AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Uri Avnery


"Widow of opportunity"
 
Je n’ai pas la religion de « l’Unité ». Le débat et la discussion sont le moteur de la démocratie et, le moment venu, les Palestiniens devront débattre de manière approfondie de l’avenir de leur lutte de libération. Mais est-ce le moment ?

 [1]Ma réaction immédiate quand Marwan Barghouti s’est déclaré candidat à la présidence de l’Autorité palestinienne a été positive.

Premièrement, j’ai toujours été en faveur de l’opprimé. Et qui pourrait être plus opprimé qu’un prisonnier ?

Deuxièmement, je respecte l’homme. Je l’ai rencontré à des réunions ayant pour but d’organiser des actions communes pour la paix. J’ai manifesté pour lui à Tel-Aviv et j’ai été expulsé par la force de la salle du tribunal, des lyncheurs de droite hurlant en arrière-plan.

Troisièmement, la candidature de Marwan Barghouti met à l’ordre du jour le sort des prisonniers palestiniens - ces prisonniers de guerre qui sont traités comme de vulgaires criminels par Israël.

Quatrièmement, sa candidature (s’il l’exerce) donnera lieu à un scénario sans précédent dans le monde arabe : une élection où la victoire de l’un des candidats n’est pas assurée à l’avance. Une confrontation Abou Mazen-Marwan Barghouti constituerait une bataille réelle.

Après réflexion, j’ai adopté le point de vue opposé.

Le monde entier suit ces élections pour voir si le peuple palestinien est capable de s’unir en temps de crise, après la mort du Père de la Nation. Au cours de ces 45 années comme dirigeant de la lutte de libération, Yasser Arafat a réussi à maintenir l’unité de son peuple, une tâche presque impossible. Beaucoup avaient prédit qu’après sa mort le pays éclaterait en mille morceaux. L’unité autour d’Abou Mazen a, du moins jusqu’à maintenant, démenti ces espoirs (ou ces craintes).

Je n’ai pas la religion de « l’Unité ». Le débat et la discussion sont le moteur de la démocratie et, le moment venu, les Palestiniens devront débattre de manière approfondie de l’avenir de leur lutte de libération. Mais est-ce le moment ?

Je pense que non. La désunion entre les Palestiniens en ce moment fournira un prétexte aux ennemis de la paix à l’intérieur des leaderships israélien et américain. Ils vont s’exclamer avec une grande joie : « Vous voyez, il n’y a personne à qui parler ! ». Il est important pour les Palestiniens de montrer au monde qu’il y a vraiment quelqu’un à qui parler. Et, puisque tant le Président Bush que son guide et mentor Ariel Sharon ont déjà déclaré qu’Abou Mazen est « modéré et pragmatique », ils auront du mal à revenir à leur slogan mensonger : « Nous N’Avons Aucun Partenaire ! » (copyright : Ehoud Barak).

Donc il est important qu’Abou Mazen soit élu, et élu à une large majorité.

On doit lui laisser une chance. Pas seulement à lui personnellement, mais à toutes les idées qu’il représente : la conviction que sans attentats-suicides et sans l’Intifada armée les Palestiniens peuvent maintenant atteindre leurs objectifs nationaux de base : un Etat palestinien en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, la frontière entre Israël et la Palestine étant la Ligne Verte (avec de petits échanges de territoires éventuels), Jérusalem comme capitale des deux Etats, l’évacuation des colonies et un accord sur une solution pratique au problème des réfugiés.

Peut-être cette conviction est-elle naïve. Peut-être n’a-t-elle aucune chance, peut-être qu’en réalité ce sont les Palestiniens qui « n’ont aucun partenaire ». Mais il est important pour les Palestiniens - et pour le monde entier - de mettre cette approche l’épreuve. Dans un an, vers la fin de 2005, il sera possible de tirer des conclusions - et alors l’heure sera venue pour le grand débat entre Palestiniens. Si Abou Mazen est capable de montrer des résultats significatifs - il gagnera. Sinon, la Troisième Intifada éclatera probablement.

Ce débat palestinien sera la grande occasion pour Marwan Barghouti d’y prendre part et de présenter sa propre conception. En attendant, je crois qu’il serait bien avisé de soutenir Abou Mazen. Après tout, c’est ce qu’il pensait jusqu’à cette semaine.

Les espoirs d’Abou Mazen ont-ils une base réelle ?

Cette semaine, le Président égyptien, Hosni Moubarak, a conseillé aux Palestiniens de faire confiance à Sharon. Il peut faire la paix, a-t-il dit, ajoutant discrètement « s’il le veut ».

Les intérêts de Moubarak sont clairs. Chaque année il reçoit d’énormes subsides des Etats-Unis, un apport vital pour la stabilité de son régime. La décision de dégager ces sommes revient au Congrès américain, que les mauvaises langues appellent « Territoire israélien occupé ». Il est de son intérêt de se montrer amical avec Sharon et de l’aider à sortir de la situation difficile dans laquelle il se trouve en ce moment.

Sharon est en pleine manœuvre politique délicate. Il a expulsé du gouvernement le Shinui, son seul partenaire de la coalition restant. L’énorme et puissant comité central de son parti ne le laissera pas mettre sur pied une coalition purement « laïque » avec le Shinui et le parti travailliste. Donc il est obligé de faire entrer le parti ultra-orthodoxe à la place du Shinui.

Aujourd’hui il ressemble à un trapéziste qui lâche un trapèze et, flottant dans l’air, doit en saisir un autre. Il y en a beaucoup dans son propre parti qui cherchent à éloigner le second trapèze pour que Sharon tombe et se brise le cou.

Si Sharon ne réussit pas, il y aura des élections. Ce qui signifie que, pendant de nombreux mois, tout le système politique sera paralysé, le « désengagement » de Gaza n’aura pas lieu, la paix ne sera plus au programme. Cela pourrait signifier la fin de la carrière politique d’Abou Mazen.

Si par contre Sharon arrive à mettre en place sa nouvelle coalition avec le parti travailliste et les ultra-orthodoxes et achète le consentement du parti ultra-orthodoxe à son plan de « désengagement », ce sera le début d’une course d’obstacles. Le gouvernement réussira-t-il à mobiliser l’opinion pour un retrait de toute la bande de Gaza ? Sera-t-il capable de déplacer les colons sans effusion de sang ? Abandonnera-t-il le fameux Axe de Philadelphie qui coupe du monde la bande de Gaza ? Acceptera-t-il la réouverture du port et de l’aéroport de Gaza ? Ouvrira-t-il un « passage sécurisé » entre la bande de Gaza et la Cisjordanie ? (C’était un article essentiel des accords d’Oslo constamment violé par tous les gouvernements israéliens depuis lors.)

Toutes ces questions représentent un court sprint comparé au marathon de la Cisjordanie. C’est un secret de polichinelle que Sharon a concocté le « plan de désengagement » non seulement pour se débarrasser de la responsabilité du million et quart de Palestiniens de la bande de Gaza mais aussi pour annexer tranquillement 58% de la Cisjordanie. Va-t-il abandonner ce rêve ?

Les optimistes croient que le retrait de Gaza - s’il a réellement lieu, Dieu nous entende - engendrera une dynamique. Il y a une « fenêtre d’opportunité ». Après que Sharon et Bush eurent diabolisé Yasser Arafat pendant des années et exploité la haine orchestrée pour saboter tout pas vers la paix, cet alibi a maintenant disparu en même temps que le dirigeant palestinien lui-même. De plus, Bush voudra utiliser son dernier mandat pour parvenir à des résultats significatifs. Même chose pour Shimon Pérès. L’opinion publique l’exigera. L’Europe sera impliquée. Sharon peut être balayé par le courant qu’il a lui-même créé. Comme le dit l’ancien proverbe juif : « Si Dieu le veut, même un manche à balai peut faire feu ! »

D’autres sont beaucoup plus pessimistes. Ils soulignent l’entêtement légendaire de Sharon. Celui-ci retardera les pourparlers sur la Cisjordanie jusqu’à l’application de son plan concernant Gaza. Cela nous amènera à la fin de 2005. L’année suivante, 2006, sera consacrée aux élections israéliennes. Et ainsi de suite. Pendant ce temps, Sharon crée des « faits accomplis sur le terrain ».

Qui a raison, les optimistes ou les pessimistes ? En réalité, personne ne peut prévoir aujourd’hui ce qui se passera. Cela dépend de nombreux facteurs, y compris du camp de la paix israélien. Il va sans dire que nous coopérerons avec tout dirigeant palestinien élu par son peuple et nous n’avons pas à interférer dans ce processus.

Une année passera avant que nous sachions s’il y a vraiment une « window of opportunity » - ou juste une widow of opportunity [2].

[1] Une traduction littérale du titre serait « Veuve d’opportunité ». A la dernière phrase de l’article, cette expression permet un jeu de mots entre widow (veuve) et window (fenêtre). À noter que « Widow of Opportunity » est également le titre d’un roman satirique de l’écrivain américain P. J. Hallan, dans lequel celui-ci brocarde la véritable « industrie des pompes funèbres » qui draine des milliards de dollars. NDT

[2] idem note 1

Article publié en hébreu et en anglais le 4 décembre 2004 sur le site de Gush Shalom. Traduit de l’anglais "Widow of opportunity" : RM/SW

Source : France Palestine http://www.france-palestine.org/article871.html

Ce texte n'engage que son auteur et ne correspond pas obligatoirement à notre ligne politique. L'AFPS 59/62,  parfois en désaccord avec certains d'entre eux, trouve, néanmoins, utile de les présenter pour permettre à chacun d'élaborer son propre point de vue."

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