AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   

Edward Saïd

Archéologie de la feuille de route
14 juin 2003

Selon Edward Saïd, interpréter la feuille de route est d'autant plus difficile que ce document se situe hors du temps et de l'espace

C'est à peu près le même point qu'a souligné Bush fin mai au cours d'entretiens qu'il a accordé aux médias arabes, même si comme d'habitude, il s'est attardé sur des généralités au lieu d'aborder des choses concrètes. Il a retrouvé les dirigeants palestiniens et israéliens en Jordanie et, avant ça, les principaux chefs arabes à l'exception du syrien Bashar Al-Asaad, bien sûr. Ceci fait partie de ce qui semble être une avancée états-unienne importante. Qu'Ariel Sharon ait accepté la feuille de route (avec suffisamment de réticences pour en diminuer l'importance) semble de bon augure pour un état palestinien viable.

La vision de Bush (un mot qui sonne étrangement vague pour ce qui est supposé être un plan de paix définitif, en trois phases et solidement pensé) est censée s'achever par une Autorité restructurée, l'élimination de toute violence et instigation contre les Israéliens, l'installation d'un gouvernement qui satisfasse aux exigences d'Israël et de ce qu'on nomme le quartet (les EU, l'UE, l'ONU et la Russie), qui sont les auteurs du plan. Israël de son côté entreprend d'améliorer la situation humanitaire, assouplissant les restrictions et levant les couvre-feux, même si le " quand " et " où " ne sont pas spécifiés.

En juin 2003, la phase 1 ...

... doit montrer le démantèlement d'au moins 60 colonies sauvages (appelées aussi implantations illégales établies depuis mars 2001) mais on ne dit rien des autres, qui comprennent 200.000 colons en Cisjordanie et Gaza, pour ne pas parler des 200.000 supplémentaires dans Jérusalem est. La phase deux, décrite comme une transition qui va de juin à décembre 2003, doit bizarrement se centrer sur " l'option de création d'un état palestinien indépendant avec des frontières provisoires et attributs de souveraineté " -aucun n'est précisé - et culminer avec une conférence internationale qui approuvera, pour ensuite " créer " un état palestinien, à nouveau avec " frontières provisoires. La phase trois doit en finir complètement avec le conflit, également par une conférence internationale dont le travail sera de régler l'affaire épineuse s'il en est : les réfugiés, les implantation, Jérusalem, les frontières. Le rôle d'Israël dans tout ceci est de coopérer ; la responsabilité est laissée aux palestiniens, qui doivent fournir rapidement, cependant que l'occupation militaire se maintient plus ou moins en place, quoique assouplie dans les zones envahies au cours du printemps 2002. Il n'est prévu aucun observateur, et la symétrie trompeuse de la structure du plan laisse à Israël le choix de ce qui viendra ensuite. En ce qui concerne les droits de l'homme en Palestine, actuellement non pas ignorés mais supprimés, aucune rectification n'est écrite dans le plan : c'est Israël qui apparemment décidera de continuer comme avant ou non.

Les commentateurs habituels s'accordent pour dire que Bush offre, cette fois, un espoir réel pour un règlement au Moyen Orient. Des fuites organisées par la Maison Blanche ont suggéré une liste de sanctions contre Israël au cas où Sharon se montrerait intransigeant, mais elles ont été rapidement démenties et ont disparu depuis. La presse montre un consensus grandissant qui présente le contenu des documents - beaucoup d'entre eux tirés de plans antérieurs - comme le résultat de la confiance fraîchement acquise par Bush grâce à sa victoire en Irak. Comme souvent dans les discussions sur le conflit Israélo-Palestinien, le discours est structuré autour de clichés manipulés et de suppositions saugrenues plutôt que sur les réalités du pouvoir et de l'histoire vécue. Les sceptiques et les critiques sont écartés comme anti-étasuniens, cependant qu'une partie importante de la communauté dirigeante juive dénonce la feuille de route comme demandant beaucoup trop de concessions à Israël.

Mais la presse officielle nous rappelle que Sharon a parlé d'une " occupation ", chose qu'il n'avait jamais acceptée avant, et qu'il a annoncé son intention de terminer avec la domination israélienne sur 3.5 millions de palestiniens. Se rend-t-il compte de ce qu'il propose de terminer ? Gideon Levy, commentateur au Ha'aretz a écrit le 1 juin que, comme la plupart des israéliens, Sharon ne sait rien de " la vie sous couvre-feu dans des communautés qui ont vécu en état de siège pendant des années. Que sait-il de l'humiliation des barrages, ou des gens obligés de se déplacer sur des routes de pierre et de boue, au péril de leurs vies, pour conduire une femme qui accouche à un hôpital ? Ou de la vie au bord de la famine ? D'une maison démolie ? D'enfants qui voient leurs parents battus et humiliés au milieu de la nuit ? "

Une autre omission dans la feuille de route ...

...et qui donne la chair de poule, est le gigantesque " mur de séparation " qu'Israël construit actuellement en Cisjordanie : 347 kilomètres de ciment qui vont du nord au sud, desquels 120 sont déjà érigés. 25 pieds de haut et 10 pieds de large (7m5 et 3 m) ; son coût est estimé à 1.6 millions de dollars le km. Le mur ne sépare pas simplement Israël d'un hypothétique état palestinien sur la base des frontières de 1967 : il prend de nouveaux sillons dans la terre palestinienne, quelques fois sur cinq ou six kilomètres de suite. Il est entouré de tranchées, de barbelés électrifiés et de fossés ; il y a des miradors à intervalles réguliers. Près de dix ans après la fin de l'apartheid en Afrique du Sud, ce mur abominable et raciste se dresse avec à peine un pépiement de protestation de la majorité d'israéliens et de leurs alliés états-uniens qui, le voulant ou non, vont payer l'essentiel de son coût.

Les 40.000 palestiniens de Qalqilya ont leurs maisons d'un côté du mur, les terres qu'ils cultivent et dont ils vivent, de l'autre. On estime que lorsque le mur sera fini - des mois probablement à cause des discussions entre Israël et les Palestiniens sur la procédure - environ 300.000 palestiniens seront séparés de leurs terres. La feuille de route n'en parle pas, comme elle ne parle pas de l'approbation de Sharon pour un mur à l'est de la Cisjordanie qui, s'il est construit, réduira la surface de territoire palestinien rêvée par Bush à peine à 40% de la zone. C'est ce que Sharon a toujours eu derrière la tête.

Une prémisse non énoncée est à la base de l'acceptation du plan par Israël, avec les lourdes modifications que l'on sait, comme de l'implication évidente des Etats Unis : le succès relatif de la résistance palestinienne. Cela est vrai, que l'on déplore ou pas ses méthodes, son coût exorbitant et le nombre très important de victimes qu'elle a faites dans une nouvelle génération de palestiniens qui n'ont pas renoncé, malgré la supériorité écrasante du pouvoir israélien/états-unien.

On a avancé toute sorte de raisons pour l'émergence de la feuille de route : que 56% des israéliens l'approuvent, que Sharon s'incline enfin devant la réalité internationale, que Bush a besoin d'une couverture arabo-israélienne pour ses aventures militaires ailleurs, que les Palestiniens ont enfin trouvé le bon sens et mis Abu Mazen en avant ( plus connu par son nom de guerre), etc. etc. Une partie de tout cela est vraie, mais je maintiens que sans le refus obstiné des palestiniens d'accepter d'être un " peuple vaincu ", comme les a décrit récemment le chef des armées israélien, il n'y aurait pas de plan de paix. Cependant, quiconque croit que la feuille de route offre quelque chose qui ressemblerait à un règlement ou qu'elle aborde les points essentiels se trompe. Ainsi que le discours sur la paix qui a cours, elle met sur les épaules palestiniennes tout le poids de la nécessité de la renonciation et du sacrifice, niant par là même la densité et la gravité de l'histoire palestinienne. La lecture de la feuille de route est celle d'un document non situé, dépourvu de références à ses temps et lieux.


En d'autres termes, la feuille de route ne traite pas d'un plan pour la paix mais d'un plan de pacification : il s'agit de mettre un terme au " problème " palestinien.

D'où la répétition du terme " performance " dans la prose rigide du document, autrement dit, le comportement qu'on attend de la part des palestiniens, presque au sens social du mot. Pas de violence, pas de protestation, plus de démocratie, meilleurs dirigeants et institutions, le tout basé sur l'idée que le problème de fond a été la férocité de la résistance palestinienne et non l'occupation qui l'a provoquée.

On n'attend rien de comparable de la part d'Israël, excepté les petites implantations que j'ai évoquées auparavant, appelées " colonies illégales " (une nouvelle classification qui suggère que certaines implantations israéliennes sur les terres palestiniennes seraient légales) qui devront être démantelées et oui, les grandes implantations seront " gelées " mais certainement pas démantelées ou enlevées. Il n'y a pas la moindre mention de ce que les Palestiniens ont dû subir de la main des israéliens et des états-uniens depuis 1948 et ensuite à nouveau depuis 1967. Rien sur le non-développement de l'économie palestinienne telle que le décrit la chercheuse états-unienne Sara Roy dans un livre à paraître. Les démolitions des maisons, le déracinement des arbres, les 5000 prisonniers ou plus, la politique d'assassinats ciblés, les fermetures depuis 1993, la destruction à grande échelle des infrastructures, l'incroyable nombre de morts et estropiés, tout cela et le reste, passe sans un mot.

La violente agressivité et l'unilatéralisme obstiné des équipes dirigeantes américaine et israélienne sont bien connus. L'équipe palestinienne qui a négocié la feuille de route n'inspire pas beaucoup confiance, dans la mesure où elle est formée d'anciens fidèles de Arafat, lesquels sont remis en selle pour l'occasion. De fait, l'impression est plutôt que la feuille de route a redonné vie à Yasser Arafat, malgré les efforts de Powell et des ses lieutenants pour éviter de lui rendre visite. Malgré la stupide politique israélienne qui consiste à l'humilier en l'enfermant dans un complexe qui a souffert de graves bombardements, Arafat dispose toujours de moyens de contrôle.

Etant toujours le président élu de Palestine, il tire encore aujourd'hui les ficelles de l'argent palestinien (un argent cependant pas trop abondant), et quant à sa position, aucun des membres de l'équipe "réformiste" actuelle (qui consiste en membres recyclés de l'ancienne équipe, avec deux ou trois ajouts importants) ne peut égaler le au vieux dirigeant en termes de charisme et de pouvoir.

Parlons par exemple d'Abou Mazen. J'avais fait sa connaissance en mars de 1977, à l'occasion de ma première réunion du Conseil National qui se tenait au Caire. Son discours fut le plus long de tous, avec un style didactique qu'il avait dû perfectionner alors qu'il était professeur du secondaire au Quatar; il expliqua aux parlementaires palestiniens réunis, la différence entre le sionisme et la dissidence sioniste. Ce fut une intervention remarquée car à cette époque peu de Palestiniens savaient qu'à côté des sionistes fondamentalistes voués à l'anathème par chaque arabe, se trouvaient aussi en Israël plusieurs sortes de pacifistes.

Rétrospectivement, l'intervention d'Abou Mazen donna un feu vert à la série de réunions - en général secrètes - organisées par l'OLP entre Palestiniens et Israéliens. Ces contacts ont permis de maintenir les dialogues en Europe pour la paix, et ont contribué de façon considérable à ce qu'apparaissent dans les deux sociétés les bases permettant de parvenir à Oslo.

Personne ne doutait qu’Arafat avait autorisé le discours d'Abou Mazen et la campagne qui s'ensuivit, laquelle a coûté la vie à des hommes comme Issam Sartawi et Saïd Hammami. Et, alors que les participants palestiniens venaient de la tendance centriste (c'est-à-dire du Fatah), ces Israéliens n'étaient rien de plus qu'un groupe marginal de pacifistes durement critiqués, alors qu'ils auraient dû être félicités pour leur action.

Durant les années de l'OLP à Beyrouth, entre 1971 et 1982, Abou Mazen était affecté à Damas, mais il se joignit ensuite à Arafat et à son équipe en exil à Tunis durant les 10 années qui suivirent. Je l'y rencontrai plusieurs fois et je me souviens de l’ordre qui régnait dans son bureau, de son style de bureaucrate et de son intérêt évident pour l'Europe et les Etats-Unis comme nouveau terrain pour réaliser un travail utile pour promouvoir la paix avec les Israéliens.

Après la conférence de Madrid, en 1991, d'après ce que l'on dit, il réunit en Europe des fonctionnaires de l'OLP et des intellectuels indépendants et les organisa en groupe de travail dont l'objectif était d'élaborer des dossiers en vue de négocier sur des thèmes comme l'eau, les réfugiés, la démographie et les frontières, en prévision de ce que seraient les réunions secrètes d'Oslo en 1992 et 1993; néanmoins, d'après ce que je sais, ces dossiers ne furent pas utilisés, les experts palestiniens ne participèrent pas directement aux négociations, et les résultats des études menées n'apparurent pas dans les documents finaux.

A Oslo, les Israéliens mirent en lice de nombreux experts...

... armés de cartes, de documents de statistiques et de données, et au minimum 17 brouillons de ce que les Palestiniens pourraient signer, tandis que ceux-ci, pour leur malheur, disposèrent de seulement trois représentants de l'OLP qui avaient peu de choses en commun et dont aucun ne parlait anglais et n'avait encore moins la moindre notion de ce que sont des négociations internationales (ni d'aucune autre sorte de négociation).
Apparemment, l'idée d'Arafat était de présenter une équipe lui permettant de faire valoir son point de vue dans tout processus, et spécialement depuis son départ de Beyrouth et sa décision désastreuse de s'aligner sur l'Irak durant la guerre du Golfe en 1991. S'il avait d'autres objectifs, il est clair qu'il s'y était mal préparé, comme cela s'est toujours passé.

Dans les mémoires d'Abou Mazen ainsi que dans d'autres documents concernant les discussions d'Oslo, on attribue au subordonné d'Arafat le rôle "d'architecte" de ces accords, bien qu'il ne sortit jamais de Tunis. ; Abou Mazen lui-même en est arrivé à dire qu'après les cérémonies à Washington (durant lesquelles il apparaît aux côtés d'Arafat, Rabin, Peres et Clinton), il lui fallut une année pour convaincre Arafat du fait qu'à Oslo, il n'avait pas obtenu un Etat. Cependant, presque tous ceux qui ont raconté les négociations de paix insistent sur le fait que c'était Arafat qui tirait les ficelles.

Il n'y a rien d'étonnant à dire que les négociations d'Oslo servirent à empirer la situation générale des Palestiniens. L'équipe des Etats-Unis, menée par Denis Ross, ancien employé des groupes de pression israéliens - poste qu'il a maintenant retrouvé - prenait systématiquement le parti des israéliens, lequel consista après une décennie de négociations à rétrocéder aux Palestiniens 18% des territoires occupés dans des conditions en plus très défavorables puisque l'armée israélienne gardait le contrôle de la sécurité, des frontières et de l'eau. Comme de juste, le nombre d’implantations coloniales doubla pendant ce temps.

Depuis le retour de l'OLP dans les territoires occupés en 1994, Abou Mazen est resté un personnage de deuxième rang, universellement connu pour sa "flexibilité" avec Israël, sa servilité devant Arafat et son absence totale d'une base politique organisée, bien qu'il soit un des fondateurs du Fatah, membre historique et secrétaire général de son Comité Central.
Pour autant que je sache, il n'a jamais été élu pour aucune charge, et certainement pas au Conseil Législatif Palestinien. L'OLP et l'Autorité Palestinienne ne sont pas précisément transparentes. On sait peu de choses sur la façon dont se prennent les décisions, ni sur la localisation et la façon dont se dépense l'argent, ni sur qui a droit de décision en dehors d'Arafat. Mais tout le monde est d'accord pour dire qu'Arafat est un chef dont l'obsession est le contrôle, et qu'il continue d'être le personnage central sur toutes les questions importantes.

C'est la raison pour laquelle pour la majorité des Palestiniens, l'élévation d'Abou Mazen au rang de Premier Ministre réformiste - qui satisfait tant les Etats-uniens et les Israéliens, est une sorte de farce, un moyen pour le vieux dirigeant de conserver le même pouvoir moyennant, pour ainsi dire, de nouveaux "trucs".
D'Abou Mazen, il se dit qu'il est terne, modérément corrompu, dépourvu d'idées personnelles, sauf celle de plaire à l'homme blanc. Comme Arafat, Abou Mazen a vécu dans le Golfe, en Syrie, au Liban, en Tunisie et maintenant en Palestine occupée; il ne parle pas d'autre langue que l'arabe, n'est pas un très grand orateur et a peu de "présence" en public.

Tout le contraire de Mohamed Dalhan, le nouveau chef de la sécurité de Gaza - l'autre figure si bien accueillie et sur laquelle Israël et les Etats-Unis semblent mettre tant d'espoirs - lequel est plus jeune, plus intelligent et plus impitoyable. Durant les 8 années où il dirigea une des 14 ou 15 organisations de sécurité d'Arafat, Gaza était connue comme "Dalhanistan". Il démissionna l'année passée, mais les Européens, les Israéliens et les Etats-uniens lui attribuèrent à nouveau le titre de "Chef de la Sécurité Unifiée", bien qu'il ait toujours été lui aussi un fidèle d'Arafat. On attend de lui à présent qu'il en finisse avec le Hamas et le Jihad Islamique, exigence répétée par les Israéliens qui espèrent ainsi que se développe une sorte de guerre civile entre Palestiniens, perspective qui enchanterait son armée.

Dans tous les cas, il me semble clair que pour laborieux et flexible que soit Abou Mazen à l'heure d'entrer en scène, il va se trouver limité par trois éléments.
Premièrement, depuis toujours c'est Arafat, puisqu'il dispose du contrôle d'El Fatah, qui constitue en théorie la base du pouvoir d'Abou Mazen.
Le second élément, c'est Sharon (qui assurément disposera du soutien total des Etats-Unis). Dans une liste de 14 "observations" sur la feuille de route, publiée le 17 mai dans Ha'aretz, Sharon indiquait les extrêmes limites de ce qui pourrait s'appeler la "flexibilité israélienne".
Le troisième facteur c'est Bush et son équipe; à voir la façon dont ils ont géré l'après-guerre en Afghanistan et en Irak, ils ne disposent ni de l'intégrité ni même de la capacité nécessaires à la construction d'une nation.

La base chrétienne de droite de Bush dans le sud a déjà manifesté bruyamment contre toute pression qui s’exercerait sur Israël ...

... et déjà le puissant lobby pro-israélien états-unien, avec son adjoint docile, le Congrès occupé par les Israéliens, s’est lancé dans l’action contre toute idée de coercition à l’encontre d’Israël, alors que ce sera décisif au cours de la phase finale qui vient de commencer.

Il pourrait paraître donquichottesque de ma part de dire, malgré les actuelles perspectives sombres du point de vue palestinien, que tout n’est pas noir. Je reviens à l’obstination dont je parlais auparavant et au fait que la société palestinienne, dévastée, ruinée, si désolée de tant de manières, est, comme la grive ébouriffée de Hardy, toujours capable de jeter son âme dans les ténèbres. Aucune autre société arabe n’est aussi combative et sainement indisciplinée, et aucune ne fait preuve d’autant d’initiatives civiques et sociales et d’institutions qui fonctionnent (y compris un conservatoire de musique miraculeusement vivant).
Même s’ils sont plutôt désorganisés et qu’ils mènent souvent des vies misérables d’exilés et apatrides, la diaspora palestinienne est énergiquement engagée dans les problèmes de son destin collectif et tous ceux que je connais essayent d’une manière ou d’une autre de faire avancer la cause. Seule une fraction minuscule de cette énergie parvient jusqu’à l’autorité palestinienne laquelle, à l’exception de la figure hautement ambivalente de Arafat, est restée étrangement en marge du sort commun. Selon des sondages récents, Fatah et Hamas ont l’appui d’à peine 45% de l’électorat palestinien, avec les 55% restant évoluant dans des formations politiques qui proposent des perspectives plus encourageantes.

Une d’entre elles m’a frappé par son importance (et je m’y suis joint) car elle est la seule formation de base qui se détache en même temps des partis religieux avec leurs politiques fondamentalement sectaires, et du nationalisme traditionnel proposé par les activistes du Fatah (vieux plutôt que jeunes). La NPI (Initiative Politique Nationale) est son nom et sa figure de proue est Mustafa Barghouti, un médecin formé à Moscou, dont le travail essentiel a été de diriger l’impressionnant Comité d’Aide Médicale qui a fourni des soins de santé à plus de 100.000 paysans palestiniens. Pilier de l’ancien parti communiste, Barghoutti est un organisateur discret et un dirigeant qui a surmonté des centaines d’obstacles physiques qui empêchent le mouvement en Palestine ou les voyages à l’étranger pour contacter presque tout individu ou organisation indépendante avec un programme politique qui promet des réformes sociales ainsi que la libération des lignes doctrinales.

Etonnamment dépourvu de rhétorique conventionnelle, Barghouti a travaillé avec les Israéliens, les Européens, les Etats-uniens, les Africains, les Asiatiques et les Arabes pour construire un mouvement de solidarité formidablement géré qui pratique le pluralisme et la coexistence qu’il prône. Le NPI ne montre pas d'intérêt pour la militarisation sans direction de l’Intifada. Il propose des programmes de formation pour les chômeurs et des services sociaux pour les démunis avec l’idée que ceci répond aux circonstances présentes et à la pression israélienne. Le NPI, qui est en passe de devenir un parti politique reconnu, cherche avant tout à mobiliser la société palestinienne, à l’intérieur et en exil, pour des élections libres –des élections authentiques qui représenteront les Palestiniens, plutôt que les intérêts d’Israël ou des Etats Unis. C’est ce sens d’authenticité qui semble manquer sur le chemin tracé pour Abu Mazen.

La vision dans ce cas n’est pas un état provisoire sur 40% du territoire, avec les réfugiés abandonnés et Jérusalem aux mains d’Israël...

... mais un territoire souverain, libéré de l’occupation militaire par une action de masse comprenant les Arabes et les juifs autant que possible. Parce que le NPI est un mouvement authentiquement palestinien, les réformes et la démocratie sont partie intégrante de son fonctionnement quotidien. Plusieurs centaines d’activistes palestiniens des plus notables ainsi que des indépendants se sont déjà joints au mouvement, et les réunions d’organisation se sont déjà tenues, avec beaucoup d’autres prévues à l’étranger et en Palestine, malgré les terribles difficultés pour circonvenir les restrictions israéliennes à la liberté de circulation.

Il est consolateur de penser que, pendant que les négociations et les discussions formelles ont lieu, un réservoir d’alternatives informelles et non co-optées existe, dont les principaux acteurs sont le NPI et la grandissante campagne internationale de solidarité.

Edward Saïd

Edward W. Saïd est professeur de littérature comparée à la Columbia University de New York et ancien membre du Conseil national palestinien

Site internet : www.edwardsaid.org

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