AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Uri Avnery :

Lettre au Président Arafat

3 avril 2004
 

Président Yasser Arafat,

Bonjour,

J'écris ces lignes pour protester contre une déclaration que je ne peux pas laisser passer.

Dans l'hebdomadaire palestinien Jerusalem Times est paru le 26 mars un court article rapportant que vous aviez vu le film controversé de Mel Gibson «La Passion du Christ». Peu après, votre conseiller et proche adjoint, Nabil Abou Roudeina, a déclaré que vous aviez trouvé le film «émouvant et historique». Abou Roudeina a ajouté que «les Palestiniens sont encore quotidiennement exposés à la sorte de souffrance à laquelle Jésus a été soumis pendant sa crucifixion».

Si la déclaration n'avait pas paru dans un journal palestinien, j'aurais cru qu'elle avait été inventée par la machine de propagande d'Ariel Sharon. Il est difficile d'imaginer une phrase plus préjudiciable à la cause palestinienne.

Je tiens Abou Roudeina en très haute estime. J'apprécie sa loyauté envers la cause palestinienne et envers vous personnellement. Il est resté à vos côtés pendant le siège de votre résidence et - comme vous - il risque maintenant sa vie chaque jour. Mais cette déclaration n'aurait pas du être faite.

Je n'ai pas vu le film et je n'ai pas l'intention de le voir. Je déteste la cruauté, même dans les films, et ce film est plein de scènes cruelles, prétendant porter le Nouveau Testament à l'écran. À l'évidence il y a une grande différence entre un texte écrit et sa traduction intégrale à l'écran, avec des images réalistes d'actes atroces et de flots de sang.

Mais ce n'est pas le plus important.

En tant qu'Arabe et musulman, vous n'êtes pas obligé d'avoir conscience du terrible impact que la description de la crucifixion a eu sur la vie des Juifs pendant près de deux mille ans de persécutions, pogroms et torture, par l'Inquisition espagnole, les expulsions à grande échelle, les meurtres collectifs et individuels, jusqu'à l'Holocauste dans lequel six millions de Juifs ont péri. Tout cela été, directement ou indirectement, causé, ou au moins rendu possible, par ce récit.

Le Nouveau Testament est sacré pour ceux qui y croient. Mais, comme notre Bible (appelée Ancien Testament), il n'est pas un texte historique. La vérité religieuse et la vérité historique ne sont pas la même chose. Les descriptions de la crucifixion dans les quatre Évangiles ont été écrites de nombreuses décennies après l'événement et ses rédacteurs ont déclaré que leurs récits avaient été rédigés sous l'influence des circonstances de leur époque.

Prenons, par exemple, l'image du gouverneur romain Ponce Pilate. Les Romains le décrivent comme un procureur sans scrupules, corrompu et cruel. Dans le Nouveau Testament, il est présenté comme quelqu'un d'humain, presque un philosophe, qui ne voulait pas exécuter Jésus mais a cédé aux Juifs. Dans le film de Gibson, c'est un personnage séduisant, obligé par les Juifs dégoûtants - dégoûtants même physiquement - d'agir contre sa conscience.

Pourquoi cette description? C'est très simple. Quand le texte a été écrit, les Chrétiens essayaient déjà de convertir le monde romain à leur foi. Il était donc commode pour eux d'accabler les Juifs et d'exonérer les Romains, renversant les réalités de l'époque. Les Juifs alors, comme les Palestiniens maintenant, étaient un peuple occupé, et les Romains étaient les occupants. La crucifixion était un supplice romain courant, une sorte d'«assassinat ciblé» de cette époque (mais après un procès).

Les rédacteurs des Évangiles donnaient libre cours à leur haine des Juifs. L'un dans l'autre, ce n'était pas surprenant. Ils étaient juifs eux-mêmes, comme l'étaient Jésus et tous les gens autour. Mais ils appartenaient à une secte dissidente, qui était considérée comme hérétique par l'establishment juif à Jérusalem. Les chrétiens juifs étaient cruellement persécutés. Comme d'habitude dans ces luttes fratricides, ces persécutions ont engendré une haine terrible. Cette haine a trouvé son expression dans la description de la crucifixion.

L'Évangile selon Matthieu (chapitre XXVII) la décrit ainsi: «Pilate leur a dit (à la foule juive massée devant son bureau): 'Que vais-je donc faire de Jésus appelé le Christ?' Ils disent tous: 'Qu'il soit crucifié!' Le gouverneur dit alors: 'Pourquoi? Qu'a-t-il donc fait?' Mais ils criaient de plus belle: 'Qu'il soit crucifié!' Pilate vit que rien ne servait à rien mais que cela tournait plutôt au tumulte; il prit de l'eau, se lava les mains devant la foule et dit: 'Je suis innocent de ce sang. À vous de voir.' Et tout le peuple répondit: 'Que son sang soit sur nous et sur nos enfants'.»

Visiblement, ce n'est pas une description historique. Un peuple entier, ou une grande multitude, ne parle pas comme une personne. Les mots: «Que son sang soit... sur nos enfants» sont insensés et ont été mis là pour justifier la vengeance sur les générations à venir. Et, bien sûr, de nombreuses générations d'agitateurs ont utilisé ces mots pour inciter les gens contre les déicides.

Adolf Hitler, évidemment, n'était pas un chrétien fanatique. Au contraire, certains de ses partisans ont essayé de faire revivre les rites païens germaniques. Mais Hitler et les auteurs de l'Holocauste avaient appris le Nouveau Testament à l'école et personne ne peut dire comment leur inconscient avait intégré la substance du texte. Et c'est à cause de cela que de nombreux fondamentalistes ont accepté l'Holocauste ou y ont pris part.

Je n'ai pas l'intention de jeter un blâme collectif sur le monde chrétien dans son ensemble au travers des siècles. Loin de là. Beaucoup de grands humanistes tout au long de l'histoire étaient chrétiens, certains d'entre eux très fervents. Ce ne sont pas seulement les auteurs de l'Holocauste qui étaient chrétiens mais aussi des justes, ceux qui ont sauvé des Juifs. De nombreux monastères chrétiens ont caché des Juifs et leur ont sauvé la vie.

Jésus prêchait l'amour, et le Nouveau Testament le dépeint comme une personne séduisante, honnête, juste, compatissante et tolérante. Il est terrible de voir que tant d'atrocités dans l'histoire ont été perpétrées par des personnes et des institutions prétendant agir en son nom.

Vous, Monsieur le Président, en tant qu'Arabe et musulman, vous êtes fier du fait que, pendant plus d'un millier d'années, le monde musulman a été un modèle de tolérance, à la fois envers les Juifs et les chrétiens. Le monde musulman n'a jamais connu d'expulsions massives et de pogroms qui étaient monnaie courante dans la chrétienté, pour ne pas parler du terrible Holocauste.

Des liens dans le sang entre musulmans et Juifs traversent l'histoire. Un des chapitres les plus sombres de l'histoire de ce pays que tous les deux nous aimons est l'histoire des Croisades. Même avant qu'ils n'arrivent en Terre Sainte, les Croisés ont commis un génocide contre les Juifs d'Allemagne. Quand ils ont franchi les murs de Jérusalem, ils ont tué toute la population de la ville, femmes et hommes, vieillards et enfants. L'un d'entre eux a décrit fièrement comment ils marchaient dans le sang jusqu'aux genoux. C'était le sang de musulmans et de Juifs massacrés ensemble, leurs dernières prières entremêlées sur leur route vers le paradis.

Après la chute de Jérusalem, Haïfa a continué à tenir contre les Croisés. La plupart de ses habitants étaient juifs, qui ont combattu côte à côte avec la garnison égyptienne. Les musulmans leur fournissaient des armes et, selon un chroniqueur chrétien, les Juifs se battaient vaillamment. Quand la ville est tombée, les Croisés ont massacré les Juifs et les musulmans survivants.

Quatre cents ans plus tard, quand les chrétiens ont terminé la reconquête de l'Espagne sur les musulmans, ils ont expulsé les Juifs et les musulmans ensemble. Après l'Âge d'Or, la merveilleuse symbiose culturelle des musulmans et des Juifs dans l'Espagne musulmane médiévale, les musulmans et les Juifs ont connu un sort commun. Presque tous les Juifs expulsés se sont installés dans des pays musulmans ou dirigés par des musulmans.

Ne permettons pas à l'amer conflit actuel entre nos deux peuples, avec toute sa cruauté, d'éclipser le passé, parce qu'il est la base de notre avenir commun.

Les souffrances actuelles du peuple palestinien - que nous, en tant qu'Israéliens et Juifs, refusons et combattons - n'ont aucun rapport avec ce qui est arrivé - ou non - il y a quelque 1973 ans.

S'il y avait un rapport quelconque, ce serait dans le sens inverse. Sans l'antisémitisme chrétien moderne, le mouvement sioniste ne serait même pas né. Comme je l'ai déjà mentionné, le fondateur du mouvement sioniste, Théodore Herzl, a déclaré explicitement sa conviction que la fondation d'un État juif était la seule façon de sauver les Juifs européens. L'antisémitisme a été et est la force qui conduit les Juifs jusqu'à la Palestine.

Sans l'antisémitisme, la vision sioniste serait restée une idée abstraite. Du pogrom de Kishinev à travers l'Holocauste et jusqu'à l'antisémitisme en Russie qui a récemment envoyé plus d'un million de Juifs vers Israël - l'antisémitisme était et reste l'ennemi le plus dangereux du peuple palestinien. Il y a beaucoup de vrai dans l'affirmation que les Palestiniens sont «les victimes des victimes».

Au-dessus de toutes les raisons morales, il y a un argument de plus contre une déclaration sur la crucifixion qui peut être interprétée par les antisémites comme un encouragement à leur cause.

Quand la paix viendra, nous nous rencontrerons à Jérusalem, juifs, chrétiens et musulmans. Je sais que vous en rêvez, tout comme moi. Espérons que nous la verrons tous les deux de nos propres yeux.

[ Traduit de l'anglais - RM/SW ]

Source: http://www.solidarite-palestine.org

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