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Uri Avnery 


Tous les œufs dans le même panier

 
Après une période de plusieurs décennies, les Sages de Sion ont fait leur retour depuis ces dernières années.

Le réseau internet est maintenant plein de messages antisémites qui adaptent l'ancien document falsifié aux réalités présentes. Mais les vieux slogans odieux n'ont pas changé d'un iota.

Il y a environ cent ans, des membres de la police secrète du Tsar de Russie ont concocté un document qu'ils ont appelé les « Protocoles des Sages de Sion ». Les « auteurs » n'étaient pas particulièrement créatifs - ils ont pris une satire écrite des décennies plus tôt sur les ambitions de Napoléon III de domination du monde et ont remplacé l'empereur français par des rabbins juifs. D'après le document transformé, les Juifs complotent pour contrôler le monde et les tentacules de leur conspiration s'étendent partout.

Quand ce faux a été écrit, le scénario était totalement farfelu. Dans la puissante Russie qui, à l'époque, comprenait une grande partie de la Pologne, les Juifs n'avaient pas du tout d'influence. Dans le Reich allemand, les Juifs étaient vraiment dominants dans plusieurs domaines tels que la banque, le commerce et la presse, mais ils étaient éloignés des vrais centres du pouvoir. Le Kaiser leur interdisait l'accès au corps prestigieux des officiers et aux plus hauts échelons de l'Administration. Les Juifs, excellant dans les sciences, pouvaient avoir la chance d'obtenir une chaire universitaire.

Aux Etats-Unis, certains Juifs devenaient riches, mais ils ne pouvaient pas accéder aux couches supérieures de l'économie et de la société.

La profondeur de la croyance que la légende du pouvoir juif était réalité est devenue évidente quand les nazis, après avoir développé au plus haut point l'antisémitisme, ont éradiqué les Juifs d'Europe. Les Juifs américains et britanniques n'ont pas pu (et n'ont pas vraiment essayé de) pousser leur gouvernement à faire quelque chose pour sauver leurs frères. Les deux gouvernements avaient peur de donner des armes aux nazis, dont la propagande disait que Roosevelt et Churchill étaient des marionnettes du judaïsme international.

Après une période de plusieurs décennies, les Sages de Sion ont fait leur retour depuis ces dernières années. Le réseau internet est maintenant plein de messages antisémites qui adaptent l'ancien document falsifié aux réalités présentes. Mais les vieux slogans odieux n'ont pas changé d'un iota.

A cet égard, le travail des antisémites est beaucoup plus facile maintenant. Depuis que les Protocoles ont été « découverts », beaucoup de choses ont changé dans le monde. Il est vrai que l'Holocauste a éradiqué presque tous les Juifs européens, mais, à sa suite, l'Etat d'Israël, qui se définit comme un Etat juif, est né. Et, encore plus important, la communauté juive aux Etats-Unis a atteint une position comparable seulement à l'Age d'Or des Juifs dans l'Espagne médiévale musulmane.

D'une certaine façon, les mensonges des Protocoles se sont réalisés. « L'Amérique contrôle le monde », disent maintenant les antisémites, « et les Juifs contrôlent l'Amérique ».

Pour le prouver, ils montrent du doigt la guerre en Irak. Il est bien connu qu'un groupe de « néo-conservateurs », presque tous juifs, occupent des positions de pouvoir à Washington et ont poussé à l'invasion de l'Irak. Quelques années auparavant, des membres de ce groupe étaient conseillers du Premier ministre d'Israël d'alors, Benjamin Netanyahou.

Selon les antisémites, ces Juifs ont vendu la guerre aux Etats-Unis avec des arguments mensongers afin d'éliminer l'ennemi le plus dangereux d'Israël au Moyen-Orient, l'Irak. Maintenant ils conspirent contre les deux derniers ennemis d'Israël, la Syrie et l'Iran.

A cet égard, mais seulement à cet égard, il y a une certaine vérité dans ces allégations. Les néo-cons. croient certes que les intérêts des Etats-Unis et d'Israël coïncident, et certes ils poussent à la guerre. Mais, un millier de néo-cons., comme Wolfowitz et Perle, n'auraient pas réussi à faire cela sans l'influence d'un autre groupe à Washington, beaucoup plus puissant et beaucoup moins visible, les gens du pétrole.

La famille Bush et le vice-président Dick Cheney représentent les intérêts de ce groupe. Derrière eux se profile l'immense pouvoir des compagnies pétrolières dans lesquelles les Juifs ne jouent pratiquement aucun rôle. Leur but n'était pas seulement de s'emparer des énormes réserves pétrolières de l'Irak mais également d'installer une base militaire et politique entre les immenses ressources pétrolières de la mer Caspienne au nord et du golfe Persique au sud. C'est nécessaire, prétendent-ils, pour assurer la domination américaine sur un monde dans lequel le pétrole, ressource d'importance fondamentale pour toutes les économies industrialisées, est en voie de s'épuiser.

Les néo-cons. ne fournissent que l'habillage idéologique et la justification morale. On pourrait presque dire que c'est la tâche traditionnelle assignée aux Juifs.

Il est facile aux antisémites de donner la liste de tous les noms juifs dans l'Administration américaine. Comme en Allemagne après la Première guerre mondiale, pendant ce que l'on a appelé la République de Weimar, les Juifs américains dominent dans l'administration, l'économie, les médias, la justice, la médecine et les sciences. Le lobby sioniste se vante ouvertement (peut-être trop ouvertement) de pouvoir faire tomber tout sénateur ou député qui critique Israël. Il l'a largement prouvé. Quelqu'un a dit un jour que si l'AIPAC, le lobby juif pro-israélien, soumettait au Congrès une résolution abolissant les Dix Commandements, 80 sénateurs et 400 députés signeraient aussitôt.

C'est particulièrement flagrant en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien. Pendant la présidence Clinton, presque toute l'équipe chargée de ce problème était composée de Juifs. Leurs rencontres avec des hommes politiques israéliens auraient pu facilement se dérouler en yiddish. Avec l'arrivée de George W. Bush, un changement fondamental s'est produit : les Juifs libéraux de l'équipe ont été remplacés par des Juifs conservateurs. Aujourd'hui aussi, presque toutes les personnes s'occupant du Moyen-Orient dans l'Administration américaine sont juives.

Les publications antisémites soulignent ces faits - qui sont vrais en eux-mêmes - pour prouver que les Juifs contrôlent le monde. Mais la réalité est de loin beaucoup plus complexe.

Il est vrai que le lobby juif est important et fort, mais il y en a d'autres aussi forts et plus forts sur le terrain. On pourrait mentionner l'Association américaine pour les armes, les lobbys de médecins, d'avocats d'affaires, et autres, et, sur le terrain politique, les chrétiens évangélistes, encore plus puissants. Au grand regret des antisémites, ce lobby est aussi inconditionnellement partisan d'Israël. D'ailleurs, les chrétiens évangélistes, en particulier aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ont inventé le sionisme moderne bien avant que Théodore Herzl et ses disciples adoptent cette idée.

La communauté juive américaine est fière de sa grande influence. C'est compréhensible, si on se souvient que, il y a seulement deux générations, les Juifs n'étaient pas admis dans les enceintes importantes (ce qui a amené le comédien juif Groucho Marx à lancer : « Je ne veux appartenir à aucun club qui m'acceptera comme membre ! ») Leur influence étonnante vient de leur travail, de leur talent organisationnel et de leur disposition à donner de l'argent.

Mais quiconque est familier de l'histoire juive peut deviner que, comme le dit le dicton yiddish, « Die kalle ist zu shein » (« la mariée est trop belle »). Après l'Age d'Or, tous les Juifs ont été expulsés d'Espagne. Après le brillant succès des Juifs en Allemagne, les nazis sont arrivés au pouvoir. Aujourd'hui, les antisémites aux Etats-Unis sont un groupe marginal, bruyant et méprisé, mais ce serait une erreur de sous-estimer le danger qu'ils représentent.

Qu'arriverait-il, par exemple, si les Etats-Unis s'embourbaient davantage dans le marais sanglant de l'Irak, dans un climat de catastrophe nationale ? Quand viendra le temps de rechercher un bouc émissaire, les néo-cons. juifs seront là.

Qu'arriverait-il si les Américains commençaient à se poser des questions sur les racines du terrorisme et des fanatiques islamiques ? N'y en aurait-il pas quelques-uns pour dire que l'Amérique ne s'est lancée dans le choc des civilisations avec les musulmans qu'à cause d'Israël ?

Et si l'Amérique connaissait une dépression économique vraiment profonde, est-ce que les noms juifs - comme celui du chef de la Réserve fédérale - ne pourraient pas être mis en avant ?

Il ne faut pas exagérer ces dangers. Pour le moment ce ne sont que des points noirs sur l'horizon. Mais je conseillerais aux dirigeants des institutions juives aux Etats-Unis de faire preuve d'un peu de retenue. L'ivresse du pouvoir peut facilement conduire à de dangereux excès. Et je conseillerais également au gouvernement d'Israël de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.

Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush SEhalom le 2 octobre 2004 - Traduit de l'anglais « Eggs in One Basket » : RM/SW

Source : France Palestine  http://www.france-palestine.org/article644.html

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