AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Uri Avnery

 

 
Un djinn dans l’urne
 
 
Je suis convaincu que l’exemple turc est préférable à l’exemple algérien, que l’intégration des forces religieuses dans le processus démocratique est préférable à leur suppression par la force.

Nous regardions au-dessus des toits du Caire par les fenêtres d’un bureau élégant et moderne. Mon compagnon était un descendant de l’aristocratie locale et un des fondateurs du marxisme égyptien. « Nous devons nous allier avec les Frères musulmans », dit-il. J’étais étonné. « Mais vous êtes totalement laïque ! » me suis-je exclamé. « Vous aspirez à une société moderne. Qu’avez-vous en commun avec ces fanatiques religieux ? » « Nous, marxistes, nous n’avons pas de racines populaires », soupira-t-il. « Les Frères musulmans, eux, en ont. Nous devons nous allier avec eux pour atteindre les masses. » J’ai fait remarquer que cela avait déjà échoué en Iran, où, pour exactement la même raison, le parti de gauche Toudeh s’était allié avec Khomeyni avant la révolution pour finir par être liquidé par lui une fois celui-ci parvenu au pouvoir. « Nous n’avons pas le choix », dit-il. Cette conversation a eu lieu il y a plus de 20 ans. Elle m’est revenue à l’esprit cette semaine quand j’ai vu ce qui se passe en Egypte aujourd’hui.

Les médias occidentaux (et, bien sûr israéliens) publient des reportages enthousiastes sur les manifestations pour la démocratie et contre le régime d’Hosni Moubarak. Certains des manifestants sont de gauche, mais la majorité sont des militants islamiques et leurs sympathisants. La police a procédé à de nombreuses arrestations de militants politiques, la plupart d’entre eux dirigeants des Frères musulmans.

Rien n’indique que le régime de Moubarak soit sur le point de tomber. Ce dernier a promis que, à la prochaine élection présidentielle, d’autres candidats pourront se présenter, mais c’est surtout pour rassurer le Président Bush qui déclare désespérément que son invasion de l’Irak a suscité un réveil démocratique dans tout le monde arabe. Concrètement, il n’y a strictement aucune chance que la situation en Egypte change. Aucun candidat sérieux ne sera autorisé à se présenter contre Moubarak.

Mais supposons un instant que Moubarak soit contraint d’abandonner son intention d’être réélu et que des élections vraiment démocratiques aient lieu. Qui gagnerait dans cette hypothèse ?

Une des réponses plausibles : les Frères musulmans. Ils ont, comme on l’a déjà vu, des racines profondes dans le peuple. Leur infrastructure a une histoire de 50 ans et plus. La classe supérieure égyptienne, qui est laïque, libérale et ouverte sur le monde, peut se trouver soudain sous le joug de fanatiques religieux.

Ce dilemme existe dans la plupart des pays arabes : dans des élections réellement démocratiques, les forces islamiques gagneraient - des forces qui rejettent totalement la conception d’un Etat laïque, démocratique et libéral dont Bush parle trop.

Une telle expérience a déjà eu lieu. L’Algérie a eu des élections démocratiques. Au premier tour, il est devenu clair que les forces islamiques étaient en position de gagner une victoire éclatante. L’armée est intervenue et a empêché la tenue du second tour. Il en est résulté une guerre civile brutale avec des centaines de milliers de victimes. Aujourd’hui, des années après, on cherche encore un compromis.

Dans les élections irakiennes, dont Bush est si fier, l’alliance menée par les chiites s’est terminée par une victoire impressionnante. Elle est sous l’autorité d’un chef religieux, l’Ayatollah Ali Husseini al-Sistani, qui la contrôle totalement. Heureusement, il est très différent de ses collègues en Iran, le pays voisin chiite (mais non arabe). Au contraire des ayatollahs iraniens qui gouvernent leur pays, al-Sistani croit que la direction religieuse perdrait à être directement impliquée dans la vie politique. Mais il veut, lui aussi, que l’Etat soit soumis à la loi islamique.

Pour l’instant, cet objectif rencontre une certaine résistance. Pour atteindre la majorité des deux tiers requise pour l’élection d’un président et la promulgation d’une constitution, les chiites irakiens ont besoin du soutien des Kurdes, qui, pour la plupart, sont des sunnites musulmans. Les Kurdes veulent une autonomie proche de l’indépendance et ils refusent qu’on leur impose la loi islamique. Résultat jusqu’à maintenant : pas de président, pas de Constitution, tout est en suspens.

Dans la Turquie voisine (un autre pays islamique mais non arabe), un parti islamique a gagné les élections il y a quelques années. Quand il a commencé à imposer les lois islamiques, l’armée est intervenue et l’a mis dehors. L’armée turque se considère comme la gardienne des enseignements laïques du grand Atatürk, le père fondateur de l’Etat turc moderne, très laïque. Aux dernières élections, un parti islamique beaucoup plus modéré a gagné. Il agit avec beaucoup de prudence, en partie parce qu’il veut être accepté par l’Union européenne qui est plutôt sur ses gardes à l’égard du premier candidat musulman. L’application des lois religieuses pourrait fermer les portes de l’Union européenne à la Turquie.

Dans la plupart des pays arabes et dans beaucoup d’autres pays musulmans, il existe une réelle possibilité que, dans des élections libres, des partis islamiques plus ou moins extrémistes gagnent. Les dictatures actuelles dans tant de pays arabes - Libye, Jordanie, Soudan, Arabie Saoudite, Etats du Golfe, parmi d’autres - se présentent comme les boucliers contre les forces islamiques fanatiques.

Nous avons déjà vu que les élections démocratiques n’aboutissent pas nécessairement à l’élection de démocrates. L’exemple classique est l’Allemagne. Le parti nazi est arrivé au pouvoir par un processus démocratique (bien qu’il n’ait jamais atteint 51% des suffrages). Un parti comme les Talibans afghans pouvait arriver au pouvoir au travers d’élections libres et imposer un régime islamique extrémiste qui alors opprime les femmes et persécute les opposants.

Les éléments de la démocratie - élections pluralistes, campagnes électorales libres, accès libre aux médias - n’assurent pas, par eux-mêmes, la victoire de la démocratie. Cela nécessite un environnement social propice, l’ancrage des valeurs démocratiques dans la conscience des gens, l’acceptation de la règle de la majorité et la sauvegarde des droits de la minorité. A défaut de cet environnement, les élections sont une coquille vide. Le djinn du fondamentalisme islamique peut sortir de l’urne, tout comme le démon du fondamentalisme chrétien a jailli de l’urne américaine.

Quelle est la situation en Palestine ? Il existe un grand enthousiasme pour la démocratie. Il n’est pas né après la mort de Yasser Arafat comme beaucoup semblent le croire. Il y a neuf ans déjà, des élections vraiment démocratiques avaient eu lieu dans les territoires de l’Autorité nationale palestinienne, comme l’ont attesté les observateurs internationaux conduits par l’ex-Président Jimmy Carter. Mais la personnalité dominante d’Arafat et la concentration du pouvoir exécutif entre ses mains a réduit la visibilité de ce remarquable résultat.

Aujourd’hui, de nouvelles élections pour le Conseil législatif (le Parlement de l’Autorité palestinienne) et pour des conseils locaux sont sur le point d’avoir lieu. Pour la première fois, le mouvement religieux Hamas y prendra part et s’attend à obtenir un bon score. Comme dans de nombreux pays musulmans, le parti religieux apparaît comme une organisation épargnée par la corruption et ayant un engagement social fort. A ceci il faut ajouter, bien sûr, l’aura conférée par la résistance armée à l’occupation israélienne. (Le nom Hamas est formé par les initiales arabes de « mouvement de la résistance islamique »).

Je crois que la participation du Hamas aux élections est une bonne chose. La société palestinienne elle-même doit décider si elle veut un avenir démocratique laïque ou un avenir religieux. J’espère, bien sûr, la victoire des forces laïques. Mais je suis convaincu que l’exemple turc est préférable à l’exemple algérien, que l’intégration des forces religieuses dans le processus démocratique est préférable à leur suppression par la force. L’intégration peut modérer les mouvements religieux, l’oppression les radicalisera.

(Cela a été prouvé dans notre pays aussi : l’intégration du parti orthodoxe Shas dans le système démocratique a été bénéfique, tandis que la rébellion des fondamentalistes juifs - les colons et leurs alliés - contre le système démocratique peut avoir des conséquences très graves.)

Le résultat de l’ensemble du processus dans les pays arabes peut être très différent de l’image qu’en donnent les « penseurs » occidentaux superficiels comme Bush. La société arabe est différente de la société occidentale et la démocratie arabe ne sera pas une copie conforme de la démocratie occidentale.

Pour citer un grand monarque prussien sur la tolérance religieuse : « Chacun doit chercher le salut en suivant son propre chemin. »

Article publié en hébreu et en anglais le 2 avril 2005 sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Jinn in the Ballot Box » : RM/SW

Source : AFPS
http://www.france-palestine.org/article1386.html

Ce texte n'engage que son auteur et ne correspond pas obligatoirement à notre ligne politique. L'AFPS 59/62,  parfois en désaccord avec certains d'entre eux, trouve, néanmoins, utile de les présenter pour permettre à chacun d'élaborer son propre point de vue."

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