AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


Uri Avnery :

Un officier à la barre

On est loin de l'époque où la Cour se mettait automatiquement au garde-à-vous quand un officier se présentait devant elle. Mais il est encore possible de l'influencer de façon excessive avec des arguments sécuritaires.

Quand je suis sorti du magnifique bâtiment de la Cour suprême, je me sentais déprimé. J'avais écouté des heures de débats sur un certain nombre d'arguments concernant le mur de séparation. J'étais particulièrement intéressé par la partie du mur qui menace de ruiner la vie des résidents de A-Ram. Là, il faut le rappeler, le mur envisagé longe tout le parcours de la route de Jérusalem à Ramallah qui traverse A-Ram. La portion qui se trouve au milieu de la route sera remplacée par un mur de béton haut de huit mètres qui coupera la plupart des habitants de la ville de leurs lieux de travail, de leurs écoles, de leurs hôpitaux et même de leur cimetière.

Jusqu'à présent, la construction de ce mur a été suspendue par l'ordonnance temporaire de la Cour suprême. Elle est aujourd'hui levée et, la semaine prochaine, les grues vont commencer à ériger les blocs de béton qui, jusqu'à maintenant, jonchaient le sol le long de la route. Au-delà de ces blocs, ce sera comme si le monde disparaissait.

A un certaine moment, les trois juges - conduits par le Président de la Cour, Aharon Barak - ont demandé aux avocats des deux parties de venir à la barre et de leur expliquer la carte. Les avocats généraux, dont un avocat militaire en uniforme, se sont avancés, mais ils n'étaient pas seuls. Un civil qui n'est pas avocat les accompagnait - un colon portant la kippa nommé Danny Tirza, chef du service de la construction du mur au ministère de la Défense.

Ce Tirza est devenu célèbre le mois dernier, quand la Cour suprême a annoncé que le gouvernement devrait changer le tracé du mur. En quittant le tribunal, Tirza s'est immédiatement présenté devant les caméras de télévision en déclarant que, à partir de maintenant, la Cour suprême porterait la responsabilité de chaque Juif assassiné. Cette remarque impertinente a provoqué un remous dans le public et Tirza a été rappelé à l'ordre par ses chefs.

Cela ne l'a pas empêché maintenant de s'approcher de la barre et de faire un cours détaillé aux juges sur la nécessité de construire le mur sans attendre. Il n'est venu à l'idée de personne d'inviter à la barre le maire de A-Ram, Sirhan Salaimeh, assis au premier rang, pour qu'il expose son point de vue. Un colon - oui. Un Palestinien directement concerné - non.

Ce qui s'est passé par la suite a été encore plus inquiétant. A la requête des représentants du gouvernement, un commandant supérieur de la police des frontières, un Druze pour l'occasion, a été invité à expliquer aux juges pourquoi un retard dans la construction du mur aurait pour résultat le meurtre de Juifs. Justement, il y a à peine quelques jours, un « terroriste » avait été trouvé caché dans une mosquée à A-Ram. (Que Dieu me pardonne d'avoir l'esprit tordu, mais cette histoire a éveillé mes soupçons dès le début. Cette arrestation, quelques jours seulement avant la séance du tribunal, est arrivée vraiment trop opportunément pour les services de sécurité.)

Généralement, seuls les avocats peuvent s'adresser à la Cour suprême. Il est tout à fait inhabituel que quelqu'un d'autre ait le droit de le faire. Le long discours de l'officier, sans la moindre réfutation, est encore plus inhabituel. Cela montre que, même 57 ans après la fondation de l'Etat d'Israël, des officiers de l'armée bénéficient d'un statut spécial à la Cour suprême. Le message de l'officier était très simple : un délai dans la construction du mur peut faciliter des attaques terroristes. Ce qui veut dire que, si la Cour prolonge la suspension, elle sera responsable des conséquences éventuelles. Indirectement, d'une manière plus sophistiquée, cet officier a répété le chantage abrupt de Tirza le colon.

Résultat final : la Cour a cédé à la pression et a retiré l'ordre de suspension. J'étais triste mais pas surpris, je regrette de le dire.

Certes, la Cour suprême est un oasis dans le paysage israélien. Même architecturalement. Bien que pas très impressionnante vue de l'extérieur, elle est belle à l'intérieur. Contrairement au style pompeux, monumental, commun aux bâtiments judiciaires dans le monde, notre Cour suprême est un bâtiment à taille humaine, avec des espaces ouverts et des cours intérieures qui rappellent l'Alhambra de Grenade. Il y a d'intéressants jeux de lumière et d'ombre. Elle est entourée d'un joli jardin ouvert à tous. Les halls sont également pratiques et agréables. Les contrôles de sécurité sont peu nombreux et généralement courtois.

Plus important, la Cour est une oasis politique. A une époque où la démocratie se dégrade, le gouvernement cynique et la Knesset se conduisant de façon irresponsable, la Cour suprême est la dernière forteresse. Etant donné qu'Israël n'a pas de Constitution, la Cour suprême assume la tâche de bloquer les lois qui contreviennent aux valeurs fondamentales de la démocratie israélienne. Comme en attestent les sondages d'opinion, la Cour jouit du prestige le plus haut parmi les institutions publiques (les hommes politiques et les médias étant au bas de l'échelle).

Alors, que se passe-t-il cette fois-ci ?

Aharon Barak m'a un jour expliqué son principe directeur fondamental : la Cour n'a pas d'armée en propre. Elle ne peut pas utiliser la force pour faire appliquer ses décisions. Elle est complètement dépendante de la volonté et du soutien des gens. Par conséquent, elle ne peut pas aller trop loin au-delà de ce que le public peut digérer.

En matière de sécurité, la situation est encore plus délicate.

Il est vrai qu'on est loin de l'époque où la Cour se mettait automatiquement au garde-à-vous quand un officier se présentait devant elle. Mais il est encore possible de l'influencer de façon excessive avec des arguments sécuritaires. Aharon Barak lui-même est un survivant de l'Holocauste : enfant, on a pu le faire sortir du ghetto de Varsovie, caché sous des sacs de pommes de terre dans une charrette. Sa réceptivité aux arguments sécuritaires est particulièrement aiguë.

Dans ce contexte, il est intéressant de comparer l'« avis consultatif » de la Cour internationale de Justice de La Haye avec la décision de la Cour suprême de Jérusalem. Les juges de La Haye ont décidé, pour le dire simplement, qu'Israël n'a pas le droit de construire un mur au-delà de son territoire limité par la Ligne Verte d'avant 1967. Il n'a pas le droit de le construire dans un territoire occupé, encore moins si ses intentions sont d'annexer des colonies qui sont elles-mêmes illégales au regard du droit international.

La Cour israélienne s'est livrée à toutes sortes de contorsions et a décidé que le dommage « exagéré » causé à la population palestinienne doit être évité, mais elle a accepté le droit pour Israël de construire le mur en territoire palestinien si cela est nécessaire pour des « raisons de sécurité » - à savoir pour protéger les colonies israéliennes. Ainsi la Cour confirme, indirectement, qu'elle considère les colonies comme légales.

Cela crée une situation délicate. Au cours de la séance, Barak a suggéré que les deux parties - le gouvernement et les plaignants palestiniens - donnent leurs commentaires par écrit sur la décision de la Cour internationale. « Il est impossible d'éviter plus longtemps d'en traiter », a-t-il dit. Il est clair qu'il se trouve devant un dilemme : en tant que juge et professeur de droit renommé, Barak a une grande réputation internationale qu'il n'a pas envie de compromettre. Donc il a intérêt à éviter une confrontation entre sa Cour et les juges de La Haye.

La décision concernant le mur de A-Ram a un aspect intéressant qui n'a pas beaucoup attiré l'attention. L'ordre de suspension était temporaire, de même que l'est l'ordre de la lever. Barak a annoncé qu'il permet au gouvernement de débuter la construction du mur, mais que, si la Cour décide finalement que le tracé du mur est illégal, il sera nécessaire de le démonter et de le déplacer ailleurs.

Ainsi, pour la première fois, il a été affirmé que le mur est, en réalité, une structure temporaire. La grue qui a mis les blocs de béton préfabriqués en place peut, avec la même facilité, se mettre en mouvement et les enlever.

Ceci peut ne pas être d'une grande consolation pour les habitants de A-Ram dont la vie et les affaires auront été pendant ce temps ruinés, mais c'est néanmoins encourageant et confirme ce que nous avons dit à toutes nos manifestations : cette monstruosité ressemble au mur de Berlin. Tout comme le mur allemand s'est soudain écroulé, celui-ci s'écroulera aussi.

On a essayé de le faire hier lors d'une manifestation à Abou Dis, non loin de A-Ram. Des Israéliens et des Palestiniens sont venus pour rencontrer Arun Gandhi, le petit-fils du légendaire Mahatma. Abou Ala, le Premier ministre palestinien, lui-même résident d'Abou-Dis, a prononcé le discours principal. Plus tard, nous nous sommes approchés du mur et l'avons frappé symboliquement avec un marteau. Quand mon tour est arrivé, j'ai remarqué que, même avec un marteau aussi petit, il était possible de briser quelques petits fragments du mur. Un marteau vraiment gros pourrait faire un trou.

Plus important, au cours d'un des discours, nous nous sommes aperçus que le public n'était plus attentif. Toutes les têtes étaient tournées vers quelque chose qui se passait derrière nous. Là, dans un exploit incroyablement osé, un des manifestants avait grimpé le mur abrupt, malgré sa surface lisse, n'utilisant que ses mains nues et ses talons. Après avoir atteint le sommet, il a lancé une corde, et un certain nombre d'autres l'ont suivi et ont déployé un drapeau palestinien.

Donc cela peut se faire. Pas par une femme enceinte se rendant à l'hôpital, pas par des enfants se rendant à l'école ni par une famille allant rendre visite à des parents, mais un kamikaze entraîné peut traverser le mur la nuit. Exit les arguments sécuritaires.

A ce propos, le mur de Berlin a été détruit et les débris vendus comme souvenirs aux touristes étrangers et allemands. Un entrepreneur vraiment malin devrait dès maintenant demander une concession pour vendre des fragments de ce mur quand son heure sonnera.

Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush-Shalom le 28 août - Traduit de l'anglais "An Officer in Court" : RM/SW

Source: France Palestine

Retour -  Haut page  -  Ressources  - Accueil