AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Uri Avnery

 

 

Les prochaines croisades
 
Il est facile d’allumer une guerre civile, que ce soit par fanatisme ou naïveté. George Bush parcourt le monde en colportant ses remèdes brevetés, « liberté » et « démocratie », dans l’ignorance totale de centaines d’années d’histoire.

Il y a de nombreuses années, j’ai lu un livre intitulé « Un Américain bien tranquille » de Graham Greene. Le personnage central est un jeune Américain naïf à l’âme noble opérant au Vietnam. Il n’a aucune idée de la complexité de ce pays mais il est déterminé à redresser ce qui va mal et à mettre de l’ordre. Les résultats sont désastreux.

J’ai le sentiment que c’est ce qui se passe aujourd’hui au Liban. Les Américains n’ont pas l’âme si noble et ne sont pas si naïfs, loin de là. Mais ils sont tout à fait prêts à entrer dans un pays étranger, sans tenir compte de sa complexité, et à utiliser la force pour y imposer l’ordre, la démocratie et la liberté.

Guerre civile : Liban. Le Liban est un pays à la topographie particulière : un petit pays avec de hautes chaînes de montagnes et des vallées isolées. Résultat : il a attiré au cours des siècles des minorités persécutées qui y ont trouvé refuge. Aujourd’hui il y a, côte à côte et l’une contre l’autre, quatre communautés ethnico-religieuses : chrétiens, sunnites, chiites et druzes. A l’intérieur de la communauté chrétienne, il y a plusieurs sous-communautés, comme les maronites et d’autres sectes anciennes, le plus souvent hostiles entre elles. L’histoire du Liban est remplie de massacres inter-communautaires.

Une telle situation favorise, évidemment, l’interférence des voisins et des puissances étrangères, chacun voulant tirer la couverture à soi. La Syrie, Israël, les Etats-Unis et la France, ancienne puissance coloniale, sont tous impliqués.

Il y a exactement 50 ans, un débat secret passionné a eu lieu entre dirigeants d’Israël. David Ben Gourion (alors ministre de la Défense) et Moshe Dayan (chef d’état-major) ont eu une brillante idée : envahir le Liban, lui imposer un « commandant chrétien » comme dictateur et faire du pays un protectorat israélien. Moshe Sharett, le Premier ministre de l’époque, a combattu cette idée avec virulence. Dans une longue lettre très argumentée, qui a été conservée pour l’histoire, il ridiculise l’ignorance totale des promoteurs de cette idée sur la complexité incroyablement fragile de la structure sociale libanaise. Toute aventure, avait-il averti, se terminerait en désastre.

A l’époque, Sharett a gagné. Mais, 27 ans plus tard, Menahem Begin et Ariel Sharon ont fait exactement ce que Ben Gourion et Dayan avaient proposé. Le résultat a été exactement celui prévu par Sharett.

Tout ceux qui suivent les médias américains et israéliens (il n’y a pas de différence) ont l’impression que la situation actuelle au Liban est simple : il y a deux camps, « les partisans de la Syrie » d’un côté, « l’opposition » de l’autre. Il y a un « Printemps de Beyrouth ». L’opposition est la sœur jumelle de l’opposition ukrainienne d’hier et imite loyalement toutes ses méthodes : manifestations devant le bâtiment du gouvernement, océan de drapeaux, châles de couleurs et, plus important, jolies filles au premier rang.

Mais entre l’Ukraine et le Liban il n’y a pas la moindre ressemblance. L’Ukraine est un pays « simple » : l’est est attiré par la Russie, l’ouest par l’Europe. Avec l’aide américaine, l’ouest a gagné.

Au Liban, toutes les communautés sont entrées en action. Chacune pour son propre compte, chacune cherchant à se montrer plus futée que les autres, peut-être pour les attaquer si l’occasion se présente. Certains des dirigeants sont liés à la Syrie, certains à Israël, tous essaient d’utiliser les Américains à leurs fins. Les belles images des jeunes manifestants, si présentes dans les médias, n’ont pas de sens si on ne sait pas quelle communauté est derrière elles.

Il y a seulement trente ans, ces communautés ont déclenché une terrible guerre civile et se sont réciproquement massacrées. Les chrétiens maronites voulaient mettre la main sur le pays avec l’aide d’Israël, mais ils ont été vaincus pas la coalition des sunnites et des druzes (les chiites n’ont joué aucun rôle significatif à l’époque). Les réfugiés palestiniens, conduits par l’OLP, qui formaient une sorte de cinquième « communauté », sont entrés dans la bataille. Quand les chrétiens ont risqué d’être submergés, ils ont appelé les Syriens au secours. Six ans plus tard, Israël a envahi le pays, dans le but d’en expulser à la fois les Syriens et les Palestiniens et de lui imposer un homme fort chrétien (Béchir Gemayel).

Il nous a fallu 18 ans pour sortir de ce bourbier. Notre seul résultat a été de faire des chiites une force dominante. Quand nous sommes entrés au Liban, les chiites nous ont accueillis sous une pluie de riz et de bonbons, espérant que nous mettrions dehors les Palestiniens qui les avaient traités de haut. Quelques mois plus tard, quand ils ont réalisé que nous n’avions pas l’intention de partir, ils ont commencé à nous tirer dessus. Sharon est l’accoucheur du Hezbollah.

Il est difficile de savoir ce qui se passera si les Syriens répondent à l’ultimatum américain et quittent le Liban. Rien n’indique que les Américains ont l’intention de créer de nouvelles relations entre communautés libanaises. Ils se contentent de baratiner sur la « liberté » et la « démocratie », comme si un vote majoritaire pouvait créer un régime acceptable par tous. Ils ne comprennent pas que « Liban » est une notion abstraite puisque, pour presque tous les Libanais, appartenir à leur propre communauté est de loin plus important que la loyauté envers l’Etat. Dans une telle situation, même une force internationale ne servira à rien. La reprise de la guerre civile meurtrière est une réelle possibilité.

Guerre civile : Irak. Si une guerre civile éclate au Liban, elle ne sera pas la seule dans la région. En Irak, une telle guerre - même si elle est presque secrète - est déjà en plein essor.

Les seules forces militaires effectives en Irak, à part celles de l’armée d’occupation, sont les « Peshmerga » kurdes (« ceux qui affrontent la mort »). Les Américains les utilisent chaque fois qu’ils combattent les sunnites. Ils ont joué un rôle important dans la bataille de Faloudja, une grande ville qui a été entièrement détruite, ses habitants ayant été tués ou chassés.

Aujourd’hui les forces kurdes mènent une guerre contre les sunnites et les Turkmènes dans le nord du pays, afin de s’emparer des zones pétrolifères et de la ville de Kirkouk, et aussi pour en chasser les colons sunnites qui y avaient été implantés par Saddam Hussein.

Comment une telle guerre peut-elle être pratiquement ignorée par les médias ? C’est simple : tout est occulté par la « guerre contre le terrorisme ».

Mais cette petite guerre n’est rien comparé à ce qui pourrait arriver en Irak dès que viendra le temps de décider de l’avenir du pays. Les Kurdes veulent l’autonomie complète, autrement dit l’indépendance. Les sunnites n’imaginent même pas d’accepter le gouvernement de la majorité chiite qu’ils méprisent, même si c’est au nom de la « démocratie ». Le déclenchement d’une guerre civile intégrale n’est peut-être qu’une question de temps.

Guerre civile : Syrie. Si les Américains réussissent, avec notre aide discrète, à briser la dictature syrienne, absolument rien ne prouve qu’à sa place il y aura « liberté » et « démocratie ». La Syrie est presque aussi éclatée que le Liban. Il y a une forte communauté druze au sud, une communauté kurde rebelle au nord, une communauté alaouite (à laquelle appartient la famille Asad) à l’ouest. La majorité sunnite est traditionnellement partagée entre Damas au sud et Alep au nord. Les gens se sont résignés à la dictature Asad par crainte de ce qui pourrait arriver si le régime s’effondrait.

Il est improbable qu’une guerre civile totale éclate en Syrie. Mais une situation prolongée de total chaos est tout à fait vraisemblable. Sharon en serait heureux, mais je ne suis pas sûr que ce serait une bonne chose pour Israël.

Ferveur religieuse : Iran. Le principal objectif américain est, bien sûr, le renversement des Ayatollahs en Iran (que les Américains aient mis au pouvoir les Chiites dans l’Irak voisin alors qu’ils ont l’intention d’y instaurer la loi islamique est plutôt ironique).

L’Iran est une noix beaucoup plus dure à casser. Contrairement à l’Irak, à la Syrie et au Liban, c’est une société homogène. Israël aujourd’hui menace ouvertement de bombarder les installations nucléaires iraniennes. Périodiquement, nous voyons sur nos écrans de télévision les visages floutés de pilotes qui se disent prêts à le faire dès qu’on le leur demandera.

La ferveur religieuse des ayatollahs s’est relâchée dernièrement, comme cela arrive avec toute révolution victorieuse au bout de quelque temps. Mais une attaque militaire par le « grand Satan » (les Etats-Unis) ou le « petit Satan » (nous) peut mettre le feu à tout le croissant chiite : Iran, Sud Irak et Sud Liban.

Ici aussi. Israël également a été témoin d’une minuscule guerre civile. Dans le village galiléen de Marrar, où une communauté druze et une communauté arabe chrétienne ont vécu côte à côte pendant des générations, un incident sanglant s’est soudain produit. C’était un véritable pogrom : les druzes sont tombés sur les chrétiens, attaquant, brûlant, détruisant. Par miracle, personne n’a été tué. Les chrétiens disent que la police israélienne (dont de nombreux membres sont druzes) n’a pas bougé. La raison immédiate de ce soulèvement : quelques images de nus sur internet.

Il est facile d’allumer une guerre civile, que ce soit par fanatisme ou naïveté. George Bush, l’Américain (pas si) tranquille, parcourt le monde en colportant ses remèdes brevetés, « liberté » et « démocratie », dans l’ignorance totale de centaines d’années d’histoire. C’est difficile à croire, mais il tire son inspiration d’un livre de notre Nathan Sharansky, un très petit génie, c’est le moins qu’on puisse dire.

Tout être humain et tout peuple a droit à la liberté. Beaucoup d’entre nous ont donné leur sang pour cela. La démocratie est un idéal que chaque peuple doit réaliser lui-même. Mais quand les bannières de la « liberté » et de la « démocratie » sont hissées sur une croisade par une super-puissance cupide et irresponsable, les résultats peuvent être catastrophiques.

Article publié le 5 mars 2005 en hébreu et en anglais sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « The Next Crusades » : RM/SW

Source : France Palestine
http://www.france-palestine.org/article1214.html


Ce texte n'engage que son auteur et ne correspond pas obligatoirement à notre ligne politique. L'AFPS 59/62,  parfois en désaccord avec certains d'entre eux, trouve, néanmoins, utile de les présenter pour permettre à chacun d'élaborer son propre point de vue."

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