AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Uri Avnery

 

 

Ne tirez pas sur le croupier !

 
Les colons de « la qualité de vie » et ceux de « la vision messianique » ont tous fait de gros paris. Ils ont parié sur leur avenir. Ils ont parié et perdu.

En tant que personne honnête, je suis supposé éprouver de la compassion pour les colons de Gush Shatif. Les étreindre. Verser une larme sur leur sort.

Et, certes, il y a des raisons de les plaindre. Des êtres humains déracinés de la terre où ils ont vécu pendant des décennies. Des personnes d’âge moyen contraintes de toujours recommencer leur vie. Des enfants nés ici et obligés de changer d’école. Des gens possédant des entreprises florissantes devant chercher de nouvelles sources de revenus dans qui sait quelles conditions. Mais malgré tous mes efforts, je ne peux vraiment pas éprouver beaucoup de pitié pour eux.

Tout d’abord, c’est une question de proportions. J’ai moi-même vécu un tel traumatisme et, comme moi, des millions d’autres immigrants venus dans ce pays au cours des cent dernières années - immigrants de Russie, Pologne, Allemagne, pays arabes, ex-Union soviétique. Tous ont vécu cette expérience et presque tous dans des circonstances beaucoup beaucoup plus dures.

Mon père avait 45 ans quand il a fui l’Allemagne, avec son épouse de 39 ans et leurs quatre enfants. Ils ont été coupés de leur famille et de leurs amis, installés dans un pays lointain et obligés de s’habituer à une nouvelle langue, à un paysage étranger, à un climat très différent, à une culture différente, une société différente, des habitudes différentes. Personne ne leur a donné un centime, ni en dédommagement ni en aide. Mon père et ma mère, tous deux aisés dans leur patrie, ont dû subvenir à nos besoins par un dur travail manuel auquel ils n’étaient pas du tout habitués. Nous vivions dans une pauvreté totale.

Comparée à cela, la « souffrance » des colons est comme une partie de campagne.

Nous entendons des cris déchirants sur le « déracinement de Juifs de la Terre d’Israël ». C’est un slogan tout à fait mensonger. En supposant que le Gush Katif soit réellement une partie du Grand Israël (c’est discutable) - les lieux dans lesquels on leur demande d’aller sont en Israël même sans conteste. Ashkelon est une ville israélienne tout comme le sont Ashdod et Tel-Aviv. Les étendues de la Galilée et du Neguev les appellent, et il n’y a pas plus israélien que leurs paysages.

A entendre leurs cris désespérés, on pourrait croire qu’on est en train de les exiler dans des terres désolées au-delà des Monts des Ténèbres. Mais la distance entre la colonie en-voie-d’évacuation Ganim en Cisjordanie et la ville israélienne de Affule est la même que celle entre les quartiers de Manhattan et de Queens à New-York. La distance entre Berlin et Hambourg est de loin supérieure, comme celle entre Londres et Liverpool. Combien de gens font de tels déplacements chaque année ?

Il faut se souvenir qu’ils ont déjà fait cela une fois, avec joie et enthousiasme, quand ils ont quitté Hertzlia, Jérusalem, Beit-Alpha et autres lieux pour aller dans les colonies.

« Des Juifs chassent des Juifs ! » pleurnichent les colons. « Dans un pays démocratique, les citoyens ne sont pas obligés de quitter leurs maisons ! » En est-il vraiment ainsi ?

Combien de villages ont été déplacés en Egypte pour la construction du barrage d’Assouan ? D’accord, l’Egypte n’est pas une démocratie. Mais aux Etats-Unis démocratiques, combien de dizaines de villes et de villages ont disparu pour faire place au barrage de Tennessee ? Tout gouvernement déplace des agglomérations si l’intérêt public l’exige.

Mais ce n’est pas pour ces raisons que je trouve difficile de m’arracher des larmes. La raison principale est tout autre.

Chaque colon sans exception savait qu’il (elle) se rendait dans un endroit conquis par la guerre, où vit un autre peuple et qui, de surcroît, n’a jamais été annexé à Israël (contrairement à la zone de Jérusalem et aux hauteurs du Golan). En d’autres termes, il (elle) pariait sur son avenir.

Cette semaine, les avocats du gouvernement ont souligné à la Cour Suprême que tout contrat pour la vente ou la location de terres dans les territoires occupés comportait une clause déclarant explicitement son caractère temporaire. Cela va sans dire : d’après le droit international, Israël détient ces territoires par une « occupation de guerre » qui est temporaire par nature et qui n’existe que pour autant qu’existe le gouvernement militaire. Quand la paix arrive, le gouvernement militaire disparaît en même temps que toutes ses lois et décisions.

Vues côté colons, toute la Bande de Gaza et la Cisjordanie sont un énorme Las Vegas. Les colons ne peuvent même pas dire qu’ils n’avaient pas été prévenus : mes amis et moi leur disons cela depuis le tout début de l’occupation, à la fois à la Knesset et dans les médias.

Pour beaucoup de ceux qui sont venus, ce que l’on appelle la « qualité de vie type colons » était un pari très attrayant. De jeunes couples, qui n’avaient pas les moyens d’acheter une maison en Israël, pouvaient construire une villa de rêve sur leur propre terrain dans « les territoires », presque sans aucun investissement ou avec une somme qui aurait été à peine suffisante pour deux pièces dans quelque taudis israélien. Presque tout a été gratuit. Une superbe infrastructure, des jardins spéciaux pour les enfants, beau paysage (avec vue sur les pittoresques villages arabes). Qualité de vie.

Des entrepreneurs, qui n’avaient pas l’argent pour créer une entreprise en Israël, pouvaient le faire à Gush Katif. De la terre en abondance pour l’installation de serres. Des travailleurs palestiniens obligés de travailler pour un salaire de misère depuis que l’occupation leur bloquait toute autre possibilité de gagner leur vie et celle de leur famille. Ou des travailleurs thaïlandais importés, prêts à travailler douze heures par jour à très bas salaire. Etant donné que la loi israélienne ne s’applique pas à Gush Katif, il n’existait rien de tel que le salaire minimum , les congés annuels, l’assurance maladie ou les indemnités de licenciement.

Quelle merveille d’être un patriote israélien en un lieu où les lois israélienne ne s’appliquent pas !

De nombreux exploiteurs se drapent maintenant dans le drapeau national pour tenter de sauver leurs privilèges. Mais il y a aussi, bien sûr, un noyau dur de vrais idéologues nationalistes-messianiques. Ils se sont installés là pour prendre possession du « Plus Grand Eretz Israël » (ou plutôt pour traduire l’hébreu « Eretz Israël dans sa totalité ») et empêcher le peuple palestinien d’obtenir un jour sa liberté dans un Etat qui lui soit propre. Ces colons n’ont jamais caché leur but de déraciner la population palestinienne et de la remplacer par une population juive.

« Ce n’est pas une évacuation, c’est un transfert ! » crient-ils maintenant sans vergogne, en utilisant le mot de code accepté pour « purification ethnique ». « Transfert » ? Mais leur propre but depuis le tout début a été de transférer les Palestiniens ! « Déracinement » ? Mais ils ont toujours voulu déraciner les Palestiniens. Et ils ont travaillé sans relâche pour y parvenir. Pour un grand nombre d’entre eux, cela est même considéré comme un commandement religieux.

« Le gouvernement nous a envoyés là-bas, et maintenant il veut nous expulser ! »

Bien, tout d’abord, nous n’avons jamais vu quelqu’un être obligé d’aller dans les territoires occupés. Les gouvernements successifs les y ont encouragés, ont violé la loi avec un clin d’œil, ont volé l’argent public pour financer les colonies. C’est vrai. Mais personne n’était forcé d’y aller. Les soldats reçoivent des ordres et n’ont pas d’autre alternative que d’obéir. Les colons avaient le choix.

Deuxièmement, celui qui nomme à le droit de congédier. Celui qui envoie a le droit de rappeler. Si les colons ne sont que des émissaires, ils peuvent être envoyés ici et là.

Et, pour ce qui est de la simple compassion humaine, les colons l’exigent de nous mais semblent ne pas la ressentir pour qui que ce soit d’autre. Il y a quelque chose de révoltant dans leur incapacité de voir l’Autre. C’est une sorte de maladie émotionnelle : l’expulsion massive d’Arabes, d’accord. L’expulsion de quelques milliers de Juifs à l’intérieur du pays est un « second holocauste ». Le « déracinement de Juifs » de colonies vieilles de 30 ans est un crime horrible. Le déracinement de 750.000 Palestiniens, qui vivaient sur leur terre depuis des centaines ou des milliers d’années, était juste une action de « l’armée la plus morale du monde ». Il faut avoir pitié d’un enfant juif qui sera obligé, avec ses camarades, de s’habituer à une nouvelle école, mais pourquoi gaspiller sa pitié pour un enfant arabe qui est né et a vécu dans un pauvre camp sordide de réfugiés ?

Sans compter les actes des colons à Hébron, à Yitzhar, à Tapukh et en beaucoup d’autres lieux : tuer des habitants, organiser des pogroms dans les villages, saisir la terre de force, détruire les puits, répandre du poison dans les champs, déraciner les oliviers et voler leurs fruits, etc.

Pour toutes ces raisons, il est très difficile d’avoir pitié d’eux. Les colons de « la qualité de vie » et ceux de « la vision messianique » ont tous fait de gros paris. Ils ont parié sur leur avenir. Ils ont parié et perdu.

Comme l’ont fait des millions de colons français d’Algérie, qui ont été chassés et sont retournés en France, tout cela en quelques semaines quand le pays a obtenu son indépendance.

Malgré tout cela, je n’ai pas d’objection qu’on leur donne de généreuses compensations. Au contraire, juste après les accords d’Oslo, j’ai participé à l’appel de Gush Shalom pour que le Premier ministre d’alors, Yitzhak Rabin, commence immédiatement à donner des compensations généreuses aux colons prêts à partir volontairement. Rabin a refusé. Pire, il a continué à étendre les colonies à un rythme effréné comme le feront tous ses successeurs. Même les colons qui étaient prêts à partir étaient dans l’incapacité de le faire et ont été piégés dans leurs colonies puisqu’ils ne pouvaient pas vendre leur maison et commencer une nouvelle vie ailleurs. D’ailleurs, c’est toujours leur situation aujourd’hui.

Nous avons dit des généreuses compensations. Mais que leur « doit »-on ? Un joueur qui a perdu son argent à la roulette n’a pas attendre de compensations. A titre de mesure de générosité et afin d’adoucir leur retour chez eux, il serait sage de payer aux colons l’argent qu’ils ont investi au début, et c’est déjà bien. Et encore par générosité, je suis pour les aider financièrement à commencer une nouvelle vie en Israël. Comme geste humanitaire, et aussi comme un signe fait aux colons de Cisjordanie pour leur montrer qu’il vaudrait la peine pour eux de rentrer à la maison le plus tôt possible.

Pour Ariel Sharon, qui a poussé les colons, les a gâtés et leur a ouvert la voie, il doit être difficile de le leur dire. Mais nous, citoyens d’Israël, pouvons dire : Camarades, vous avez parié gros et vous avez perdu.

C’est humain de votre part de crier et de vous arracher les cheveux. Mais il n’y aucune raison d’essayer de tuer le croupier. Vous devez abandonner votre goût du jeu.

Et si nous, les citoyens d’Israël, sommes prêts à vous payer de notre propre poche une compensation généreuse pour les jetons que vous avez perdus, vous pourriez au moins avoir l’obligeance de dire « Merci ».

Article publié le 9 avril 2005, en hébreu et en anglais sur le site de Gush-Shalom - Traduit de l’anglais « Don’t Shoot the Croupier ! » : RM/SW

Source : AFPS
http://www.france-palestine.org/article1439.html

Ce texte n'engage que son auteur et ne correspond pas obligatoirement à notre ligne politique. L'AFPS 59/62,  parfois en désaccord avec certains d'entre eux, trouve, néanmoins, utile de les présenter pour permettre à chacun d'élaborer son propre point de vue."

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