AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Retrait de Gaza : La stratégie du chaos

C. Moucharafieh - Pour La Palestine n°42
 
L'assassinat du fondateur du Hamas cheikh Yassine puis de son successeur Abdel-Aziz Rantissi, les incursions sanglantes et répétitives de l'armée dans l'extrême sud de la bande de Gaza, le long de la frontière égyptienne, sont les deux faces d'un même dispositif...

Ils font partie intégrante du projet israélien de retrait unilatéral de Gaza - réduit à une peau de chagrin après le vote gouvernemental du 6 juin. La principale visée stratégique de ce plan est de faciliter l'annexion de la majeure partie de la Cisjordanie et d'empêcher durablement la création d'un Etat palestinien.

De marchandages en charcutages, de chantages en revirements, le Conseil des ministres israélien a finalement accouché d'une souris. Du « plan de séparation unilatérale  » de Gaza, défendu becs et ongles par Ariel Sharon depuis le 2 février dernier, il ne reste plus qu'une copie édulcorée et ficelée de conditions. Le 6 juin, après plus d'un mois de tempêtes, la coalition gouvernementale menacée d'éclatement a réussi son principal pari : gagner du temps. Par 14 voix contre 7, elle a adopté le principe d'un retrait échelonné de Gaza, mais a repoussé le vote de la « phase opérationnelle  » à dans dix-huit mois, lorsque les « travaux préparatoires » seront achevés. Dissocier le principe de l'évacuation de son effectivité, telle est l'acrobatie que les ministres frondeurs du Likoud - Benyamin Netanyahou, Silvan Shalom et Limor Livnat - sont parvenus à imposer, monnayant ainsi leur soutien. Pour l'heure, le gouvernement israélien n'est donc autorisé qu'à entamer les préparatifs d'une période intérimaire. Le préambule de l'accord précise bien que l'approbation du projet ne constitue en rien un feu vert au démantèlement physique des vingt-et-une colonies de Gaza. Les lettres échangées par Sharon et Bush sont d'ailleurs adjointes en tant que « rappel » et non plus en tant qu'« annexe » engageant le gouvernement [1]. En clair, car rien n'est plus volontairement alambiqué que le vote du 6 juin, il n'y aura donc pas d'évacuation effective avant mars 2005. Dans le meilleur des cas. Autre reculade de taille : le retrait ne se fera plus en une seule fois mais en quatre étapes, chaque phase étant conditionnée par la précédente et soumise à l'approbation de l'exécutif israélien. D'abord les colonies isolées de Morag, Netzarim et Kfar Darom ; ensuite, quatre implantations insignifiantes en Cisjordanie septentrionale dont nul ne connaissait le nom avant (Kadim, Ganim, Homesh et Sanur) ; puis le bloc stratégique de Goush Katif dans le sud de Gaza ; et enfin les trois dernières colonies forteresses au nord de la bande, en bordure de frontière.

Compte-tenu de « l'expertise » israélienne incomparable en matière de gestion des processus intérimaires sans cesse reconduits, le doute est permis concernant la mise en œuvre de ces décisions. Quant à la date butoir du processus - « Il n'y aura plus de juifs (sic) dans la bande de Gaza, fin 2005 » a promis Sharon -, elle suscite septicisme ou railleries. « Dans notre pays, dix-huit mois, c'est la moitié d'une éternité, se moque Uri Avnery. « La situation change chaque semaine. Avant la fin 2005 tant de choses peuvent arriver : Bush peut perdre les élections, une catastrophe peut anéantir l'Irak, (...) des événements sanglants (en Israël) peuvent atteindre de telles proportions qu'ils nous feraient oublier même le souvenir du plan. » [2]

Les partisans des colons, déchaînés, ne s'y sont pas trompés : ils ont promis que le délai serait utilisé à bon escient pour saboter le plan.

Un plan modulable

Faut-il croire au sérieux d'un projet qui a subi tant de revirements ? Du discours d'Herziliya du 18 décembre sur la « séparation unilatérale », à la présentation du plan d'origine début février dans Haaretz et soumis officiellement à George W. Bush, le 14 avril, à sa version amendée du 28 mai - en réponse au camouflet du Likoud [3] - , jusqu'à la dernière mouture définitive adoptée le 6 juin, le plan de Sharon n'a pas cessé de valser.

D'abord, quelques colonies démantelées, puis dix-sept, puis la totalité, puis trois puis à nouveau la totalité ; un retrait en une seule fois, puis en quatre, puis avec des conditions ; le maintien de certaines installations militaires, puis leur déplacement ; la rétrocession des maisons des colons et de leurs équipements agricoles aux Palestiniens, puis, au contraire, leur destruction totale et, enfin, l'option de déménager clefs en mains certaines colonies en Cisjordanie... Un vrai jeu de pistes ! Le calendrier donne aussi le tournis : il est d'abord question de lancer le processus de retrait vers la mi-2004, puis pas avant mars 2005, puis dès août 2004 pour les colons volontaires. Depuis le 10 juin dernier, on apprend que les évacuations forcées des colons récalcitrants ne débuteront qu'en septembre 2005, selon le Conseil israélien de sécurité national. Il faut pouvoir se retrouver dans ce dédale.

Les constantes, elles, sont connues depuis le début. Et elles sont inquiétantes. Il s'agit du maintien de la présence militaire israélienne sans la zone frontalière de Rafah, à l'extrême sud, du contrôle exclusif de l'espace aérien et maritime palestinien, de la démilitarisation complète du territoire évacué et, enfin, du droit discrétionnaire d'Israël à intervenir militairement à l'intérieur de la bande de Gaza, au moment voulu.

Dans ce contexte, les accusations de « trahison » et la virulence des attaques proférées contre Sharon, y compris au sein de son propre parti, le Likoud, amalgamant son plan révisé à « une prime offerte au terrorisme », laissent perplexe. Que le père de la colonisation, l'artisan de l'unité 101 [4], l'homme des massacres de Sabra et Chatila, le commanditaire de crimes de guerre aggravés contre des populations civiles depuis la seconde Intifada puisse apparaître de plus en plus comme un « centriste » sur l'échiquier politique israélien, débordé par sa droite et son extrême droite, en dit long sur la coalition au pouvoir. Il y a là non seulement un signe supplémentaire de la vision suicidaire d'une classe politique autiste qui réclame toujours davantage, mais aussi un enseignement : le mouvement des colons est beaucoup plus puissant que sa taille démographique, c'est lui qui dicte la politique générale de l'Etat.

Un retrait tactique pour une annexion stratégique

Officiellement présenté comme un moyen de « réduire le terrorisme » et d'« atténuer la pression sur l'armée », le projet de retrait unilatéral de Gaza semble motivé par bien d'autres visées.

Pourquoi donc Sharon est-il prêt à risquer l'éclatement de sa coalition et sa survie politique ? Pourquoi tient-il tant à « son » plan ?

Deux analyses, ici, s'opposent. L'une ne veut voir qu'un effet d'annonce, une nouvelle pirouette de la part d'un homme acculé par les scandales personnels, la justice, les critiques internes et les pressions internationales (session de la CIJ sur les murs). Usé par le pouvoir, l'homme des volte-faces tenterait de faire diversion en passant à l'offensive, pour reprendre l'initiative, comme il l'a toujours fait. Mais il n'aurait pas l'intention de passer à l'acte.

L'autre analyse met l'accent sur les constantes du personnage et sa vision à long terme : Sharon n'a jamais varié dans ses visées expansionnistes, c'est bien le père de la colonisation et du grand Israël (après Ben Gourion, Golda Meïr et Allon) et le démantèlement de Morag ou de Netzarim n'y changera rien. Mais l'homme peut aussi se révéler pragmatique, comme le montre l'antécédent de l'évacuation du Sinaï égyptien. Il est disposé à abandonner un front pour mieux consolider l'autre, comme sait le faire tout militaire. « C'est comme un joueur d'échec prêt à sacrifier des pièces mineures pour s'emparer de l'avantage stratégique.  » [5] « Il est prêt à sacrifier un doigt (Gaza, qui n'a aucune valeur stratégique) pour sauver tout le corps (l'annexion de la Cisjordanie) » [6]. La stratégie n'est d'ailleurs pas nouvelle. David Ben Gourion n'avait-il pas abandonné ces 22% de la terre de Palestine pour s'emparer des 78% restants au lieu des 55% que lui allouait l'ONU ? Menahem Begin n'avait-il pas abandonné l'ensemble du Sinaï pour que l'Egypte renonce à la guerre et pour se concentrer sur la Cisjordanie ?

La seconde analyse semble être la bonne. Ruineuses économiquement, enserrées dans un tissu de villes, de villages et de camps de réfugiés palestiniens surpeuplés, les colonies israéliennes de Gaza sont indéfendables à tous points de vue. Sharon en est convaincu. Depuis leur conception, ces zones de peuplement juif, qui « ne font pas partie de notre patrimoine » comme ne cesse de le clamer depuis peu le général « ultra » Saul Mofaz, ont toujours constitué une monnaie d'échange, dans la perspective d'un règlement final.

On ne comprend rien, en effet, au plan de retrait de Gaza si on l'isole du projet de main mise sur la Cisjordanie : c'est un couple absolument indissociable. On ne comprend pas davantage en profondeur ce binôme, si on ne l'insère pas dans le plan Sharon-Bush, concocté miavril. C'est bien l'ensemble du dispositif, l'articulation de tous les éléments, qui rend ce projet si inquiétant, justifiant son appellation de « seconde déclaration Balfour », lourde en connotations historiques. Il n'y a pas de retrait unilatéral de Gaza sans finition des murs, sans remise en cause des frontières de 1967, sans annexion d'une partie de la Cisjordanie et sans négation du droit de retour des réfugiés. Tout s'emboîte. La caution inespérée - historique - de George Bush à l'ensemble de ce « package-deal », et en particulier au tracé des murs de Cisjordanie (« un impératif de sécurité »), enterre de facto la « feuille de route » de la communauté internationale. C'est ce soutien aveugle qui explique le passage en force de Sharon, quitte à faire éclater sa coalition. Tout plutôt que de risquer une crise de confiance avec les Etats-Unis et en particulier avec le président Bush, son meilleur allié.

Le 2 mai au soir, toute la presse israélienne en convenait, Sharon est abasourdi par le rejet du Likoud, par l'aveuglement de son propre parti. Pendant un mois, il ne cessera de marteler deux choses : « nous avons l'appui des Américains  » et « Mon plan (pour Gaza) nous permet de reprendre l'initiative pour défendre des intérêts nationaux vitaux ». En sourdine cette fois, de façon à être moins entendu, il répète, dans un entretien à Haaretz, au moment de la Pâque juive : « Ce retrait frappera les aspirations palestiniennes pour les années à venir. Dans l'intervalle, ils ne pourront pas édifier leur Etat » . Voilà qui est dit.

Le désengagement de Gaza a d'autres « avantages ». Il se réclame haut et fort « unilatéral ». Cette invocation est centrale : il est essentiel de faire la démonstration qu'il n'y a pas de partenaire palestinien. Pierre angulaire de l'argumentaire de Sharon, martelé sur tous les tons depuis 2001, cette prétendue absence d'interlocuteur permet de « prouver » a posteriori l'inapplicabilité de la feuille de route, ce qui explique qu'Israël ne se sente plus lié au seul instrument international existant. Le tournant est important : Sharon met ainsi en miettes les derniers lambeaux de l'architecture d'Oslo. Certes, son gouvernement ne négocie plus depuis belle lurette avec Yasser Arafat, mais un nouveau palier est introduit : désormais, il traitera directement avec les Etats-Unis, qui prendront la place des principaux intéressés. Là aussi, la méthode a une histoire. Elle s'inscrit dans la continuité des processus coloniaux classiques mais aussi de l'unilatéralisme historique du mouvement sioniste. « Ce qui compte, ce n'est pas ce que les goyim disent, mais ce que les Juifs font » avait coutume de dire David Ben Gourion.

L'unilatéralité ouvre la voie à d'autres faits accomplis. La décision de détruire tous les équipements sophistiqués (serres, systèmes d'irrigation etc.) des colonies, se double, depuis début juin, de l'intention de fermer la plus grande zone industrielle d'Erez, située à la frontière nord de la bande de Gaza. Ce parc industriel, où près de cinq mille Palestiniens sont employés dans les usines textiles, sidérurgiques et d'ameublement est l'un des seuls exemples de coopération bilatérale depuis la seconde Intifada. Il est vital dans un contexte où le chômage caracole à près de 50%. « Il n'est pas acceptable que les Israéliens se désengagent sans qu'il y ait concertation avec les Palestiniens et ainsi ajoutent à la souffrance de travailleurs. » Le ministre du Travail, Ghassan Khatib, peut s'égosiller, qui l'écoute ?

Affaiblir davantage l'Autorité palestinienne

Toujours la même logique de terre brûlée et de punition collective pour affaiblir davantage et le peuple, et l'Autorité palestinienne, exsangue financièrement et déjà en situation de quasi impuissance après trois ans de destruction méthodique de son appareil de sécurité. Mais les principaux objectifs sont politiques. Il s'agit d'abord de saper définitivement l'option que le gouvernement palestinien incarne : la solution négociée et le projet politique de coexistence. « Dès lors qu'Israël dénie en même temps à l'ANP la moindre fonction régulatrice, la manœuvre (du retrait de Gaza) consacre la victoire du Hamas, qui a toujours mis en avant la supériorité de l'affrontement sur la négociation. » [7]

Il s'agit ensuite de susciter, par le vide ainsi créé sur le terrain, convoitises, luttes de pouvoir et, si possible, affrontements interpalestiniens. La journaliste américaine Charmaine Seitz souligne, pour sa part, le jeu pervers israélien consistant tour à tour à pousser l'ANP à écraser le Hamas en prétendant, à tort, que ce dernier est prêt à prendre le pouvoir ou, au contraire, à dénoncer le refus de l'Autorité de recourir à la répression comme un aveu supplémentaire de faiblesse, tout en insistant sur cette déliquescence pour inciter les islamistes à rétablir l'ordre et à contrôler la bande. [8]

Organiser le chaos à Gaza pour rendre le territoire ingouvernable n'a pas qu'un intérêt local : le désordre et la violence seraient le prétexte rêvé pour justifier, demain, l'impossibilité d'un retrait de la Cisjordanie, déjà annexée. Il faut donc créer l'anarchie et ... la fureur.

C'est dans ce cadre précisément que s'inscrit l'assassinat du fondateur du Hamas, le 22 mars dernier, et de son successeur, vingt-six jours plus tard.

La mort programmée de cheikh Yassine : un élément central dans l'après-retrait

Tous les observateurs et connaisseurs en conviennent : cet assassinat ne prend son véritable sens qu'au regard d'un triple calendrier : local, régional et international. L'attentat d'Ashdod, motif officiellement invoqué, ne trompe personne. Quelques heures après la mort du fondateur et chef spirituel du Hamas, le meilleur chroniqueur militaire israélien, Ze'ev Schiff, conclut que cette élimination « fait partie intégrante du retrait » et rappelle, incidemment, la tenue de la prochaine réunion de la Ligue arabe. Sur le plan international, Israël exploite immédiatement « l'après-onze mars » (attentats de Madrid) comme il avait su tirer avantage de « l'après-onze septembre ». A l'échelle globale, « les offensives américaines sont fondées sur une notion quasi providentielle pour Israël, à savoir que la véritable dynamique autour de laquelle la politique américaine devrait être axée n'est plus le conflit israélopalestinien, mais bien le besoin de contrer le terrorisme islamique ». [9] Les conditions sont réunies pour passer à l'acte.

La politique israélienne d'assassinats a plus de trente ans. Pourtant un nouveau palier politique et qualitatif vient d'être franchi. Comme le rappelle Robert Fisk, dans The Independent, « pendant des années, une loi tacite non écrite prévalait dans la guerre entre le gouvernement (israélien) et la guerilla : on peut tuer des hommes dans la rue, des fabricants de bombes, des francs-tireurs (...) » mais on ne touche pas aux dirigeants. Cette ligne rouge, franchie, teste aussi le niveau des réactions internationales : le monde tempête mais n'agit pas. La voie est libre : c'est au tour de Rantissi, le 17 avril.

Avec ce nouvel assassinat, le gouvernement israélien s'assure durablement d'une chose : C'est la guerre ouverte, sans fin, avec Hamas et c'est précisément le but recherché.

Radicaliser Hamas

Or, depuis le début mars, toutes les factions palestiniennes négociaient la mise en place d'une coordination pour faciliter une éventuelle passation de pouvoir à Gaza, dans de bonnes conditions. Le dialogue national entre l'ANP et Hamas, mille fois rompu, puis repris, semblait aussi repartir sur de bonnes bases. Cheikh Yassine s'était prononcé, à nouveau, solennellement, pour l'arrêt de toutes les opérations militaires à partir de Gaza si le retrait israélien était total [10]. Et il appelait de ses vœux une direction palestinienne unifiée. En fait, depuis deux ans, et de façon répétée, le guide spirituel était régulièrement fait le porteur de propositions de trêve. En rupture avec les positions traditionnelles de son mouvement, préconisant un Etat musulman de la Méditerranée au Jourdain, il se disait prêt à accepter une « paix temporaire » prolongée - une hudna de trente ans - si un Etat palestinien voyait le jour en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. « Le reste des territoires, disait-il, sera laissé à l'histoire.  » Une manière de reconnaître, non la légitimité, mais le fait israélien.

De fait, chef incontesté et respecté par tous, il était le seul capable d'imposer ses choix aux militaires, mais aussi aux ultras de la direction extérieure à Damas. Tout le monde en convenait : Yassine était la face modérée, pragmatique, de Hamas. Incarnation de la tendance des Frères musulmans, il plaçait d'ailleurs le politique et le militaire au second plan, et privilégiait l'option du repli sur l'associatif et le caritatif [11].

Pourquoi s'en prendre à lui ? Pourquoi se priver de l'interlocuteur dont Israël avait logiquement tellement besoin pour assurer, demain, sa sécurité ?

C'est incompréhensible. Sauf s'il s'agit, précisément, d'une politique : désorganiser la tête pour favoriser la ligne la plus dure au sein de Hamas, alimenter la soif de vengeance pour un cycle sans fin d'attentats. Comme le rappelle encore Uri Avnery, le mouvement politique sioniste sait mieux que quiconque qu'« il n'y a pas meilleure arme qu'un martyr pour une organisation combattante ». Et si Sharon avait besoin absolument de la violence palestinienne ? Et si l'ennemi était précisément toute tentative de modération et d'unité nationale ?

Enfin, l'un des buts recherchés pourrait être aussi de vouloir changer le rapport de forces interne dans Hamas, entre la direction « légitime » de l'intérieur (Gaza), plus pragmatique, et celle de l'extérieur (Amman et aujourd'hui Damas, où vit Khaled Mechaal), plus idéologique et partisane de la seule violence, y compris interne.

Pour Elias Sanbar, il n'y a pas de doute : « Il y a (de la part d'Israël) une passation de pouvoir très habile et calculée au Hamas, contrairement à toutes les analyses qui prétendent que l'assassinat viserait à décapiter le mouvement et à l'affaiblir mortellement. » [12]. De fait, le mouvement islamique semble bénéficier aujourd'hui d'une popularité inégalée ; jamais son statut à la fois de victime et de champion de la lutte contre l'occupation n'a semblé aussi solidement implanté.

Changer la nature du conflit

Les risques de cette stratégie incendiaire sont connus. « Au niveau international, c'est jouer la carte de Ben Laden et la logique du clash des civilisations. » [13]

C'est jouer aussi avec le feu en voulant transformer la nature du conflit (national) en conflit religieux. Les déclarations de feu Rantissi - « C'est la guerre à l'islam (...) ce sont des tueurs de prophètes  » - ou les réflexions d'un Ghassan Khatib redoutant le « retour à un conflit existentiel » ne sont pas faits pour rassurer. « C'est le début d'un nouveau chapitre du conflit israélo-palestinien. Le conflit passe du niveau d'un conflit national soluble à celui d'un conflit religieux, qui, par sa nature même, est insoluble. » [14]

Plus dangereux encore est « le signal fort donné, à dessein, à l'ensemble du monde musulman, écrit Jean-François Legrain. Sous l'autorité de cheikh Yassine, le Hamas avait, en effet, circonscrit sa lutte aux strictes limites de la Palestine. Privé de son guide spirituel et en l'absence de toute solution politique viable de son point de vue, l'hypothèse de l'adhésion du mouvement aux thèses du djihadisme internationaliste doit être envisagée (...) Le « martyre » du guide spirituel du Hamas peut désormais servir à n'importe quel groupe armé sur la planète pour légitimer un attentat. » [15]

Redessiner les frontières

Sur le terrain, alors que la feuille de route n'est plus qu'une vague incantation et que le plan pour Gaza, salué comme un « progrès » par le G8, absorbe la diplomatie internationale, Sharon a les coudées franches. Depuis sa proclamation fin 2003 de « séparation unilatérale », quatre graves incursions militaires sanglantes ont eu lieu sur le territoire de Gaza, dont la plus récente à la mi-mai, où des crimes de guerre aggravés ont été commis [16]. Le moins qu'on puisse dire pour citer le chef de la diplomatie française, Michel Barnier est que « se retirer de Gaza après avoir détruit Gaza ne parait pas être la bonne solution.  » Alors, pourquoi ces opérations ? Beaucoup a été dit sur la volonté de rassurer l'état-major de Tsahal, hostile à l'évacuation et soucieux de priver le Hamas de la moindre victoire symbolique permettant aux islamiques palestiniens de se comparer au Hezbollah libanais. Ou encore sur la « soif de revanche » et la nécessité de remonter le moral des troupes, à terre après les scènes de ramassage de débris humains (suite aux attentats des 11 et 12 mai). Tout cela est vrai. On pourrait aussi évoquer la morgue coloniale et les déclarations du général Moshe Yaalon - « il faut marquer au fer rouge la conscience des Palestiniens » et les convaincre qu'« ils ne peuvent pas vaincre l'armée israé lienne  ». Mais comme le rappelle très justement Elias Sanbar, « dans toutes les opérations israéliennes, il y a toujours un deuxième volet : les massacres, les châtiments collectifs, ne visent pas qu'à frapper et punir ceux qui tiennent tête à l'occupation, mais aussi à provoquer des déplacements de population », sur fond de « visées et de réaménagements territoriaux. » [17]

Que la zone frontalière de Rafah reste aux mains des Israéliens, même s'il y a retrait, n'est pas anodin. Le camp de réfugiés de la ville occupe une position tout à fait particulière puisqu'il s'étend de part et d'autre de la frontière telle qu'elle a été délimitée par les accords de paix avec l'Egypte : son tracé divise physiquement des familles entières de réfugiés palestiniens, séparées par des rangées de barbelés et un no man's land : le fameux « couloir » dit de « Philadelphie ». C'est ce couloir stratégique qui explique les opérations répétées contre cette zone. Bien plus que les tunnels et les acheminements d'armes. Redessiner les frontières, encore et toujours, hier comme aujourd'hui, ici à Gaza comme en Cisjordanie, avec les murs, et demain la vallée du Jourdain. La section V du plan retrait de Gaza prévoit nommément qu'un « élargissement physique de la route (Philadelphie) pourrait être nécessaire pour la mise en œuvre d'actions militaires. » L'analyste militaire et fin connaisseur, Alex Fishman, constate que « la réalisation d'un vieux rêve - élargir la route " Philadelphia " jusqu'à la porter à un kilomètre de largeur au minimum - est en cours depuis déjà deux ans. » [18] Il confirme que le creusement de ce fossé géant et l'allongement du mur d'acier face à la zone urbaine de Rafah fait partie intégrante du « retrait ». Voilà qui donne un nouvel éclairage aux destructions massives et répétées de maisons palestiniennes dans la région de Rafah. Et qui prédit de nouvelles opérations de "nettoyage" pour pousser les habitants sans abri plus haut, plus loin. On voit bien comment, faute de coopération avec l'Autorité palestinienne, la bande de Gaza, même évacuée, restera dans l'orbite d'une armée israélienne, présente partout, sur terre, en mer et dans l'air. C'est ce que Gilles Paris, dans Le Monde, appelle l'obsession d'« une volonté de contrôle absolu. »

Enterrer l'Etat palestinien

Pendant que les chancelleries occidentales s'obstinent à dissocier le volet « Gaza » de son pendant expansionniste cisjordanien, entretenant la virtualité d'un illusoire déblocage politique, les travaux sur les Murs caracolent. Que peuvent les avis de la Cour internationale de justice face à la caution américaine donnée au processus d'annexion ? Fort de cet appui, Sharon a d'ailleurs promis à son rival Netanyahou qu'aucune colonie de Gaza ne serait évacuée avant que les travaux d'érection des murs soient entièrement achevés. Selon un récent rapport de l'Onu, la portion nord du Mur (144 km) et la section sud (365 km) isoleront 274.000 Palestiniens les enfermant dans de minuscules enclaves. Quatre cent mille Palestiniens n'auront plus accès librement à leurs champs, à leurs emplois, à leurs écoles, à leurs hôpitaux... qui passeront sous le contrôle de l'armée israélienne ou des colons. A terme, l'Onu prédit que le tracé définitif des murs pourrait annexer à Israël environ la moitié de la Cisjordanie.

Et une fois le mur terminé, annonce Sharon, « nous aurons à résoudre la question de la présence de centaines de milliers de Palestiniens illégaux vivant en Israël », pavant la voie à de futurs déplacements de population.

George W. Bush peut faire mine que la feuille de route n'est pas morte, il ne bronche pas devant la construction en cours de la « petite dernière » : la colonie de Nof Zahav, au centre du village palestinien de Jabal Mukhabir, près de Jérusalem. Elle contrevient totalement à l'esprit et à la lettre de la feuille de route, et alors ? Il est vrai que le plan Bush- Sharon n'aborde même plus la question de Jérusalem qui passe à la trappe dans la lettre de garantie américaine. Or Nof Zahav a un objectif stratégique annoncé : densifier encore l'anneau des colonies israéliennes encerclant et étranglant Jérusalem- Est.

« Nous, activistes de paix israéliens et palestiniens manifestons contre les mensonges de Sharon. A Herzliya, il a parlé de démanteler les colonies, et ici, dans le cœur d'un village palestinien de 15000 habitants (Jabal Mukhaber), une nouvelle colonie est en train d'être construite sous nos yeux », s'indigne Ran Cohen, du Meretz. Il sait de quoi il parle : sur les huit « avant-postes » jugés « illégaux » par Sharon et détruits à grands renforts de publicité médiatique durant l'été 2003, cinq ont été aussitôt reconstruits, mais en catimini. Au total, cinquante-six nouvelles colonies ont vu le jour entre 2002 et 2003, relève Mustafa Barghouti, secrétaire général de l'Initiative Nationale Palestinienne.

Même dans la bande de Gaza, les activités de colonisation ne se sont pas arrêtées. A Netzarim, vouée prioritairement au démantèlement tant la colonie est isolée, les travaux de renforcement s'intensifient de façon absurde. L'armée israélienne construit,àcoupsdemillions de shekels, une nouvelle barrière électronique autour de l'implantation. [19]

La dernière « trouvaille » israélienne : créer des emplois à forte valeur ajoutée dans les colonies absorbées par le Mur, où se multiplieraient les parcs industriels dont pourraient bénéficier... les Palestiniens. Le projet a été exposé fin 2003 par le ministre israélien de la Défense, Shaul Mofaz, lors de sa visite aux Etats- Unis. Qu'un militaire se préoccupe d'économie n'a semblé étonner personne. Soucieuse de l'effondrement économique dans les territoires palestiniens et de ses conséquences mortifères, la Maison Blanche a jugé l'initiative séduisante. Si les projets de Mofaz devait voir le jour, les travailleurs palestiniens, faute d'alternative, seraient de facto complices de l'annexion, pour nourrir leurs familles. [20]

La solution que Sharon prétend imposer aux Palestiniens n'a pas changé, même s'il consent aujourd'hui à l'appeler « Etat » : des bantoustans, enserrés dans un cadenas de colonies juives, où les Palestiniens y géreraient leurs propres affaires, sans aucune forme de souveraineté territoriale et sous la conduite de dirigeants locaux - « le gouvernement israélien renouant ainsi avec les vieilles pratiques de gestion coloniale des populations « autochtones » [21] . On reconnaît bien, dans cette négation de l'indépendance palestinienne, le rêve sioniste que nourrit Sharon depuis toujours. La manipulation devrait être facilement démontable. Mais « ce qui brouille totalement les cartes, c'est le langage. Le monde entier se comporte comme si un Etat palestinien allait voir le jour et en même temps tout un dispositif est mis en pl1ace pour que cet Etat ne puisse pas (naître) » [22]

La maturité palestinienne

Pour l'heure, le « tremblement de terre » promis par Hamas pour se venger n'a pas eu lieu. Ni les brigades Ezzeddine Al- Qassam, ni les services de sécurité de l'ANP - pourtant en pleine ébullition et révolte - ne sont tombés dans le piège. Le spectre de la guerre civile obsède tout le monde. Il faut souligner ici la maturité de la réaction palestinienne. Les pourparlers pour intégrer les mouvements islamiques au sein d'une direction unifiée se poursuivent, difficiles mais prometteurs. S'ils arrivaient à terme, en dépit des tentatives israéliennes de sabotage, la nouvelle entité ressemblerait à s'y méprendre à l'ancienne OLP, chapeautant l'ensemble des forces nationales. Il resterait alors à cette direction à tout mettre en œuvre pour répondre au principal défi stratégique : comment agir efficacement contre la colonisation pour sauver la terre palestinienne et par-delà tout le projet politique de la coexistence entre deux Etats porté par l'OLP depuis trois décennies. Desserrer l'étau autour de Yasser Arafat, la prochaine cible annoncée des dirigeants israéliens, est aussi une priorité fondamentale. Le jeu des Egyptiens, réintroduits sur la scène diplomatique depuis le lancement du plan de retrait de Gaza, est inquiétant. Les allées et venues à Ramallah de leur émissaire, le général Omar Suleiman, chargé d'obtenir que l'Autorité palestinienne se décide à engager des réformes institutionnelles nécessaires cachent autre chose. Petit à petit se met en place le projet de mise à l'écart, en douceur, de Yasser Arafat. Sans réforme, l'Egypte prétend qu'elle ne pourra désormais plus garantir la sécurité physique du président. « Un message très probablement américain : si Arafat ne cède pas aux demandes, les Etats-Unis lèveront l'interdit et la ligne rouge imposée aux Israéliens concernant son élimination. » [23] En attendant, sur le terrain, le recentrage très net des opérations militaires du Hamas depuis plus de deux mois à l'intérieur des territoires occupés contre des cibles militaires et les colons armés, est la seule bonne nouvelle du moment. Il faut espérer qu'il s'agit bien là d'une ligne stratégique et non d'un aveu de faiblesse, résultant du dispositif sécuritaire israélien draconien. L'avenir le dira.

 

[1] Dans sa lettre solennelle du 14 avril adressée à Bush, Sharon s'engageait à évacuer toutes les colonies de Gaza. La lettre de garantie de Bush s'appuie sur cette promesse.

[2] Chronique d'Uri Avnery, « Boire la mer à Gaza », 5 juin 2004.

[3] Par 59,5% des voix, les 193 000 membres du Likoud consultés par référendum rejettent, le 2 mai 2004, le plan de retrait de Gaza. Sûr de l'emporter, Sharon avait dit : « Ceux qui voteront contre mon plan voteront contre moi ».

[4] De 1953 à 1954, l'unité 101, commandée par le général Sharon, s'est rendue célèbre par la brutalité de ses crimes. Le plus connu d'entre eux demeure le massacre de Qibya (14 octobre 1953) où 69 civils palestiniens, dont la moitié de femmes et d'enfants, ont été mitraillés et 45 maisons dynamitées.

[5] Peretz Kidron, « Sharon's Sights on Strategic Objective », MERIP, 14 avril 2004.

[6] id. note 2.

[7] Gilles Paris, Le Monde, 28 mai 2004

[8] Charmaine Seitz, « A New kind of killing » MERIP, 30 mars 2004.

[9] Yossi Alpher, « Israël tire profit des actions américains, c'est le moins qu'on puisse dire », Daily Star, 5 mai 2004.

[10] Déclaration reproduite notamment sur le site de la branche armée du Hamas, le 11 mars 2004.

[11] Jean-François Legrain, L'Humanité, 24 mars 2004.

[12] Elias Sanbar, chronique sur RadioMéditerranée internationale, 26 mars 2004.

[13] Jean-François Legrain, Le Figaro du 29 mars 2004.

[14] Jean-François Legrain, Le Figaro du 29 mars 2004.

[15] Chronique d'Uri Avnery, « Trois généraux, un martyr », 27 mars 2004.

[16] Raids sanglants du 12 février 2004, du 8 mars, du 17 au 21 mars et du 14 au 27 mai à Rafah.

[17] Elias Sanbar, chronique du 21 mai 2004, radio MEDI.

[18] in Yediot Aharonot, du 19 mars 2004

[19] Tanya Reinart, sur Zmag.org, 21 mars.

[20] Joel Beinin, « Sharon's Unilateral Steps », MERIP, 31 décembre 2003.

[21] Alain Gresh, Le Monde diplomatique, avril 2004.

[22] Elias Sanbar, chronique du 16 avril 2004, radio MEDI.

[23] Al-Quds al-Arabi in Le CourrierInternational du 7 juin et Elias Sanbar, chronique du 4 juin 2004, radio MEDI.

Source: France-Palestine. http://www.france-palestine.org/article479.html

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