AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Une prison à ciel ouvert 

par Axel Gyldèn


Depuis le début de la seconde Intifada, les conditions de vie se sont considérablement dégradées sur le territoire palestinien. Raids aériens, incursions des chars et des bulldozers, humiliations… sont le quotidien d'une population qui tente de survivre, en dépit d'une économie asphyxiée.

Quand les pêcheurs de Gaza partent en mer, ils espèrent toujours secrètement y trouver l'un de ces coins à poissons qui vous feraient croire aux pêches miraculeuses. Mais chaque soir, de retour au port, c'est la même déception. Quand ils regardent au fond de leurs filets, le constat est identique: le poisson est rare et la chère est maigre. Il y a une raison à cela: depuis le déclenchement de la seconde Intifada, voilà bientôt quatre ans, la zone de pêche autorisée par Israël n'a cessé de s'amenuiser. D'abord étendue par les accords d'Oslo jusqu'à 20 milles nautiques des côtes (environ 37 kilomètres), elle a ensuite été limitée à 12 milles, puis à 6, puis à 3. Il est même arrivé que les pêcheurs se voient interdire toute sortie en mer. Ce fut le cas pendant trois mois fin 2002, à la suite de l'attaque d'un garde-côte israélien. Actuellement, le périmètre de pêche se résume, grosso modo, à un quadrilatère de 15 kilomètres sur 8. Les ressources, à force d'être sollicitées, sont en nette diminution. En désespoir de cause, certains vont jusqu'à jeter leurs filets à seulement 30 mètres des plages... «Les bancs de poissons dignes de ce nom se trouvent un peu plus au sud, vers l'Egypte, c'est-à-dire au large de la colonie juive de Goush Katif (laquelle occupe un tiers du littoral de Gaza), explique Mohamed Najar en pointant le doigt vers l'horizon. Mais s'aventurer là-bas est risqué: la marine israélienne patrouille dans nos eaux territoriales.» Avant l'Intifada, ce pêcheur, propriétaire de deux embarcations à coque jaune, gagnait 3 000 shekels (500 euros) par jour. Aujourd'hui, avec 50 shekels (10 euros), il s'estime satisfait. Il est conscient d'être mieux loti que la majorité de ses compatriotes: chaque escapade sur les flots bleus représente pour lui une bouffée de liberté.

Car la bande de Gaza est une prison à ciel ouvert. Cernés par un mur de béton ou par des barbelés, gardés par des soldats postés dans des miradors ou dans des chars prêts au combat, survolés par des hélicoptères Apache, des drones et des chasseurs F 16, 1,4 million d'habitants du territoire voient chaque jour leur liberté de mouvement se restreindre. Au nord, le poste-frontière d'Erez, où, chaque matin, transitaient naguère 11 000 ouvriers palestiniens en direction de Tel-Aviv et de ses environs, est pratiquement fermé. Quelques centaines seulement de travailleurs triés sur le volet franchissent encore ce poste de douane, après de longues heures d'attente et de fouille au corps. Les cancéreux nécessitant un traitement chimiothérapique peuvent également obtenir, par dérogation, un droit de passage qui reste toutefois toujours soumis, en dernier ressort, au bon plaisir des militaires en faction. Enfin, toutes les liaisons avec l'autre partie de la Palestine, c'est-à-dire la Cisjordanie, ont elles aussi été suspendues.

A l'extrême sud de la bande de Gaza, à la frontière égyptienne, un autre point de passage permet, en théorie, de gagner les pays arabes et le reste du monde. Mais, là aussi, le transit est soumis à des règles strictes. Seuls les Palestiniens âgés de plus de 35 ans possèdent le droit de quitter le territoire. En théorie. Car, pour décourager les allées et venues et par mesure de sécurité, ce poste-frontière est régulièrement fermé sans explication. Pendant trois semaines, du 17 juillet au 6 août, les Israéliens ont interdit le passage. Hommes, femmes et enfants ont été condamnés à attendre du côté égyptien dans des conditions sanitaires précaires. En outre, des milliers de «Palestiniens de l'étranger», étudiants en Jordanie ou salariés des pays du Golfe, venus rendre visite à leurs proches pendant l'été, ont dû rebrousser chemin. En fait, les habitants de Gaza, vaste bidonville poussiéreux aux immeubles de parpaings gris, vivent à huis clos, repliés sur eux-mêmes, comme dans un ghetto.

«Les habitants de Gaza vivent à huis clos, repliés sur eux-mêmes, comme dans un ghetto»

A l'intérieur du territoire, dont la superficie est nettement inférieure à celle d'Andorre ou du Territoire de Belfort mais où la densité de population est l'une des plus élevées du monde, les conditions de déplacement et de circulation sont également très difficiles: un checkpoint israélien divise la bande de Gaza en deux. Coupant le nord du sud, il fonctionne à la manière d'un pont-levis. Systématiquement relevé pendant la nuit, il bloque aussi plusieurs heures par jour l'unique axe de circulation nord-sud. Et ce de façon imprévisible, une, deux, quatre ou dix heures durant. Les files d'attente interminables mettent les nerfs à rude épreuve. «Vous allez à Rafah? Vous aurez plus vite fait de vous rendre au Japon!» lance Assad, un commerçant.

Il exagère à peine. La traversée de la bande de Gaza, longue de 40 kilomètres seulement (et large de 10) peut se transformer en véritable odyssée. Des étudiants ou des malades se retrouvent ainsi dans l'impossibilité d'atteindre l'université ou l'hôpital. Et des familles de Rafah ou de Khan Younes (villes du sud) désireuses d'aller à la plage (située au nord) renoncent souvent à leur projet, par peur de trouver le «pont-levis» abaissé sur le chemin du retour. «Le rythme de la vie dépend du bon vouloir de soldats israéliens sans visage, cachés dans des miradors, résume Anis Gandil, responsable de l'ONG Enfants réfugiés du monde. Nous ne sommes maîtres ni de nos mouvements ni de nos emplois du temps. Le checkpoint sera-t-il ouvert? Pourrai-je le repasser en sens inverse avant la nuit? Voilà les grandes questions que nous sommes contraints de nous poser! Résultat, il est impossible de programmer la journée du lendemain. Et encore moins de se projeter dans le futur.»

Officiellement, l'objectif est sécuritaire et vise à prévenir les risques, bien réels, d'attentats. Mais, en réalité, il s'agit aussi de mettre la population sous pression en compliquant le quotidien de tout un chacun. «Ce procédé de punition collective est sadique, car il touche des gens ordinaires, des civils, qui n'ont rien à voir avec des militants armés ou de quelconques terroristes, qu'Israël est censé combattre», déplore Mahmoud Rahma, l'un des directeurs du Centre Al-Mezan pour les droits de l'homme, une ONG locale. Ainsi, depuis le début de l'Intifada de 2000, une cinquantaine de femmes ont dû accoucher à des checkpoints. «Un jour, un soldat israélien a commenté l'accouchement en direct et en hébreu du haut de son mirador, à l'aide d'un mégaphone, en ces termes: «La salope va accoucher. La salope accouche. La salope ne bougera pas d'ici!» rapporte Mahmoud Rahma, qui déplore ces dérives. Lesquelles n'ont, à l'évidence, aucun rapport avec des mesures de sécurité.»

Si l'impossibilité d'aller et venir a pour corollaires la frustration, l'ennui et la colère, un autre sentiment est familier aux Gaziotes: la peur. Dans ce territoire en état de guerre larvée, la mort peut surgir au coin de la rue lorsqu'un missile tiré par un hélicoptère éclate en plein carrefour sur la voiture d'un militant recherché par les Israéliens. Et si le centre-ville de «Gaza-City» présente une apparence (relativement) normale grâce à l'animation des rues commerçantes, l'atmosphère des quartiers situés à proximité de la frontière israélienne ou des colonies juives - elles occupent 12,5% du territoire et abritent 7 500 colons - rappelle plutôt celle de Bagdad. Toutes les nuits, et parfois pendant la journée, des tirs sont échangés de part et d'autre de la ligne de démarcation. «Ce matin à 9 heures...», répond mollement une femme de la ville de Khan Younes devant sa maison criblée de balles quand on lui demande: «A quand remontent les derniers coups de feu par ici?»

Lorsque Tsahal, l'armée israélienne, mène une incursion à l'aide de blindés et prend position au cœur des rues, alors, la peur augmente d'un cran. Ce fut le cas pendant trente-neuf jours, du 29 juin au 5 août, à Beit Hanoun (nord de la bande de Gaza) où, en représailles à des tirs de mortiers palestiniens qui avaient fait deux morts israéliens dont un bébé, des bulldozers ont rasé maisons et orangeraies, tandis que les tanks prenaient position au coin des rues. Ce fut le cas aussi, voilà trois mois, en mai, lors de la terrible opération «Arc-en-ciel et nuages», menée à Rafah. Bulldozers géants, chars d'assaut et missiles air-sol ont aplati des quartiers entiers selon la technique inaugurée il y a deux ans à Jénine (Cisjordanie), qui consiste à broyer immeubles et maisons. Cette fois, l'objectif officiel était de prouver l'existence d'un tunnel clandestin reliant Gaza à l'Egypte et utilisé pour le trafic d'armes. Objectif atteint. Mais, après une semaine d'offensives, le bilan s'élevait à 44 morts palestiniens, dont 18 mineurs, y compris 3 bébés. En outre, 400 maisons abritant plus de 4 000 personnes avaient été partiellement ou entièrement détruites. «Les militaires israéliens usent d'une force excessive et totalement disproportionnée. Sous le prétexte fallacieux de mener non pas une «guerre» mais une simple «opération de sécurité», ils s'affranchissent des conventions internationales. Celles-ci obligent pourtant les armées à faire la distinction entre populations civiles et cibles légitimes», dénonce Mahmoud Rahma.

«Un conducteur de buldozer s'écria : "si elle reste, je l'écrase; si elle fuit, je la tue"»

A Rafah, la demeure familiale de l'architecte Manal Awad compte au nombre des bâtiments réduits à l'état de poussière. Directrice du Centre de santé mentale pour femmes, cette militante des droits de la femme y vivait avec ses quatre sœurs, son unique frère, leur mère et une tante de 80 ans. «Ce fut une semaine de brutalité bestiale. Lorsque les gens du quartier ont supplié le conducteur de bulldozer d'épargner notre voisine, une dame âgée, celui-ci a répondu à l'aide d'un mégaphone: «Si elle reste, je l'écrase; si elle fuit, je la tue.» Un voisin l'a finalement portée sur son dos et sauvée. Pour la première fois de ma vie, j'ai vu ma mère pleurer», raconte Manal Awad, sous le regard de sa tante octogénaire, laquelle confie, pour sa part, qu'elle ne garde en mémoire «aucun bon souvenir» au soir de sa longue existence...

Les enfants de Gaza, qui sont à l'aube de la leur, n'en ont, semble-t-il, guère davantage. Selon une étude, 34% d'entre eux souffrent de «stress post-traumatique sérieux», 50% sont «modérément» stressés et 14% «peu stressés». Seuls 2 enfants sur 100 ne présentent aucun symptôme de stress. Une autre recherche scientifique confirme l'étendue des dégâts. Des psychologues ont montré à des écoliers l'image d'une jeune fille, Fatma, en indiquant que celle-ci avait des problèmes personnels. A la demande «Proposez une solution pour aider Fatma à résoudre ses difficultés», 66% des enfants lui suggèrent de s'investir dans ses études scolaires tandis que 25% - 1 sur 4! - lui conseillent de devenir une martyre en commettant un attentat-suicide, seule manière, selon eux, d'améliorer son sort. «Les Israéliens se trompent lorsqu'ils s'imaginent que les parents enseignent la haine à leurs enfants, explique Husam El-Nounou, l'un des directeurs du Programme de santé mentale, une institution réputée. Pour une raison simple: ces enfants n'ont nul besoin d'être guidés sur cette voie par des adultes. Il leur suffit de sortir dans la rue pour constater l'ampleur et la violence des destructions, d'observer les hélicoptères menaçants dans le ciel, d'entendre des détonations ou encore le vrombissement effrayant des chasseurs F 16. Jour après jour, l'occupation israélienne transforme Gaza en une usine à martyrs, en une fabrique de candidats aux attentats-suicides.»

Autre conséquence de la situation sociale tendue: la montée de la violence domestique. «Elle préexistait mais elle s'est nettement aggravée depuis le début de la seconde Intifada», souligne Manal Awad. Alors que 75% des Gaziotes vivent au-dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2 dollars par jour (cette proportion s'élevait «seulement» à 25% voilà quatre ans), les hommes, désœuvrés, frustrés, sans espoir de trouver un emploi, peinent à préserver leur statut de chef de famille.

Certains ont tout perdu, comme Hassan Hachour, 52 ans, ruiné par la destruction de sa maison, entièrement rasée lors d'une incursion israélienne dans la ville de Gaza, en mai dernier. Désormais, il vit sous une tente en toile de jute. «Mes enfants me voyaient comme un modèle. J'avais fait fortune au Qatar. J'étais riche. Aujourd'hui, je suis incapable de leur offrir un toit. Je n'ai même pas de quoi leur acheter un cornet de glace. Que peuvent-ils penser d'un tel père?»

A l'image de cet homme d'affaires brisé, c'est toute l'économie gaziote qui est à genoux. En témoigne le taux de chômage, passé de 15% à 50% en l'espace de quatre ans. Au bord de l'asphyxie, Gaza vit sous respiration artificielle. Les institutions internationales et la fonction publique, pourtant réduite à la portion congrue, sont les principaux pourvoyeurs d'emplois. Pour ses importations, le territoire dépend entièrement des autorités israéliennes. Ces dernières administrent le port terrestre de Karni, «Rungis de Gaza» situé sur la frontière, de part et d'autre d'un impressionnant mur de sécurité où manutentionnaires israéliens et palestiniens s'activent sans jamais se voir. «Ici, nous ne décidons de rien et sommes à la merci des militaires israéliens qui, de l'autre côté du mur, décident seuls de l'ordre d'arrivée des conteneurs et du rythme des flux», déplore le directeur, Walid Abou Shaqa. En raison de la lenteur des procédures de contrôle, les marchandises arrivent souvent avariées, comme ces glaces fondues ou ces œufs pourris. «La chaîne du froid n'est pas respectée. En dix jours, j'ai dû détruire deux conteneurs de viande restés trop longtemps au soleil.»

Régulièrement, le point de passage de Karni est purement et simplement fermé. Il en a été ainsi pendant quarante-cinq jours au cours de l'année écoulée. Or toute fermeture, même brève, se ressent immédiatement chez les consommateurs. Ces derniers ont, depuis le début de l'Intifada, régulièrement souffert de pénuries de lait, de petits pots pour bébé ou encore de cigarettes. «Désormais, il suffit que la rumeur d'une fermeture de Karni parvienne jusqu'en ville pour qu'aussitôt le prix du paquet grimpe en flèche», explique Rajah Abou Dagga, un fumeur invétéré qui se souvient avoir négocié un paquet de blondes à 12 dollars! «Et croyez-moi, en ces temps de stress, les cigarettes sont un produit de première nécessité!»

C'est certain: hormis la nicotine, les moyens de se détendre ne sont pas légion à Gaza. Ravagé par les flammes pendant la première Intifada, le cinéma Nasser n'a jamais été reconstruit. Le club hippique? Toujours en activité, il est le domaine réservé des enfants de la nomenklatura liés à l'Autorité palestinienne. Reste la plage, où, à la fin de la semaine, des milliers de Gaziotes vont se changer les idées. Pour un instant, le littoral palestinien ressemble à n'importe quel rivage méditerranéen, les planches à voile en moins. Des enfants jouent et crient. Le conflit israélo-palestinien paraît un peu oublié. Mais un bruit de moteur obsédant vous ramène à la réalité. C'est celui de deux hélicoptères d'attaque qui, très haut, tournoient dans le ciel bleu.

Post-scriptum
Le Programme alimentaire mondial (PAM) a annoncé, mardi 3 août, la prolongation pour une année de son programme d'aide d'urgence destiné à Gaza et à la Cisjordanie en raison de la dégradation de la situation économique dans les territoires palestiniens.

Source: http://www.jerusalemites.org/articles/french/aug2004/10.htm

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