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Leïla Shahid : " Les dirigeants américains ignorent les réalités arabes "
mercredi 2 avril 2003

Leila Shahid, la déléguée générale de Palestine, a donné une interview exclusive à l'Humanité dans laquelle elle évoque les conséquences de la guerre sur le Proche-0rient et l'ensemble de la région.

On ne parle plus de la Palestine. Elle a disparu des écrans de télévision, de la plupart des journaux.

Leïla Shahid. C'est vrai. Le vacarme de la guerre en Irak domine tout. C'est un événement majeur sur le plan mondial, il est donc normal que tant d'attention y soit apportée. Mais lorsque les médias consacrent leurs " spéciales " à la guerre en Irak, ils abandonnent toutes les autres tragédies. Si on ne " couvre " pas les détails du scandale d'Elf Aquitaine, ce n'est pas la fin du monde. Mais si on ne témoigne pas de notre situation, c'est une catastrophe pour nous, les Palestiniens. La presse, les opinions publiques, les missions civiles sont notre unique protection. C'est pour cela que l'armée israélienne tire sur les journalistes et sur les membres des missions civiles car les occupants ne veulent pas de témoins. Sharon exploite la situation créée par l'invasion de l'Irak pour tenter de " finir le travail " de destruction de la société palestinienne et de réaliser les projets des partis de sa coalition prônant le transfert de la population palestinienne de Palestine au-delà de la rive orientale du Jourdain.

Bush vient de reparler de la " feuille de route " pour un règlement du conflit israélo-palestinien. Pour quelles raisons ?

Leïla Shahid. · l'origine, il s'agissait d'un projet qui avait été lancé sur une idée euro-onusienne après les attentats du 11 septembre 2001. Ses initiateurs ont été tout de suite convaincus que l'une des premières victimes de cette tragédie allait être la Palestine. Ils voyaient que Sharon allait immédiatement utiliser la nature kamikaze de l'opération de Ben Laden et d'al Qaeda pour l'identifier à la nature kamikaze des actions palestiniennes afin de les confondre dans une même entité, un ennemi qui serait commun, c'est-à-dire les Palestiniens et al Qaeda.

Yasser Arafat a très vite dénoncé l'énorme supercherie de Ben Laden consistant à dire que les attentats ont été perpétrés parce que les Américains seraient responsables de l'injustice commise contre les Palestiniens. Mais dans le même temps, se tissait une alliance très forte entre Ariel Sharon et les conseillers de George W. Bush. Ces hommes - qui ont déjà travaillé avec Ronald Reagan et Bush père - prétendent que l'Irak constitue une menace grave tant pour les Etats-Unis que pour Israël. Comme pour Bush, leur base politique est la " Christian Coalition ", des fondamentalistes protestants conservateurs, profondément antisémites, qui affirment que tous les juifs du monde doivent retourner sur la terre d'Israël pour y être convertis au christianisme, afin de permettre le retour du messie. De ce fait, ils ont une alliance objective et circonstancielle avec certains mouvements sionistes extrémistes américains, puisqu'ils appellent à renvoyer les juifs de leurs pays respectifs et à soutenir Israël, afin que le " message des Saintes Ecritures " s'accomplisse. C'est une alliance complètement hors normes et très paradoxale entre des antisémites et des partisans du Likoud.

En revanche, pour les initiateurs du projet de feuille de route, il s'agissait de recentrer l'attention sur l'extinction du foyer principal de violence dans la région, le conflit israélo-palestinien. Le 24 juin 2002, le président Bush - déjà à la recherche d'une coalition pour lancer sa guerre - affirme à la tribune des Nations unies que la solution du conflit israélo-palestinien c'est l'existence de deux Etats côte à côte, qui vivront dans le respect mutuel. Tout le monde applaudit, les Palestiniens en premier. Un groupe de travail est alors constitué, le " quartet " (Europe, Russie, Etats-Unis et ONU), afin de traduire le discours de Bush par un agenda très précis qui devait aboutir à la constitution et à la reconnaissance d'un Etat palestinien souverain en 2005.

L'élément le plus important de cette feuille de route se situe dans sa méthodologie qui instaure une simultanéité entre les actions des deux parties, selon le principe qu'il ne peut y avoir de sécurité sans la paix, ni de paix sans sécurité. L'autre donnée nouvelle en est la mise en ouvre de toutes ces étapes sous la surveillance et le contrôle des représentants du " quartet ". Nous avons approuvé ce projet. La feuille de route devait officiellement être proclamée le 20 décembre 2002, afin d'en lancer sa mise en ouvre dès janvier 2003. Mais prenant prétexte de la chute du gouvernement israélien et de la reconstitution d'une coalition encore plus à droite à l'issue des élections, Sharon a multiplié les démarches dilatoires conduisant Bush à reporter la publication du plan. Le chef de la Maison-Blanche n'en a reparlé qu'à la veille du sommet anglo-américain des Açores pour aider Tony Blair, en grande difficulté avec une majorité qui se délite, en lui offrant un argument lui permettant de justifier sa participation à la guerre programmée. George W. Bush a alors affirmé que le projet sera relancé après la guerre contre l'Irak et qu'à ce moment-là, seulement, le document serait " remis " aux deux parties pour qu'elles donnent leur avis.

Bush affirme vouloir remodeler la région et y " apporter " la démocratie. Qu'en pensez-vous ?

Leïla Shahid. C'est très dangereux. Les dirigeants américains ignorent profondément les réalités sociologiques et historiques des peuples arabes. Ils ont oublié l'existence d'un nationalisme irakien. Ils imaginent pouvoir fabriquer, sur le sol irakien, un Etat chiite, des Etats sunnite, kurde, chrétien et alaouite. Cette vision a déjà été défendue par certains cercles israéliens qui, eux aussi, pensent qu'il est dans l'intérêt d'Israël que le Proche-Orient redevienne une région fondée soit sur une base ethnique, soit sur une base confessionnelle. C'est aussi ce qu'avait voulu faire Sharon en 1982 au Liban où il avait tenté de créer un Etat maronite. On parle de diviser la Syrie en Etats alaouite et sunnite et de faire éclater l'unité libanaise. On va même jusqu'à évoquer la partition de l'Arabie saoudite pour en séparer l'est, où se trouvent les champs pétrolifères, et instaurer un autre Etat à l'ouest tout en éliminant la famille Saoud du pouvoir. Ce sont des projets absolument fous qui menacent la paix mondiale.

S'achemine-t-on vers un séisme régional incontrôlable ?

Leïla Shahid. La première surprise, c'est la résistance du peuple irakien. Il est vrai que le régime irakien est l'un des plus oppresseurs de la région, ce qui aurait pu faire croire qu'il n'y aurait pas de mobilisation populaire. Mais le peuple irakien défend d'abord son intégrité nationale et territoriale. Il ne veut pas que son pays soit démembré comme ce fut le cas lors de la vaine tentative des Britanniques dans les années vingt. Deuxièmement, l'administration Bush croyait que la Turquie allait accepter docilement le passage sur son territoire de l'armée américaine. C'est le Parlement turc qui s'y est opposé contre la volonté de l'armée turque. Ce qui aura nécessairement des répercussions sur le plan de la politique intérieure, mais aussi dans la région où l'on connaît les ambitions turques.

Quant au reste du monde arabe, je constate que les opinions publiques arabes sont en porte à faux avec leurs régimes qui sont pro-américains. En réalité, il y a dans le monde arabe une mobilisation extraordinaire en faveur du peuple irakien. Et cela va bien au-delà de la question du régime de Saddam Hussein. Si l'Irak est le premier sur la liste de l'" axe du mal ", l'Iran et la Syrie sont également menacés, comme l'Arabie saoudite.

La tragédie tient au fait qu'il n'y a que très peu de perspectives constructives. Le cas de la Jordanie, qui est le pays actuellement le plus menacé de déstabilisation, est significatif. Cette déstabilisation contre le régime jordanien ne débouchera pas malheureusement sur une véritable perspective démocratique, car les seuls partis structurés qui pourraient prendre le pouvoir sont les organisations islamistes.

Il faut dire les choses comme elles sont : l'Europe est responsable d'avoir sous-estimé les conséquences de la disparition d'une alternative au projet islamiste. Les forces démocratiques et laïques des pays arabes ont été complètement ignorées et abandonnées par les gouvernements et les forces démocratiques en Europe. Qu'ont fait l'Union européenne, les partis politiques d'Europe pour soutenir les forces démocratiques en Irak ? · part les communistes, personne ne les a soutenues.

Certains laissent entendre qu'il ne sert plus à rien de manifester maintenant que la guerre a commencé. Quelle est votre appréciation ?

Leïla Shahid. Au contraire, il faut, à tout prix, continuer à agir. Je crois qu'il est très important d'articuler le combat contre la guerre avec la construction de la paix en Palestine et en Israël, ensemble avec tous ceux qui militent contre la guerre, Israéliens, Palestiniens, Européens ou Américains, juifs ou arabes.

Et surtout, il s'agit d'être très vigilant sur les mots d'ordre. Il ne faut pas faire l'amalgame entre un gouvernement israélien fasciste et le peuple israélien. Il y a en Israël beaucoup de forces pacifistes courageuses qui luttent avec le peuple palestinien contre l'occupation. De la même manière il faut rejeter l'amalgame entre le peuple américain et l'administration Bush, comme celui entre le régime de Saddam Hussein et le peuple irakien. Il faut aussi refuser l'amalgame entre la dénonciation de la politique de Sharon et l'antisémitisme. Il faut également dire avec force aux jeunes tentés d'identifier sionisme et judaïsme que c'est une fausse équation particulièrement néfaste et dangereuse pour tous. En revanche, il doit y avoir un débat responsable, dans la sérénité.

Profitons du respect que la France - ses citoyens mais aussi son gouvernement - a acquis aux yeux du monde entier pour agir, car nous n'avons pas d'autre moyen que celui du droit pour édifier un ordre mondial démocratique et paisible. C'est le seul moyen qui permet à tous de coexister, il permet aux citoyens de coexister dans un même pays, respectueux de leur diversité d'origine. Il permet aux nations de coexister entre elles.

Entretien réalisé par Michel Muller, l'Humanité

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