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DOSSIERS PRESSE

Les accords de Genève

Les girouettes sont en train de tourner
Uri Avnery
6 décembre 2003

Ce n’est pas encore un raz-de-marée. Mais c’est plus qu’un clapotis. C’est une vague en train de se former.

            Au cours des quelques derniers mois, on a noté un réajustement de l’opinion publique israélienne. Plusieurs causes à cela : la lassitude des gens devant le cycle sans fin de l’effusion de sang, le sentiment qu’il n’y a pas de solution militaire, l’aggravation de la crise économique, l’activité sans relâche des mouvements pacifistes radicaux.

            La liste des symptômes s’allonge : le mouvement des jeunes refusant de faire leur service militaire dans les territoires occupés, la révolte des pilotes de l’armée de l’Air, l’initiative Ayalon-Nusseibeh, la déclaration des quatre anciens chefs des services secrets, la critique exprimée par le chef d’état-major et, cette semaine, la dénonciation publique du maintien de la colonie de Netzarim dans la Bande de Gaza par les officiers de réserve.

            L’initiative de Genève a donné à ce changement une grande impulsion en Israël, ainsi qu’un écho impressionnant à l’étranger. La participation de personnalités internationales à la cérémonie solennelle en Suisse lui a apporté statut et prestige. La décision du Secrétaire d’Etat américain et celle du Secrétaire général des Nations unies de recevoir les promoteurs de cette initiative ont été, pour le mouvement de la paix, des gestes de soutien public. (Comme l’a été le chaleureux message personnel du président de l’Allemagne, Johannes Rau, à la cérémonie au cours de laquelle un prix de la paix a été attribué à Sari Nusseibeh et à moi-même.)

            Quand le vent tourne, les girouettes commencent à se mouvoir. C’est ce qui se passe ces jours-ci. Les plus sensibles, comme Yoel Markus dans Ha’aretz, avaient déjà commencé à attaquer Sharon il y a quelques mois. Aujourd’hui c’est devenu une mode dans les médias. Les commentateurs mêmes qui, pendant trois ans, ont servi de propagandistes au gouvernement et au commandement de l’armée, ont soudain découvert que tout ce qui avait été fait au cours des trois dernières années était finalement une terrible erreur.

            Dans le sillage des experts arrivent les politiciens. Les responsables du parti travailliste, qui lancent une attaque virulente contre Beilin & Co, ont eux-mêmes publié un plan de paix pas très différent du document de Genève (personne n’y a prêté beaucoup d’attention). Mais le phénomène le plus intéressant est la conversion publique d’Ehoud Olmert, l’ancien maire de Jérusalem.

            Ceux qui suivent depuis longtemps la carrière d’Olmert le considèrent comme le modèle même de l’opportuniste politique. Il veut être le président du Likoud après Sharon qu’il sert loyalement pour le moment. Son principal rival, Benyamin Netanyahou, suit une ligne nationaliste stricte. Olmert, qui a fait la même chose dans le passé, a soudain changé son fusil d’épaule. Cette semaine il a fait une surprenante sortie attaquant à la fois l’idée du Grand Israël et les colons et préconisant un « retrait unilatéral », en arguant que la poursuite de l’occupation transformerait Israël, Dieu nous en préserve, en Etat bi-national. Il n’est pas entré dans les détails quant aux futures frontières d’Israël.

            De toute évidence, le nez sensible d’Olmert a décelé le changement dans l’opinion publique. Mais le candidat du Likoud au poste de Premier ministre est nommé par les quelque 3000 membres du comité central du Likoud, un organisme notoirement d’extrême droite qui a repoussé même les propositions de Sharon prétendument modérées. Olmert, semble-t-il, croit que même cet organisme va changer d’opinion.

            Sharon, lui, n’a pas changé. Pour lui le vieil adage sur les taches du léopard s’applique toujours. Mais lui aussi estime nécessaire de répéter inlassablement qu’il est pour des « concessions douloureuses », déclarant qu’il est prêt à un « retrait unilatéral » (d’où ? vers où ?) et parlant d’une rencontre avec le Premier ministre palestinien Abou Ala (pour quoi faire ?). Cela ne l’empêche pas de continuer à construire le Mur monstrueux qui met le territoire palestinien en lambeaux.

            Les Palestiniens, de leur côté, sont très conscients de l’importance du changement dans l’opinion publique israélienne. Les efforts d’Abou Ala pour organiser une trêve sont destinés à favoriser ce processus. Eux aussi comprennent qu’un kamikaze qui provoque un massacre dans une ville israélienne peut très bien remettre en cause les pas fragiles vers un changement.

            La direction que prend la politique palestinienne est très importante. Je me souviens d’un événement qui s’est passé il y a 31 ans : à Bologne, Italie, la première conférence publique importante israélo-arabe a eu lieu après des années de préparation. On m’avait demandé de prononcer le discours d’ouverture pour la partie israélienne. J’ai dit : la guerre vietnamienne est en train d’être gagnée dans l’opinion publique américaine, la guerre algérienne a été gagnée dans l’opinion publique française, la guerre palestinienne sera gagnée dans l’opinion publique israélienne.

            Avant de faire mon discours, je l’avais montré au principal représentant arabe, le responsable égyptien de gauche Khaled Mohieddine, un des « officiers libres » qui ont fait la révolution de 1952. Il était d’accord avec moi. Mais après mon intervention, un Palestinien en colère est venu me voir et m’a interpellé : « Votre arrogance israélienne est sans limites ! Pensez-vous que ce qui se passe en Israël est plus important que la lutte palestinienne ? » Je lui ai dit que cela allait de soi, de la même façon que sans la lutte courageuse des Vietnamiens et des Algériens, les opinions publiques américaine et française n’auraient pas changé.

            Deux ans plus tard, il s’est trouvé des dirigeants palestiniens pour exprimer la même opinion. Saïd Hamami, le dirigeant de l’OLP qui a pris les premiers contacts secrets avec nous, a dit à ses collègues : « Si le monde entier nous reconnaît et qu’Israël ne le fait pas, qu’aurons-nous gagné ? » Issam Sartaoui est allé encore plus loin, en demandant à Yasser Arafat de concentrer ses efforts pour faire changer l’opinion publique israélienne en subordonnant tout à cet objectif.

            Arafat a compris que le changement de l’opinion publique israélienne était un objectif important, mais il n’a pas accepté d’en faire le plus important de tous. Nous en avons parlé maintes fois. Il apparaît maintenant qu’il reconnaît l’importance de cet effort plus que jamais, comme l’indique la bénédiction qu’il a donnée à la délégation palestinienne de Genève.

            La question demeure : si le changement de l’opinion publique en Israël monte en puissance et devient une grosse vague, comment cela se manifestera-t-il en termes politiques ? En d’autres termes, comment cela changera-t-il la configuration politique et apportera-t-il une majorité à la Knesset ?

            Pas une seule personne en Israël n’est capable de répondre à cette question aujourd’hui.

            Yossi Beilin essaie de créer un parti qui unira ses compagnons avec le parti Meretz. Cela pourrait devenir une faute politique grave.

            Le Meretz a été durement frappé aux dernières élections, perdant la moitié de ses forces et n’obtenant que 5% des suffrages. On le considère comme un parti ashkénaze (Israéliens d’origine européenne) élitiste, qui reste éloigné des secteurs fondamentaux comme les Juifs orientaux, les immigrés russes, les religieux, et même les citoyens arabes. Beilin, lui-même membre de l’élite ashkénaze, ne changera pas cette image.

            Si l’initiative de Genève devient la bannière d’un parti à la marge de la scène politique, elle est condamnée à devenir politiquement non pertinente. Beilin lui-même descendra au statut de chef d’un petit parti – s’il gagne la compétition pour la direction de ce parti, ce qui n’est pas du tout certain. Peut-être serait-il mieux pour lui qu’il garde le statut noble de porteur d’un message national, indépendant d’intérêts partisans.

            Le problème central est le parti travailliste. Sa réaction à l’initiative de Genève l’a montré dans toute sa médiocrité. Du pathétique Shimon Pérès à l’outrancier Dalia Itzik, pour ne pas parler d’Ehoud Barak avec ses problèmes psychologiques, ils ont tous attaqué Beilin, leur ancien camarade qu’ils ont poussé hors du parti à la veille des dernières élections.

            Pourtant, sans le parti travailliste, la gauche ne deviendra pas une force politique dominante, en position de gagner les prochaines élections. La création d’un substitut viable prendrait des années, et le nouveau parti de Beilin n’y parviendra pas dans un proche avenir. Mais dans l’ensemble du parti travailliste, on ne peut pas, avec la meilleure volonté du monde, trouver un candidat plausible pour le poste de Premier ministre.

            Cela peut donner une autre chance au Likoud. Il n’est pas impossible que Sharon abuse encore les gens, comme lors des deux dernières élections, quand il s’est présenté comme l’homme de la paix et de la sécurité. Il parlera de « concessions douloureuses » et montrera des photos de lui avec Abou Ala. Il est également possible qu’un autre candidat du Likoud dénué de principes, tel que Netanyahou ou Olmert, émerge avec un vague message de paix.

            De toute façon, si la gauche israélienne échoue à créer une force politique dominante, le changement de l’opinion publique peut rester sans effet, n’être qu’un vent puissant qui ne souffle sur aucune voile, que de la vapeur sans locomotive.

 

[Traduit de l’anglais : RM/SW]

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