AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   



Le texte d'Eisen : un texte tragique 
Rudolf Bkouche
militant juif antisioniste

 

Aussi dérangeant soit-il, le texte d'Eisen doit être pris au sérieux. Il pose d'une façon tragique la question juive après le sionisme. Mais il mélange deux questions : qu'est-ce que le judaïsme ? et qu'est-ce qu'être juif ? peut-être parce qu'il est difficile de séparer ces deux questions, d'autant que s'y mêle la question du sionisme.

A l'époque où les Juifs se définissaient par leur religion, la réponse était simple et renvoyaient à la religion, ce qui permettait de confondre les deux questions.

Après la sécularisation, la question est devenue difficile et, en dehors du fait religieux, restent deux réponses : celle fondée sur l'histoire de la persécution des Juifs qui conduit à penser les Juifs comme d'éternelles victimes, celle fondée sur l'histoire de la (re)constitution d'une nation juive avec la création de l'Etat d'Israël. Mais d'une part les Juifs ne sont plus des victimes, d'autre part la création de l'Etat d'Israël a conduit à une injustice, l'expulsion des Palestiniens de leur terre en 1948, et à une guerre permanente du nouvel Etat contre ceux qu'il a spoliés et qui refusent cette spoliation. L'Etat d'Israël est devenu un Etat guerrier, ce qui implique deux positions : pour les uns, la renaissance de la nation juive est la juste réponse à la longue série de persécutions subies par les Juifs et on les retrouve autour du sionisme ; pour les autres, la politique israélienne est condamnable et on les retrouve dans les mouvements de soutien aux Palestiniens et pour certains d'entre eux dans les rangs de l'antisionisme.

Mais Eisen pose ici la question des Juifs. Que des Juifs se retrouvent dans le sionisme semble une attitude cohérente et il devient normal que la condamnation du sionisme se retourne contre eux. Mais que des Juifs se retrouvent parmi les critiques de la politique israélienne, voire parmi les critiques du sionisme, pose problème. Que signifient pour ces Juifs" être juif" ? Ils sont pour la plupart d'entre eux laïques voire athée, mais qu'est-ce que cela veut dire "être un juif laïque", ou pis, "être un juif athée" ? Ce qui conduit à soupçonner ces juifs de quelque double jeu. Et c'est la question que pose Eisen. On ne peut échapper à la question qu'il pose lorsque l'on voit les divers degrés de critique de la politique israélienne ou du sionisme depuis les "sionistes de gauche" jusqu'à ceux qui se déclarent antisionistes, lorsque l'on sait que l'on a imaginé des réponses "angéliques", telles les Accords d'Oslo ou le projet de Genève, qui en fait ne résolvent rien mais qui donnent une bonne conscience à ce que certains voudraient être l'humanisme juif (mais qu'est-ce que l'humanisme juif ?). Sans oublier le fait que ces semblants de solution renvoient la responsabilité du conflit à ceux-là mêmes qui en ont été et en sont toujours les victimes, les Palestiniens.

Sionisme et nazisme

La partie la plus intéressante du texte d'Eisen, bien qu'elle puisse paraître la plus choquante pour certains, est celle qui porte sur la comparaison du sionisme et du nazisme. Pourtant, si l'on regarde au-delà des insultes ou de la diabolisation, qu'il s'agisse du sionisme ou du nazisme, on voit apparaître des analogies qu'il vaut la peine d'analyser.

Eisen revient sur la phrase : "le sionisme n'est pas le judaïsme". Cette phrase est à la fois fausse et vraie, assertion fausse parce que le judaïsme, ou plutôt ce que l'on appelle la judéité (la façon de se sentir juif pourrait-on préciser, encore que cette façon de dire reste floue, mais peut-on ne pas être flou ?) ne se réduit pas au sionisme, idéologie développée à la fin du XIXème siècle en réponse à l'antisémitisme européen, et qui resta minoritaire parmi les Juifs d'Europe jusqu'au jour où elle se retrouva seule après le massacre des Juifs européens, mais assertion vraie parce que le sionisme s'inscrit dans l'histoire des Juifs : mouvement essentiellement laïque qui s'est heurté dès sa création aux juifs orthodoxes, le sionisme, dès lors qu'il a choisi de construire un Etat juif en Palestine au nom d'une continuité historique (il faut rappeler que pour les sioniste laïques la Bible est essentiellement l'histoire d'une nation), ne pouvait que devenir un mouvement de conquête, conquête d'une terre et expulsion de ses habitants.

Ce mouvement a pris d'autant plus d'importance qu'il a représenté pour la grande majorité des Juifs, après la seconde guerre mondiale, le recours contre l'antisémitisme, l'Etat d'Israël apparaissant comme le dernier refuge. La grande majorité des Juifs n'a rien vu de l'injustice envers les habitants de la Palestine, et le mouvement sioniste a su en jouer en instrumentalisant l'histoire des persécutions anti-juives à son profit.

Quel rapport avec le nazisme ? le nazisme lui aussi s'inscrit dans le mouvement national allemand, d'autant plus fortement qu'il se développe en réponse à ce qui fut ressenti comme une injustice par les Allemands : le traité de Versailles, comme le rappelle justement Eisen. Si le mouvement national allemand n'est pas le nazisme, ce dernier en a été l'expression au milieu du siècle dernier conduisant, autant de la part d'une majorité d'Allemands que de la part des Européens qui luttaient contre une Allemagne nazie dont le projet était de dominer l'Europe, à une identification, non seulement entre mouvement national allemand et nazisme, mais plus encore entre allemand et nazi. C'est ainsi que, après la guerre, on expliquait le nazisme par le romantisme allemand, l'opéra wagnérien ou, pis encore, par un Nietzsche mal lu autant par les nazis que par les antinazis (qui a écrit qu'il fallait expulser d'Allemagne "les braillards antisémites" ?), et l'on excusait certaines sympathies envers les nazis par la germanophilie.

Autre point commun aux deux idéologies, leur caractère nationaliste qui place en avant le peuple dont ils se prétendent les représentants exclusifs.

Ainsi le sionisme joue, par rapport aux Juifs, un rôle analogue à celui joué par le nazisme par rapport aux Allemands. Et sur ce point Eisen voit juste.

Mais peut-on en rester là ?

Le sionisme n'est pas le judaïsme

Je reprendrai ici les arguments de Eisen, moins pour "sauver les Juifs" que pour expliquer combien l'identification entre le sionisme et les Juifs (j'emploie l'expression "les Juifs" pour éviter le terme "judaïsme" qui a une connotation religieuse) ne saurait être pertinente ni pour comprendre ce que signifie le sionisme, ni pour lutter contre lui.

Je suis d'accord avec Eisen pour dire que les solutions affirmées a priori : "deux peuples, deux Etats" ou "un Etat pour deux peuples", sont purement formelles. Si elles ne s'ancrent pas dans un accord entre Palestiniens et Israéliens, accord qui ne peut être pensé qu'à égalité (c'est pour cela que ce ne peut être ni Oslo, ni Genève, lesquels consacrent l'hégémonie israélienne), elles sont tout au plus des manifestations de bonne conscience. Mais une négociation "à égalité" exige un changement radical de la part des Israéliens, ce qui semble encore lointain sinon impossible. On ne peut oublier qu'un pas important a été fait pas les Palestiniens avec la déclaration d'Alger de 1988 (reconnaissance du principe de deux Etat et de la frontière de 1967, suivant en cela la résolution 242 de l'ONU), déclaration que les Israéliens n'ont jamais voulu entendre.

Je ne reviendrai pas de façon systématique sur l'identité juive, notion trop floue pour être enfermée dans une définition. Il y a plusieurs façons de se sentir juif (je préfère cette expression à "être juif"), mais ce n'est pas la question ici posée. Le "se sentir juif" s'inscrit dans une histoire, laquelle ne se réduit pas à la seule histoire des persécutions, histoire dans laquelle la religion a joué un rôle important même si on ne peut réduire cette histoire à la religion, surtout dans les temps modernes avec l'émancipation en Europe. Il est possible que sans le développement de l'antisémitisme et ses conséquences extrêmes, la plupart des juifs laïques auraient oublié, après quelques générations, leur judéité, et cela n'aurait certainement pas été plus mal. Mais on ne refait pas l'histoire, l'antisémitisme est bien là qui a contraint les Juifs, y compris les laïques, y compris les athées, à prendre conscience, parfois malgré eux, de leur judéité, à prendre conscience aussi de la longue histoire de leurs persécutions dont une forme extrême a eu lieu dans l'Europe civilisée du XXème siècle, dans un pays qui représentait l'un des phares de cette civilisation et l'un des lieux où se dessinait une symbiose entre une pensée juive laïque et la pensée allemande toutes deux issues des Lumières.

Le génocide s'est ainsi retrouvé un événement central de la vie juive et d'une certaine façon est devenu l'une des composantes de l'identité juive. C'est ce caractère central du génocide qui a permis son instrumentalisation par le mouvement sioniste avec un double objectif :

- d'une part, rassembler les Juifs autour du sionisme et des organisations qui le soutiennent, y compris les inciter à rejoindre leur "pays naturel", Israël, répondant ainsi à la politique démographique d'un Etat qui se veut d'abord l'Etat des Juifs, voire de tous les Juifs

- d'autre part, rappeler aux non-Juifs, et particulièrement aux Européens, qu'ils sont toujours suspects d'antisémitisme et que la seule façon de dépasser cette suspicion est de soutenir inconditionnellement non seulement l'Etat d'Israël mais la politique de celui-ci quelle qu'elle soit.

C'est cette instrumentalisation qui a conduit le mouvement sioniste à identifier sionisme et judaïsme au sens où nous l'avons dit ci-dessus et à faire l'amalgame entre antisionisme et antisémitisme. Il est alors nécessaire, pour lutter contre cette confiscation des Juifs par le sionisme, de développer un antisionisme juif qui permette de casser ces confusions et ces amalgames. Il ne s'agit pas, pour les antisionistes juifs, de rappeler qu'ils existent et qu'il ne faut pas confondre, il s'agit de rendre explicite que l'assertion "le sionisme n'est pas le judaïsme" n'est pas un slogan de bonne conscience.

Le peuple souffrant

L'un des grands arguments du sionisme et de ceux qui le soutiennent est de présenter la Shoah comme le crime absolu, crime au-dessus des autres, ce qui relève de l'imposture. Le génocide des Juifs est l'un des grands crimes de l'histoire humaine et je ne pense pas qu'il y ait à faire un classement parmi ces grands crimes. On peut comprendre qu'un peuple qui a été victime de l'un de ces grands crimes considère celui-ci comme un événement central de son histoire et qu'il soit attaché à en garder le souvenir, cela n'implique en rien que ce crime soit considéré en soi comme le plus grand, cela n'implique pas non plus une minoration de ce crime pour éviter tout débordement chauvin. En ce sens le génocide des Juifs ne doit être ni absolutisé, ni minimisé.

Quant aux mouvements antijuifs qui se sont déroulés au cours de l'histoire, il importe, et c'est le travail de l'historien, de les situer historiquement. Mais tout massacre contre un peuple, quelles qu'en soient les raisons historiques, lesquelles ne consistent pas à donner raison aux auteurs de ces massacres, participe du martyrologe de ce peuple.

Par contre il importe de refuser les divers négationnismes qui proposent, au nom d'une prétendue "objectivité historique", de nier ou de relativiser un massacre. Que ce soit la négation ou la relativisation de la Shoah, ou le refus de parler du génocide des Arméniens, pour mieux montrer le caractère unique du génocide des Juifs, ou tout autre relativisation d'un crime, il s'agit moins  de rétablir l'histoire que d'énoncer quelques raisons idéologiques inacceptables. Je ne vois pas en quoi, sous prétexte que le mouvement sioniste tente d'instrumentaliser la Shoah à son profit, la négation ou la relativisation de celle-ci apporte un soutien aux Palestiniens.

Des Juifs et de l'Amérique

Lorsque l'on parle de lobby, il faut considérer ce terme dans son sens anglo-saxon, celui de "groupe de pression", lequel s'exerce au grand jour et non dans quelques officines secrètes. Le lobby pro-israélien, ou sioniste, ou juif, qu'importe le terme pourvu que l'on sache de quoi on parle, n'est pas celui des Protocoles des Sages de Sion, il relève moins de l'influence occulte d'un petit groupe aux fins de domination mondiale, il s'inscrit dans un jeu politique où les Etats-Unis et l'Etat d'Israël ont des intérêts communs, politiques, idéologiques, économiques.

Il faut sortir de ces explications simplistes qui voudraient chercher la cause d'un phénomène historique ; l'Etat d'Israël n'est pas un simple valet de l'impérialisme américain et les responsables de la politique des Etats-Unis ne sont pas des marionnettes entre les mains du mouvement sioniste.

Un regard sur l'histoire du mouvement sioniste montre comment celui-ci a cherché, auprès des grandes puissances, des alliés pour mener son projet à bonne fin. Auprès des puissances impérialistes européennes dans la première partie du XXème siècle, et l'on sait qu'au début de la première guerre mondiale s'opposaient deux courants, le pro-allemand et le pro-britannique. La déclaration Balfour de 1917 n'est pas la conséquence de quelque influence occulte juive sur le gouvernement britannique (on sait que des Juifs anglais n'apprécièrent pas cette déclaration), elle marque une convergence entre deux intérêts politiques, d'une part une présence juive, essentiellement européenne, en Palestine ne pouvait que favoriser l'entrée de la Grande Bretagne au Moyen Orient, d'autre part l'appui britannique ne pouvait que favoriser les projets sionistes.

Après la seconde guerre mondiale et le déclin britannique, l'Etat d'Israël se tournera de plus en plus vers la grande puissance que sont les Etats-Unis et les Etats-Unis verront dans l'Etat d'Israël un allié susceptible de faciliter leurs intérêts politiques et économiques au Moyen Orient. Les diverses intrigues qui se jouent entre les divers groupes et les divers hommes ne sont que l'expression de cette alliance d'intérêts.

Enfin il ne faut pas négliger le fait que l'Etat d'Israël est un Etat occidental, culturellement et politiquement occidental. Le soutien occidental à l'Etat d'Israël est d'abord un soutien de l'Occident à lui-même. Que l'Etat d'Israël en profite, cela fait partie du jeu politique, pas besoin de rajouter quelque mystérieux pouvoir juif.

De l'idéologie juive

Lorsqu'Israël Shamir parle l'idéologie juive, de quoi parle-t-il. S'agit-il de la religion juive ? s'agit-il du sionisme ? On sait que le sionisme s'est construit contre la religion même s'il a du composer avec elle lors de la création de l'Etat d'Israël, même si aujourd'hui le religieux et le national s'entremêlent dans le jeu politique israélien.

Que signifie "cette « tournure d'esprit » qui fait d'un Juif qu'il est juif". Comme s'il fallait, une fois reconnu qu'il n'y a pas de race ou d'ethnie juive, inventer un principe qui les remplace, principe qui permettrait d'unifier la diversité juive pour mieux dénoncer une idéologie juive aux contours mal définis. Car en fait il s'agit de cela, dénoncer un groupe humain et pour cela en donner une définition "objective" qui légitime cette dénonciation.

Israël Shamir laisse cependant une chance aux Juifs, celle de refuser d'adhérer à cette tournure d'esprit juive à laquelle la plupart des Juifs adhèrent volontairement. On est ici en plein délire, comme si pour attaquer le sionisme, mouvement politique, il fallait chercher la vraie raison qui a poussé les Juifs à conquérir la Palestine et à chasser ou opprimer les habitants. On finit toujours par trouver la vraie raison, il suffit de l'inventer. On oublie ainsi l'histoire réelle pour fabriquer de brumeuses explications dont la cohérence formelle laisse entendre que l'on a enfin débusquer "la vraie raison" des événements. Comme si pour condamner le sionisme il fallait le sortir de l'histoire.

Et Eisen, pour comprendre ce dont parle Shamir, recourt à la notion floue de mentalité. Comme beaucoup de notions des sciences de l'homme, la notion de mentalité doit être maniée avec précaution. D'autant plus que, en ce qui concerne les juifs dispersés dans le monde, cette notion est encore plus floue. On peut il est vrai réduire la mentalité juive à la mentalité israélienne (celle-ci pouvant être comparée à d'autres mentalités nationales, l'allemande, l'espagnole, l'italienne, pour reprendre les exemples donnés par Eisen), mais alors la question se pose de cette confusion entre juif et israélien, dans quelle mesure est-elle pertinente, à la fois historiquement (en quoi la mentalité israélienne s'inscrit-elle dans une mentalité juive préexistante ?) et actuellement (en quoi les Juifs de la Diaspora ont-il acquis la mentalité israélienne ?).

C'est ici qu'apparaît le tragique du texte d'Eisen, cette recherche impossible d'une définition "objective" des Juifs qui lui apporterait une réponse anhistorique au fait que la grande majorité des juifs d'aujourd'hui soit proche du sionisme. Cette explication essentialiste permet d'éviter toute analyse historique. Pour revenir à la comparaison avec le nazisme, Eisen, en désespoir de cause, recourt à des procédés analogues à une certaine critique du nazisme, courante après la guerre ; définir le sionisme à partie d'une idéologie ou une tournure d'esprit juive devient l'analogue de l'explication du nazisme par le recours à l'âme allemande.

Les Juifs

"L'expression « les Juifs » est en elle-même terrifiante, à cause de son association passée avec la discrimination et la violence à l'encontre des Juifs" écrit Eisen.

Mais la question est-elle là lorsque l'on cherche une explication historique du sionisme.

L'expression "les Juifs" est susceptible de plusieurs interprétations, certaines globalisantes, que ce soit celle des antisémites, celle de l'idéologie sioniste, ou le recours à l'idéologie juive que propose Israël Shamir. Qu'en déduire, sinon que lorsque l'on détache cette expression de son contexte on ne peut plus rien dire.

Comme le remarque Eisen, "« les Juifs » ne constituent pas un corps légalement reconnu", mais c'est bien cela qui pose problème. Lorsque l'on dit les Américains ou les Français, on renvoie à une nationalité réglementairement définie, ce qui circonscrit l'usage de ces termes, encore que, dès que l'on dépasse ce cadre réglementaire, en parlant par exemple de "mentalité américaine" ou de "mentalité française" on s'aventure en terrain mouvant. L'idée de rigidifier l'expression "les Juifs" en l'identifiant à l'expression "les Israéliens" est une tentation facile, d'autant qu'on peut la justifier par le nombre d'organisations juives considérées comme représentatives (qui le sont partiellement) et qui sont toutes liées au sionisme et à l'Etat d'Israël. Les autres, minoritaires il est vrai, étant considérées comme inexistantes.

Il ne reste plus alors qu'à débusquer pêle-mêle les restes de "notions juives" qui perdurent chez les Juifs laïques telles "l'élection, la spécificité, la victimitude, mais aussi dans leurs attitudes vis-à-vis des non-juifs en général, et vis-à-vis des Palestiniens en particulier", ce qui montre que ces Juifs laïques "ne différent absolument en rien des juifs religieux". Mais parmi les notions juives ici citées se mélangent des notions religieuses et des notions contingentes dues aux vicissitudes de l'histoire, mais peut-il en être autrement lorsque l'on se propose de construire de toute pièce une "objectivité" destinée à circonscrire "les Juifs".

Et pour mieux appuyer son argumentation Eisen en appelle à la tradition juive laïque qui s'est trouvée "aux premières lignes de l'assaut sioniste contre es Palestiniens", ce qui est d'autant plus vrai que le sionisme est, à l'origine un mouvement laïque. Mais faut-il en déduire que tout Juif laïque ne peut être que sioniste ? Le fascisme italien fut lui aussi un mouvement laïque, fauit-il en déduire que tout Italien laïque a des sympathies fascistes ? A jouer sur les mots on risque de tout confondre et l'on n'explique rien.

Et s'il faut critiquer, à juste titre, les sionistes de gauche qui se déclarent contre l'occupation et ne veulent pas entendre parler de 1948, cela implique-t-il que toute critique juive du sionisme s'arrête là. Eisen donne pourtant un contre-exemple lorsqu'il parle de l'association Les Témoins Juifs pour la Paix, ce qui montre que même des Juifs se proclamant juifs sont capables d'aller plus loin. On peut donc être juif et ne pas céder à l'idéologie juive. Que cette association soit minoritaire et en butte aux Juifs bien pensants montre l'impact du sionisme sur les Juifs  mais montre aussi les possibilités de résistance ; il est alors plus important de parler de cette minorité de Juifs qui n'acceptent pas le sionisme que de fantasmer sur une identification entre les Juif et le sionisme, quand bien même, comme nous le savons, la grande majorité des juifs d'aujourd'hui ont des sympathies sionistes. La question est alors de comprendre comment se sont construites ces sympathies et de chercher comment on peut aller à contre-courant.

Conclusion

On pourrait poursuivre l'analyse terme à terme du texte d'Eisen, mais tout cela nous conduit à la même conclusion : la confusion à la fois tragique et sécurisante entre juif et sioniste. Plutôt que de regarder un contexte mouvant dans toute sa diversité, on le réduit, comme si cette réduction permettait de mieux condamner le sionisme.

Il y a ici une peur, non celle que dit Eisen face aux pressions des organisations juives, mais celle de ne pas être capable de condamner le sionisme si l'on n'est pas capable de l'intégrer dans une explication globale, celle de l'idéologie juive que propose Israël Shamir apparaissant comme l'une des plus cohérentes.

Le sionisme est un phénomène historique et toute critique du sionisme doit s'appuyer sur l'histoire.

Le sionisme est condamnable, non pour des raisons transcendantes, mais parce qu'il a conduit à une injustice. Il n'est pas besoin d'aller chercher dans les Protocoles des Sages de Sion et autres fantasmes sur le pouvoir juif pour condamner un mouvement qui s'est révélé désastreux pour les Palestiniens qui en sont les victimes, désastreux aussi pour les Juifs qu'il a entraîné dans une aventure guerrière. 

Que le sionisme se soit appuyé sur le martyrologe juif pour embarquer la grande majorité des Juifs n'implique en rien qu'il faille identifier judaïsme et sionisme même si nombre de Juifs croient se reconnaître dans le sionisme. 

Mais reste cette question lancinante du pouvoir juif comme explication du sionisme, celui-ci apparaissant moins comme un phénomène historique que comme une étape de la conquête du monde comme le rappelle cette citation d'Israël Shamir qui conclut l'article d'Eisen :

"La Palestine n'est pas l'objectif ultime des juifs… Leur objectif est le monde"

Ainsi il ne suffit pas de condamner le sionisme pour ses crimes envers les Palestiniens, il faut pour donner une légitimation à cette condamnation, faire du sionisme un ennemi du monde et pour cela reprendre les vieux discours sur le pouvoir juif.

Il est vrai qu'Eisen se sent ici impuissant devant l'affirmation de Shamir et ne peut répondre que par une question à la fois tragique et stupide : "A qui le tour, maintenant ?".

Mobilisera-t-on mieux contre le sionisme à partir de tels fantasmes ? on peut en douter.

Est-il besoin de diaboliser les Juifs et de recourir aux vieux poncifs antijuifs pour condamner le sionisme. C'est faire peu de cas de la souffrance palestinienne.

Post Scriptum : Silvia Cattori qui présente cet article écrit :

"Paul Eisen a du s'arracher pour écrire ce texte difficile et terrifiant. Paul Eisen, (comme quelques rares israéliens tel Gilad Atzmon, Ilan Pappe et Israël Shamir) a le courage et l'honnêteté intellectuelle d'aller au fin fond des questions qui se posent. Il ne supporte pas ce demi-soutien - le jeu des négociations, les accords d'Oslo. Genève, etc - qui a permis à Israël, d'arriver là où nous savons."

En ce qui concerne les demi-soutiens, on ne peut que lui donner raison, encore que nombre d'organisations qui soutiennent les Palestiniens ont su démonter les mythes d'Oslo ou de Genève.

Par contre il est plus difficile de mettre côte à côte Ilan Pappe qui, en historien rigoureux, s'emploie à démythifier l'histoire officielle du sionisme, et Israël Shamir qui, pour des raisons qui lui sont personnelles, cherche à régler ses comptes avec "les Juifs", ce qui le conduit à des reconstructions historiques pour le moins approximatives.

Eisen a pour lui de poser la question sous sa forme la plus tragique, ce qui l'empêche d'aller jusqu'au bout d'une explication de la force idéologique du sionisme, et par conséquent de construire les moyens de combattre cette force.


Source : Rudolf Bkouche


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