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  Article paru le 3 septembre 2008

culture

« Un film réalisé entre clandestinité et coups de chance »

Rencontre . La réalisatrice palestinienne Annemarie Jacir précise les propos de son film le Sel de la mer et les conditions de sa réalisation.

LE SEL ET LA MER,
d’Annemarie Jacir,
Palestine, 1 h 49.

Le très beau film d’Annemarie Jacir le Sel de la mer (voir la chronique d’Émile Breton) ouvrait à Cannes la sélection Un certain regard. La réalisatrice a produit, écrit et réalisé plusieurs courts métrages dont

le très impressionnant Like Twenty Impossibles en 2003. Elle enseigne le cinéma et vit à Ramallah où nous avons pu la joindre.

Vos deux personnages principaux, Soraya (Suheir Hammad) et Emad (Saleh Bakri) viennent de deux univers différents. Elle est née aux États-Unis, lui en Palestine dont il n’a jamais bougé. Qu’ont-ils en commun ?

Annemarie Jacir. Ils ont en commun d’être l’un et l’autre des réfugiés. L’actrice qui joue Soraya, Suheir Hammad, connaît cette expérience. Elle est née dans le camp de réfugiés « Hussein », en Jordanie, et sa famille s’est ensuite installée à Brooklyn, aux États-Unis. Cela n’a pas été difficile pour elle d’imaginer les sentiments et les comportements du personnage de Soraya. Cette jeune femme a toujours rêvé de la Palestine. Elle s’est toujours vécue comme une réfugiée. Emad, lui, connaît la réalité de la Palestine, celle de l’occupation. Il rêve donc d’en partir. Ils sont tous deux marginalisés. Ils vont apprendre l’un de l’autre. Elle ne sait pas vivre avec la colère qu’elle porte de cette dépossession de la Palestine. Elle va changer par le biais de sa relation avec Emad dont la situation est très différente de la sienne. Toute sa vie, il a essayé de faire ce qu’il fallait. Et il n’obtient rien. Il travaille et on ne le paie pas. Il demande un visa pour le Canada et on le lui refuse. Il n’est pas autorisé à sortir de Ramallah. Lorsqu’ils se rencontrent, elle est cliente du restaurant dans lequel il est serveur. Comme de surcroît elle parle anglais, il la range d’abord dans cette classe de Palestiniens privilégiés et corrompus dont ils ne font en réalité partie ni l’un ni l’autre. Je voulais raconter une histoire dans laquelle les Palestiniens, d’où qu’ils soient, puissent se reconnaître. D’après les réactions du public à la suite des projections que nous effectuons ici, cela semble être le cas et j’en suis très heureuse. D’autant que les conditions de projection sont très précaires, sans véritables écrans et troublées par des pannes d’électricité à répétition.

Vous parlez des conditions de projection, quelles ont été celles du tournage ?

Annemarie Jacir. Elles ont été extrêmement compliquées. Les difficultés ont commencé dès le projet du film. On me disait que c’était trop politique, trop direct. Je ne me suis pas découragée parce que je savais ce que je voulais raconter. Mes producteurs Jacques Bidou et Marianne Dumoulin ont mis quelque dix-huit mois à trouver les financements. Ils proviennent de dix-sept sources différentes qui ont permis de réunir environ 1 million d’euros. Bien que cela représente beaucoup d’argent à l’échelle de la société palestinienne qui manque de tout, c’est un petit budget pour un film tourné dans quatre-vingts décors. Nous voulions employer un maximum de techniciens palestiniens. Les chefs de poste étaient au final presque tous européens tant le cinéma palestinien est pauvre. Les équipes étaient composées de nombreux Palestiniens tout de même, si l’on peut parler d’équipes car beaucoup travaillaient dans le cinéma pour la première fois de leur vie. Il y avait un ambulancier, un DJ, toutes sortes de gens qui donnaient chaque jour seize heures de leur temps car ils croyaient dans le film, dans l’histoire. C’était un état d’esprit très particulier, un peu fou. Dans la plupart des lieux que nous avions choisis, nous n’étions pas autorisés à tourner. Nous avons par exemple attendu trois mois l’autorisation de tourner deux plans dans l’aéroport de Tel-Aviv et pour d’autres scènes, nous avons été obligés de le reconstituer. Nous avions sans cesse des problèmes concernant les trajets indispensables de la pellicule entre Tel-Aviv et Ramallah, la circulation du matériel, des problèmes de laissez-passer pour tous ceux qui avaient des papiers palestiniens. Les Israéliens les refusaient systématiquement. Je crois que le film a été réalisé entre clandestinité et coups de chance.

Votre film est politique. L’un de vos personnages Marwan (Riyad Ideis) est cinéaste. Peut-on, comme il semble en rêver, échapper à ce que dénonçait Mahmoud Darwich, ce risque que « l’occupation impose son propre langage » ?

Annemarie Jacir. Mon film est aussi une histoire d’amour. Bien sûr il est politique, car c’est ce qui marque notre vie et la plupart des gens font des films à propos de ce qu’ils connaissent. Je me vois mal réaliser de la science-fiction. Soraya et Emad pourraient simplement être ensemble si la réalité de leur pays était différente. Je leur autorise la liberté poétique du cinéma avec, par exemple, ce braquage qu’ils commettent. Mais je me suis inspirée d’un vol commis il y a cinq ans dans une banque de Bethléem par un groupe de quatre personnes dont une femme, tous palestiniens. Ils ont été arrêtés et mis en prison. J’ai suivi cela par les journaux dans lesquels une vive polémique retentissait à cause de la situation sociale palestinienne. Étaient-ils de simples malfrats ou, comme ils le prétendaient, des sortes de Robin des Bois qui voulaient financer la lutte ou redistribuer l’argent d’une façon ou d’une autre ? Je voulais aussi aborder les rapports de classe au sein même de la société palestinienne d’aujourd’hui.

Que veut Soraya ?

Annemarie Jacir. Lorsqu’elle et Emad se retrouvent à Jaffa, on voit par son regard à quel point les signes du passé sont présents dans les rues de cette ville. Soraya entre dans la maison dont son grand-père a été chassé en 1948. Des spectateurs s’étonnent de la gentillesse avec laquelle ils sont accueillis par la jeune femme israélienne qui vit là. C’est en fait une attitude très « normale » pour cette génération. Ils ne sont pas naïfs. Ils connaissent l’histoire et savent où ils vivent. Le problème n’est pas je ne sais quelle « haine » ancestrale qui opposerait Palestiniens et Israéliens comme on veut parfois nous le faire croire. Cette jeune Israélienne veut, comme d’autres, oublier le passé. C’est ce qui déclenche l’agressivité de Soraya. Elle est avec Emad, ils ont de l’argent, ils ont réussi à venir jusque-là. Tout pourrait aller bien, mais il manque à Soraya quelque chose d’essentiel à ce qu’elle appelle son « droit au retour », un droit d’exister par la reconnaissance de ce qui s’est vraiment passé.

Entretien réalisé et traduit par Dominique Widemann

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