page Facebook de BDS Argentine

L’appel de BDS Argentine à l’équipe nationale argentine de football pour boycotter un match amical contre Israël prévu à Tel Aviv le 9 juin. Le hashtag #ArgentinaNoVayas signifie «L’Argentine n’y va pas». © Page Facebook de BDS Argentine

 

Face à la mobilisation palestinienne, les footballeurs argentins ont finalement décidé de ne pas jouer ce match. « Cela signifie qu’aller en Israël et à Jérusalem ne va pas de soi, et que ce ne sont pas des destinations anodines, analyse dans Le Monde, au lendemain de l’annonce, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques. Cet épisode constitue en cela un précédent. Lionel Messi est connu dans le monde entier, bien davantage que le président argentin. L’impact politique et médiatique de cette affaire est donc énorme, et fera date. »

 

Cette année, en dépit du confinement imposé par le Covid-19 et des habituelles entraves à la liberté de circulation, la ligue de football palestinienne est parvenue, cahin-caha, à se maintenir. Et le 12 juin dernier, le Markaz Balata FC a remporté pour sa première fois le titre de champion de Palestine. Le club et ses joueurs proviennent du camp de réfugiés de Balata (Naplouse), le plus important de Cisjordanie, créé juste après l’exode palestinien de 1948.

 

La victoire, symboliquement forte de sens, a suscité énormément de joie et d’espérance dans les Territoires occupés. Comme l’écrivait le poète Mahmoud Darwich : « L’espoir est la maladie incurable des Palestiniens. »

 

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