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Mediapart.jpg Le 8 juin 2025

 

Philippe Lazzarini, commissaire général de l’UNRWA :

« À Gaza, il y a une implosion de l’ordre public »

Par Gwenaelle Lenoir

 

Parmi les victimes de la guerre génocidaire israélienne, il faut compter la société palestinienne dans sa structure et le droit humanitaire international. Entretien avec Philippe Lazzarini, commissaire générale de l’UNRWA, la plus grosse agence onusienne dans les territoires palestiniens, bannie par Israël.

https://www.mediapart.fr/journal/international/080625/philippe-lazzarini-commissaire-general-de-l-unrwa-gaza-il-y-une-implosion-de-l-ordre-public

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Le nouveau système de distribution d’aide humanitaire décidé par Israël et appuyé par les États-Unis a tourné au bain de sang. En une semaine d’opérations seulement, plus de cent personnes ont été tuées par des tirs de l’armée israélienne alors qu’elles cherchaient à récupérer des colis. Les quatre centres de distribution sont fermés jusqu’à nouvel ordre, a annoncé la Fondation humanitaire pour Gaza, organisation sortie de nulle part, parrainée par Israël et les États-Unis, et travaillant avec des mercenaires états-uniens.

Pour les professionnel·les de l’humanitaire, ce n’est pas une surprise. Et les visées sont éminemment politiques. L’ancien système d’aide comprenant les agences onusiennes, de grandes ONG internationales et des organisations nationales, a été délibérément mis à terre par Israël pour faire place à cette Fondation humanitaire pour Gaza et favoriser le plan de nettoyage ethnique d’Israël.

L’agence onusienne la plus ciblée a été l’UNRWA, l’office de secours et d’assistance aux réfugié·es palestinien·nes. Son commissaire général, Philippe Lazzarini, a accordé un entretien à Mediapart. Il évoque la situation dans la bande de Gaza et dit son inquiétude quant aux attaques violentes contre le droit international.

 

Mediapart : Nous avons vu, dans les semaines passées, la mise en place par Israël d’un nouveau système d’aide humanitaire, avec la Fondation humanitaire pour Gaza. Comment le jugez-vous ?

Philippe Lazzarini : L’objectif affiché du gouvernement israélien soutenu par les États-Unis est de mettre en place un système qui empêchera tout détournement de l’aide. Mais les humanitaires n’ont pas constaté de détournement de l’aide pendant la période de la guerre. Au contraire, pendant le cessez-le-feu de huit semaines, nous avons démontré que notre système fonctionnait, que nous pouvions accéder à toute personne dans le besoin. Nous avions même réussi à faire reculer la faim dans la bande de Gaza.

Le nouveau système qui s’est mis en place, avec deux ou trois centres de distribution dans le sud et un dans le centre de la bande de Gaza, oblige les gens à marcher des kilomètres pour pouvoir s’y rendre et font qu’ils s’agglutinent devant. Ce système crée ces pièges de mort, où les gens, quand ils se rendent dans ces centres de distribution, ne savent pas s’ils vont pouvoir revenir vivants.

Nous avons toujours été très clairs en tant que Nations unies : nous ne pouvons pas adhérer à un système qui ne répond pas aux principes humanitaires élémentaires d’humanité, d’impartialité et d’indépendance.

 

Quels sont alors, selon vous, les objectifs de ce nouveau système ?

C’est la véritable question : pourquoi changer un système qui fonctionnait bien, qui permettait à tous ceux et toutes celles qui en avaient besoin d’y avoir accès ? Les gens dans la bande de Gaza ne parlent pas de la « Gaza Humanitarian Foundation », ils parlent de la « Gaza Humiliation Foundation ». Ils perçoivent ce système comme un instrument d’humiliation, de soumission, qui les contraint à se déplacer encore pour se rapprocher des centres. Ils disent « on n’a pas le choix, on joue en fait à la roulette russe, on s’y rend mais on ne sait pas si on va revenir ou non ».

 

Et à votre avis, vous qui avez une longue expérience des politiques dans cette région et en particulier dans les territoires palestiniens ?

Je pense que c’est un projet politique, avec un degré de sophistication supplémentaire dans l’utilisation de la nourriture comme instrument de guerre et comme instrument de pression. Ce système peut également servir à des fins politiques telles qu’un déplacement forcé de la population.

 

L’ancien ministre et allié de Benyamin Nétanyahou, Avigdor Liberman, a révélé il y a quelques jours que le gouvernement israélien avait armé des milices à Gaza, notamment celles qui pillaient les convois. Avez-vous été étonné ?

Non. On savait déjà que certains pillages, ceux menés par les milices, avaient lieu avec le consentement, ou pour le moins la connaissance, de l’armée israélienne. Ce que je trouve intéressant, c’est que cela a été assumé aussitôt après la révélation de M. Liberman, de même qu’a été reconnu le financement direct de cette Fondation humanitaire pour Gaza par le gouvernement israélien.

C’est un développement préoccupant. Ce qui est révélé aujourd’hui c’est la volonté politique déterminée de soutenir ces milices au passé criminel et de multiplier les groupes armés. Je crains que l’on n’assiste à un début de somalisation de la bande de Gaza.

 

Vos équipes sur place constatent-elles ce début de somalisation, avec une multiplication des groupes armés et un effondrement de la société ?

Il y a une très forte dégradation du lien social avec une quasi-implosion de l’ordre public. On a constaté l’émergence de différents groupes armés, et on voit des gamins commencer à les rejoindre. Leur activité criminelle est directement liée à l’entrée, ou non, d’aide humanitaire. Les pillages, généralement, ont lieu en raison de l’absence de vastes quantités d’aides humanitaires. Quand il y a eu le cessez-le-feu et que nous avons pu travailler sans obstacle de manière ininterrompue et fournir suffisamment d’assistance alimentaire humanitaire, les groupes armés n’avaient plus aucun intérêt à en prendre possession. La valeur des cargaisons n’était plus aussi intéressante.

 

Est-ce que vous faites toujours entrer des camions aujourd’hui dans la bande de Gaza ?

Les Nations unies ont réussi à faire entrer quelques convois, notamment le programme alimentaire mondial.

Nous, en tant qu’UNWRA, nous n’avons pas pu amener quoi que ce soit depuis fin janvier et la mise en œuvre des lois votées contre l’UNRWA en octobre [Mediapart en a parlé ici – ndlr], il y a une volonté délibérée du Cogat [organisme militaire israélien chargé de coordonner l’entrée de l’aide dans les territoires palestiniens – ndlr] d’empêcher l’agence d’acheminer des biens dans Gaza. Ils ne refusent pas, ils nous disent juste « N’essayez même pas de soumettre des convois ou des marchandises appartenant à l’UNRWA ». Or ces lois, si elles interdisent à l’administration israélienne de travailler avec l’UNRWA, ne devraient pas empêcher le système des Nations unies d’acheminer des biens appartenant à l’agence.

 

Donc, que peut encore faire l’UNRWA dans la bande de Gaza ?

Nos 12 000 employés continuent à travailler. Nous sommes principalement une agence qui fournit des services. Nous assurons quotidiennement, encore à ce jour, entre 15 000 et 17 000 consultations à travers nos services de santé primaire. Nous fournissons des soins dans nos centres de santé et nos cliniques mobiles. Nos équipes sont aussi actives dans toutes les questions liées aux systèmes sanitaires, à l’accès à l’eau potable et à la gestion des abris dans nos écoles, même endommagées.

 

Comment continuez-vous à travailler si vous ne pouvez rien faire entrer ?

Nos partenaires ont bien approvisionné nos centres pendant le cessez-le-feu. Maintenant, évidemment que les stocks commencent à baisser de manière préoccupante, nous sommes en train de chercher des solutions, et je suis relativement confiant.

Dans cet environnement post-apocalyptique, nos collègues sur place essaient d’apporter un soutien psychosocial aux enfants, essaient de maintenir un minimum de services pour la santé mentale et l’enseignement élémentaire. Soit en contact direct avec les 40-50 000 enfants qui vivent dans les abris des différentes écoles et bâtiments de l’UNRWA, soit en ligne à travers les groupes sur les réseaux sociaux. Pendant la trêve, plus de 240 000 enfants se sont à nouveau enregistrés pour avoir accès à un minimum d’enseignement à distance, sur le modèle de ce que nous avions mis en place pendant le covid. Mais évidemment, dans l’environnement de survie dans lequel on se trouve aujourd’hui, le quotidien des enfants et de nos équipes consiste plus à essayer de trouver de la nourriture, de l’eau et de survivre aux bombardements.

Pour pouvoir rétablir nos services, il nous faut un cessez-le- feu.

 

Jugez-vous aujourd’hui que les attaques contre l’UNRWA avaient pour but l’effondrement du système d’assistance à la population ?

Il y a différents objectifs. L’objectif déclaré politique est de s’attaquer à la question du statut de réfugié, à la perpétuation de l’assistance aux réfugiés palestiniens, et donc à la question du droit au retour. Mais je pense que s’attaquer à l’UNRWA, c’est également s’attaquer à l’identité palestinienne, à la question de l’autodétermination des Palestiniens, et indirectement également à la question des deux États. Donc il y a un objectif politique derrière, il n’y a aucun doute.

 

Où en sont ces attaques ?

Nous avons été constamment accusés d’être infiltrés par le Hamas, en citant des chiffres allant de centaines de personnes jusqu’à 25 % de notre personnel. Mais chaque fois que nous avons demandé des informations qui nous auraient permis de mener des enquêtes, rien ne nous a été communiqué. Les États membres non plus n’ont jamais reçu d’indication qui pourrait leur permettre de conclure que cela soit le cas. En outre, à notre connaissance, l’État qui transmet ces informations n’a jamais initié la moindre enquête criminelle.

Toutes les attaques contre l’UNRWA ont été justifiées au cours de ces deux dernières années pour des raisons de neutralité, parce que les questions de neutralité ont un impact auprès d’un certain nombre de gouvernements ou de donateurs. Mais en réalité ces questions de neutralité sont abordées par l’agence et par un rapport qui a indiqué que nos systèmes étaient beaucoup plus forts, plus solides que n’importe quelle autre agence. L’UNRWA opère dans un environnement particulièrement risqué, donc il n’y a pas de risque zéro. Par contre nous avons des politiques de tolérance zéro.

 

Mais le mal est fait. Avez-vous perdu des donateurs ?

Le mal est fait parce qu’il y a eu un impact terrible, à différents niveaux. Sur le terrain, nous avons perdu 310 employées. Une cinquantaine d’autres ont été arrêtés, soumis à de la torture, avant d’être libérés. Un de nos collaborateurs a été sommairement exécuté, avec les quinze secouristes du Croissant-Rouge. Nos employés sont beaucoup plus exposés à des situations de harcèlement et d’intimidation. Sur le plan réputationnel, et dans beaucoup de pays donateurs, l’agence est labellisée par certains comme étant une agence qui soutient les activités du Hamas, et tout cela est le fruit, effectivement, de la campagne de désinformation menée par Israël. Il y a même eu des campagnes de marketing à New York et dans certaines villes en Europe, et, aujourd’hui encore, vous trouvez des publicités de dénigrement de l’agence et de son commissaire général sponsorisées par le ministère des affaires étrangères israélien.

Financièrement, cette campagne a eu un impact. D’abord le retrait des États-Unis, qui était le principal bailleur de fonds, et celui de la Suède, qui a pris une décision similaire.

 

Comment pouvez-vous travailler aujourd’hui, après la mise en œuvre des lois vous bannissant, à Jérusalem-Est et en Cisjordanie ?

À Jérusalem-Est, nous sommes fortement empêchés de travailler, car la loi interdit toute présence de l’UNRWA sur le territoire souverain de l’État d’Israël, et Israël considère les territoires occupés de Jérusalem-Est comme faisant partie de leur territoire souverain. Six de nos écoles à Jérusalem-Est ont été fermées, sans aucune solution pour nos 550 élèves concernés. Nous avons encore un centre d’apprentissage qui fonctionne et quelques activités de centres de santé.

En Cisjordanie, nos écoles sont ouvertes, nos centres de soin sont ouverts. Nous ne pouvons plus importer de biens car les relations bureaucratiques et administratives avec Israël sont coupées. Mais en Cisjordanie, il y a un marché local où nous pouvons nous approvisionner, contrairement à Gaza.

 

Avez-vous le sentiment qu’on assiste à la fin de l’ordre mondial mis en place après la Seconde Guerre mondiale avec l’ONU et du multilatéralisme ?

En règle générale, le multilatéralisme est sous assaut. Il n’y a aucun doute. Ce qui se joue aussi dans le contexte de Gaza, ce sont aussi des instruments du droit humanitaire international. Certains parlent même du risque que ça devienne un peu le cimetière du droit humanitaire international. Je pense que nous n’en sommes pas loin. Toutes les lignes rouges ont été franchies, qui plus est sous notre regard.

Le « plus jamais ça » sur lequel était basé le nouvel ordre mondial après la Seconde Guerre mondial se reproduit. La faim est utilisée, de manière délibérée et sous notre regard, comme arme de guerre. Les agences multilatérales, la Cour pénale internationale, sont attaquées.

Il y a aussi un sentiment très fort dans la région et dans le sud plus global que ce droit international humanitaire est à géométrie variable et s’applique de manière différente selon qui on est et selon les pays. Certains veulent penser que les transgressions seront cantonnées à Gaza. C’est illusoire : tout nivellement par le bas deviendra la nouvelle norme ailleurs. Il y a un vrai risque d’effondrement du système multilatéral et du droit humanitaire international.

 

Qu’attendez-vous des pays occidentaux et de l’Union européenne ?

Évidemment, j’attends de nos donateurs un redoublement de leur soutien et de leur solidarité vis-à-vis des réfugiés palestiniens et de l’UNRWA. Ils doivent nous considérer comme étant un atout dans le cadre d’un futur processus politique. Je le leur dis souvent : « Vous avez le choix : soit nous implosons, et il se créera un nouveau vide, avec plus de souffrance, de désespoir, de détresse, et des conséquences dans les pays limitrophes ; soit vous nous considérez comme un atout qui fait partie de la solution et participe à la création d’institutions palestiniennes capables de reprendre nos activités. »

J’attends aussi des pays occidentaux qu’ils ne se contentent pas de condamner et qu’ils utilisent les instruments à leur disposition pour lutter contre l’impunité. Dans le cas de l’Europe et de l’accord d’association avec Israël, effectivement, l’article 2 [qui ouvre la voie à un réexamen de l’accord – ndlr] a été déclenché, dix-sept pays maintenant ont soutenu cette approche. La question maintenant est de savoir quelles vont être les mesures prises.

 

Aujourd’hui, quand vous regardez Gaza, vous sentez-vous en colère, abattu ?

Cette souffrance humaine est insupportable, indescriptible. De plus en plus, les gens ne se disent pas, quand ils se quittent « inch’Allah demain », mais « j’espère te voir au paradis, ou en enfer, mais au moins mes souffrances auront été abrégées », et ça c’est insupportable. Mais ce que je trouve aussi absolument incroyable, quand je parle à mes équipes en vidéo, c’est que malgré tout ce qu’elles endurent et partagent avec le reste de la population, elles sont quand même reconnaissantes qu’on parle et qu’on raconte leur histoire. Il n’y a pas beaucoup de choses qu’on peut faire dans notre situation, à part justement raconter leur histoire, s’exprimer haut et fort. Mais il est vrai qu’on se sent extraordinairement impuissant.

 

 

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