AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Uri Avnery

 
Dunam après dunam
 

Le procureur général a dit que le gouvernement ne peut pas faire de discriminations envers les citoyens arabes, même dans la distribution de terres appartenant au KKL. Tout cela est bien joli mais il y a un « mais ».

Que dirions-nous si une institution américaine, possédant un septième de toutes les terres aux Etats-Unis, avait des statuts ne permettant de vendre ou de louer la terre qu’aux seuls protestants anglo-saxons blancs ? Nous n’y croirions pas. Et c’est bien sûr impossible.

Mais c’est ainsi que vont les choses en Israël. C’est aujourd’hui l’objet d’un débat public orageux.

Voici les faits : le Fonds national juif (en hébreu Kren Kayemet le-Israel - KKL) détient 13% de toutes les terres en Israël. Ses statuts interdisent explicitement la vente ou la location de terres à des non-Juifs. Cela veut dire que tout Juif dans le monde, vivant n’importe où de Tombouctou au Kamchatka, peut recevoir de la terre du KKL, sans même venir en Israël, alors qu’un citoyen arabe d’Israël, dont les ancêtres ont vécu sur cette terre depuis des centaines - ou même des milliers - d’années, ne peut pas y acquérir un appartement.

Le débat a surgi à la suite d’une récente décision de la Cour suprême israélienne interdisant la discrimination entre citoyens dans la distribution des terres. Sur la base de cette décision, le KKL a été poursuivi en justice. Le procureur général a dit que le gouvernement ne peut pas faire de discriminations envers les citoyens arabes, même dans la distribution de terres appartenant au KKL.

Tout cela est bien joli mais il y a un « mais ». Les plus grands juristes ont cherché une sortie : comment maintenir la discrimination malgré la décision de la Cour ? Pas de problème. Le procureur général propose tout simplement que pour chaque dunam (mille mètres carrés, une mesure turque encore appliquée en Israël) que le KKL aura à distribuer - Dieu nous en garde ! - à des Arabes, le gouvernement compensera avec un autre dunam quelque part ailleurs. La terre de remplacement se trouvera dans des zones « périphériques », Neguev et Galilée, où elle est beaucoup plus rentable. Et pour faire bonne mesure, le gouvernement garantira que les revenus annuels du KKL atteindront un demi milliard de shekels. Ainsi le gâteau sera partagé mais restera entier.

Le KKL, d’ailleurs, nomme presque la moitié des directeurs de la « Israel Land Authority », l’organisme gouvernemental chargé de tous les terrains propriété d’Etat en Israël.

Ainsi, 20% des citoyens d’Israël n’ont pas le droit d’acheter une maison dans de nombreuses parties du pays, alors que des Juifs habitant Brooklyn ou Odessa ont le droit de le faire.

Comment en est-on arrivé à cet état de choses ? Comme presque tout ce qui arrive de mal ici, cela a commencé tout à fait innocemment. Il y a plus d’une centaine d’années, quand le mouvement sioniste a été créé, il a fallu acheter de la terre pour les immigrants juifs en Palestine. Le KKL a été créé dans ce but. Dans toutes les maisons sionistes du monde, une boîte tirelire bleue était accrochée. Dans toutes les salles de classe des écoles juives, les enfants étaient priés de déposer leurs pièces dans la boîte. Dans les écoles juives de ce pays, des agents du KKL ont été nommés, leur tâche consistant à susciter des donations, par exemple en organisant des compétitions de collectes d’argent entre classes et entre écoles. La boîte bleue est devenue un symbole du mouvement sioniste, peut-être le plus important. Moi aussi j’ai mis mes pièces dans les boîtes que l’on passait de table en table tous les vendredis dans ma classe à l’école élémentaire Ahad-Ha’am à Tel-Aviv.

Avec l’argent ainsi collecté, un lot de terre était acheté, sur lequel des kibboutz ou des moshavs étaient installés. C’était le summum de l’idéal sioniste. La « rédemption de la terre » et le « travail juif » représentaient la pierre angulaire du rêve sioniste.

Et, en effet, que pouvait-il y avoir de plus beau ? Des enfants du monde entier glissaient leurs pièces de monnaie dans la boîte bleue. La terre d’Israël était achetée avec du bon argent. Sur cette terre, les pionniers, fils de marchands et d’usuriers, ont labouré le champ à la sueur de leur front.

Dans le monde entier, des enfants juifs chantaient : « Je te dirai, fillette,/ Et à toi aussi garçon,/ Comment dans le pays d’Israël/ La terre est rachetée.// Un dunam ici, un dunam là,/ motte par motte,/ la terre du peuple est achetée, / Du nord jusqu’au Neguev.// Sur le mur est accrochée une boîte,/ une boîte bleue,/ Chaque centime dans la boîte/ rachète la terre... »

Pourtant cette belle histoire a une face sombre, que n’a pas retenu la conscience sioniste.

La terre a vraiment été achetée, souvent à un prix exorbitant, mais à de riches propriétaires absents, qui n’y vivaient pas et ne la cultivaient pas. Quand l’ancien Empire ottoman a été ruiné et a eu un pressant besoin d’argent, il a vendu d’énormes terrains à de riches marchands arabes à Jaffa, à Beyrouth et dans d’autres villes qui les ont achetés à titre d’investissements. Les fellahs arabes (fermiers), qui avaient labouré la terre pendant des générations étaient de simples locataires. Quand le KKL a acheté la terre, les fellahs ont été chassés, souvent avec l’aide des Turcs et plus tard de la police britannique.

En dépit de tous ces efforts, quand les Nations unies ont décidé la partition du pays en un Etat juif et un Etat arabe, moins de 7% des terres appartenaient aux Juifs. Seule une partie de cette surface appartenait au KKL, le reste à des propriétaires juifs privés dans les villes et dans les « colonies » agricoles.

La logique aurait voulu que, avec la fondation de l’Etat d’Israël, le KKL transfère ses terres à l’Etat. Après tout c’était l’esprit de la collecte d’argent.

Mais cela ne s’est pas produit. Il s’est même passé exactement le contraire : le nouvel Etat a transféré au KKL des millions de dunams de terres dont des Arabes ont été expulsés - les réfugiés à qui on n’a pas permis de revenir (« absents » en langage juridique), ceux qui étaient restés dans le pays mais s’étaient absentés de leur village un jour donné (présents absents), de même que les Arabes devenus citoyens d’Israël.

Il est important de le garder à l’esprit puisque cela contredit l’énorme mensonge qui plane sur l’ensemble du débat : que la terre du KKL a été achetée avec l’argent du peuple juif. La plus grande partie de la terre du KKL actuelle n’a pas été du tout achetée, mais conquise dans la guerre et transférée au KKL.

Pourquoi transférée ? Pourquoi l’Etat souverain a-t-il transféré gratuitement des terres à un organisme non étatique ? Une seule raison vient à l’esprit : afin de poursuivre la discrimination contre les citoyens arabes.

Lorsqu’il est impliqué officiellement dans une affaire, le KKL met en avant l’argument qu’il n’est pas soumis aux principes qui régissent l’Etat d’Israël tels qu’indiqués dans la Déclaration d’indépendance de 1948 (égalité entre tous les citoyens, sans tenir compte de la religion ou de la race), mais au « Peuple juif ». Cela veut dire que « le Peuple juif », qui n’est pas un organe politique, est présenté comme une entité indépendante supérieure à l’Etat d’Israël.

Le KKL n’agit pas, bien sûr, pour « le Peuple juif ». Il est un instrument de la communauté juive israélienne contre la communauté arabe israélienne. Il est devenu un instrument pour la discrimination institutionnalisée. Le tour de passe-passe du procureur général, destiné à satisfaire la demande de la Cour suprême israélienne pour l’égalité entre les citoyens tout en permettant à un organisme fondé sur la discrimination de continuer à détenir 13% des terres de l’Etat, ne change pas la situation de fond.

Le KKL n’est pas unique. Des discriminations existent dans de nombreux domaines. Dans les tout derniers jours seulement, les faits suivants sont apparus :

* Les responsables du ministère des Finances ont réfléchi sur la façon de payer des allocations familiales aux familles nombreuses juives sans les payer aux familles nombreuses arabes (il y a deux communautés en Israël qui ont un taux de naissance élevé : les Juifs orthodoxes et les Arabes musulmans, particulièrement les Bédouins.)

* Le ministère de l’Intérieur est en train promouvoir une loi qui permet à tous les étrangers qui épousent des Israéliens d’acquérir la citoyenneté israélienne, même s’ils ne sont pas Juifs - mais qui exclut explicitement les Arabes. Cela dénie à des milliers de jeunes Arabes citoyens d’Israël le droit de fonder une famille en Israël si l’épouse ou l’époux réside dans les territoires palestiniens, même si elle ou lui est un(e) parent(e).

* Le ministère de l’Education a confirmé ce qui jusqu’à présent était un secret de polichinelle : que la nomination de tout professeur ou principal dans une école arabe en Israël est soumise à l’approbation du Service général de sécurité (Shin-Bet). Mais, avec le temps, le ministère progresse : jusqu’à présent, le représentant du Shin-Bet était automatiquement le vice-président du comité des nominations. A partir de maintenant, il ne sera plus qu’un simple membre du comité.

Il serait agréable de pouvoir dire que ces phénomènes, et beaucoup d’autres du même genre, sont inspirés par la droite. Mais la vérité est que la plupart d’entre eux viennent de l’époque où la gauche sioniste était au pouvoir, et ils se perpétuent maintenant avec le soutien de la gauche dont les représentants sont dans le gouvernement Sharon.

Ce n’est pas l’Etat que nous nous étions promis dans la Déclaration d’Indépendance. Nous avons devant nous un dur combat à mener jusqu’à ce qu’Israël devienne un Etat démocratique, libéral, laïque, pluraliste et égalitaire.

Un pas dans cette direction serait la suppression du KKL et le transfert de ses terres à l’Etat.

Texte publié le 5 février 2004 en hébreu et en anglais sur le site de Gush-Shalom - Traduit de l’anglais "Dunam After Dunam" : RM/SW

Source : France Palestine
http://www.france-palestine.org/article1090.html

Ce texte n'engage que son auteur et ne correspond pas obligatoirement à notre ligne politique. L'AFPS 59/62,  parfois en désaccord avec certains d'entre eux, trouve, néanmoins, utile de les présenter pour permettre à chacun d'élaborer son propre point de vue."

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