AFPS Nord Pas-de-Calais CSPP

   


 Entretien avec Michel Warschawski. 20 mai 2002

Dans le cadre de l’opération Rempart l’armée israélienne a réoccupé les villes et les camps palestiniens pour « détruire l’infrastructure du terrorisme ». Comment l’analysez-vous ?

Cette opération traduit d’une manière extrêmement brutale le cours pris par les relations israélo-palestiniennes, celui de la déshumanisation la plus totale. Les Palestiniens n’existent plus comme entité humaine : ils sont le terrorisme. Face à nous, il n’y a plus un peuple, contre lequel on se bat, qu’on tue, même, parce qu’on a des désaccords sur les frontières, sur les ressources, mais un fléau. C’est pourquoi le débat sur le massacre ou non à Jénine est un débat vaseux : la question n’est pas le nombre de morts, mais cette armée - et cette jeunesse - pour qui l’autre n’existe plus comme être humain. Cette attitude, qui fut marginale, est aujourd’hui devenue la norme.

Il faut bien sûr lier cela au 11 septembre, ainsi qu’à la grande mystification d’Ehud Barak : « On a tout offert aux Arabes et ils ont refusé, preuve est faite qu’ils veulent nous détruire ; il faut donc se défendre, et dans la lutte pour la survie tout est permis. » À Naplouse, à Ramallah, on détruit, on casse tout, et au lieu de voir la barbarie que cela représente, les Israéliens disent : « Nous nous défendons. » C’est dément ! Mais cette déshumanisation est aussi due à une nouvelle réalité née du processus d’Oslo, dans laquelle les Arabes ont disparu. Oslo était un projet de séparation : c’est cela, la paix, pour les Israéliens. En 1994-1995 s’est déroulée à Tel Aviv l’épuration ethnique la plus discrète et la plus pacifique du XXème siècle. La ville s’est vidée de ses dizaines de milliers d’Arabes, en particulier ceux de Gaza, qui avaient contribué à sa construction. De 1967 à 1995, dans la phase antérieure de l’occupation, les Arabes étaient là. On les humiliait, on les réprimait, mais ils étaient là, dans leur dimension humaine. Il y avait des dizaines de milliers de travailleurs arabes, à tous les coins de rue de vieilles paysannes vendaient la menthe et les figues de Barbarie, dans tous les restaurants les garçons étaient arabes… Cela rendait possible, presque nécessaire, une relation humaine - pas égale, mais humaine. Après Oslo, ils n’ont pas tous disparu, évidemment, mais on avait fait le choix de ne plus les voir : même ceux qui restaient étaient invisibles, transparents. Les Arabes ont disparu de la vue, mais aussi de l’imaginaire des Israéliens.

Et puis tout d’un coup, en octobre 2000, l’Intifada reprend, et ils sont là : ils nous envoient des pierres à la figure, ils commettent des attentats… Ils ne sont alors plus perçus comme une population gênante, qu’on n’aime pas, qu’on opprime, mais comme une agression, comme un fléau. Plus aucun état d’âme : si on est attaqué par des rats, on dératise. Le débat d’autrefois, « la solution militaire est-elle la bonne ?  », ne veut plus rien dire : on ne pense plus en termes de solution au problème israélo-palestinien, on cherche comment se débarrasser d’un fléau.

Cette ignorance n’est-elle pas réciproque ? La journaliste israélienne Amira Hass fait remarquer que la jeune génération palestinienne ne connaît plus les Israéliens… [1]

Tout à fait. Dans un rapport colonial classique, il y a toujours une complicité. Dans une prison, même si c’est un rapport de domination et d’oppression, le maton et le prisonnier se côtoient. Là, on a cessé de se côtoyer. Les Palestiniens, eux aussi, ont beaucoup moins d’états d’âme : l’Israélien est abstractisé. Il est l’ennemi. Pendant trente ans - je dis cela en tant qu’Israélien, pas en tant que militant de gauche -, jamais mes collègues et moi ne nous sommes sentis en danger dans les villes palestiniennes. S’il apparaissait clairement qu’on n’était ni un colon, ni un soldat, on était accepté, même dans les moments de tension. On n’avait même pas besoin de montrer patte blanche. C’est devenu exactement le contraire : même en montrant cent fois patte blanche, on est en danger. On est dans un processus d’ethnicisation du conflit.

Le terrorisme palestinien a-t-il changé de nature ?

Oui. Des opérations contre les civils, il y en a toujours eu. Dans la première phase du conflit, à partir de 1967, pour les Palestiniens il n’y avait pas de civils : dans leur imaginaire, Israël était une espèce de Sparte, un bastion étranger où tout le monde était soldat. Tout Israélien était donc un objectif légitime. Puis le mouvement national palestinien a changé son regard. C’est d’abord venu de l’intérieur, par le contact quotidien. Quand on est proche de ceux qui ont le pouvoir, on les voit dans leurs faiblesses, parfois dans leur humanité. Ce n’est pas un hasard si c’est venu des prisonniers, qui ont la meilleure connaissance, le rapport le plus soft avec Israël : ils étaient au coeur de l’appareil de domination, dans un lieu de non-droit absolu ; et pourtant, ils ont tous leur histoire, qui sur Shlomo, le maton qui parle de ses problèmes à la maison, qui sur Asher, le directeur, qui leur racontait sa Tunisie natale… C’est ce qui se produit dans tous les systèmes de pouvoir, pour peu que ce soit dans la durée et que ce ne soit pas du nazisme, qu’il n’y ait pas cette négation totale de l’autre. Ainsi, progressivement, les attentats sont devenus quantitativement marginaux. Et surtout, ils étaient très impopulaires au sein de la population palestinienne : les gens étaient profondément choqués par ces actes.

Aujourd’hui, et c’est à la fois la cause et le résultat de l’ethnicisation du conflit, ils n’ont plus aucun état d’âme. Le discours qui disait : « Nous n’avons rien contre les Israéliens en tant que tels, un jour nous devrons vivre ensemble », on ne l’entend plus. Les attentats sont devenus une façon de se battre aussi légitime qu’une autre. La position officielle qui distinguait lutte de libération - y compris lutte armée - et terrorisme, a vécu. Tout est lutte de libération nationale. C’est le changement le plus douloureux, et j’en rends responsables à 100 % les Israéliens, et à 200 % la gauche israélienne, qui n’a jamais osé défendre auprès de l’opinion israélienne des formes de luttes que, quelque part, elle savait pourtant légitimes. Elle n’a pas fait son travail d’éducation. Très peu ont osé dire que ces actions étaient comparables à celles du FLN pendant la guerre d’Algérie ou de l’ANC en Afrique du Sud, que certains d’entre eux avaient parfois soutenues. Il y a quelques années, Uri Avnery a écrit un article très courageux après une opération dans laquelle des militaires avaient été tués, où il disait en substance : « Ceux qui comme moi dénoncent les attentats doivent avoir le courage d’affirmer qu’en revanche, nous n’avons rien à dire contre ce genre d’opération : faire l’un et pas l’autre, c’est de l’hypocrisie. »

Et les attaques contre des colonies ? Dans quelle catégorie les ranger ?

Pour les Palestiniens - et je partage cette position -, attaquer les colonies est légitime. Mais cela veut-il dire pour autant attaquer n’importe quel colon ? Que fait-on des bébés colons ? Généralement, on répond que si les colons ont un coeur, ils n’exposent pas leurs enfants en les faisant vivre là. Je vais plus loin, et certains Palestiniens ont soulevé cette question : colons, oui, mais jusqu’à quand ? Que se passera-t-il quand on en sera à la troisième génération de colons ? On arrivera à la problématique israélienne. Israël a été au départ une grande colonie. À un moment, on n’est plus face à une colonie, mais au résultat d’une colonisation. Toute une réflexion autour de cette question commençait à se développer chez les Palestiniens, mais elle a complètement disparu. Il est devenu difficile de leur demander d’avoir des états d’âme pour les civils de Jérusalem ; alors, les colons…

Vous écrivez que si, dans les années 1970, les Palestiniens s’en étaient tenus à des objectifs militaires au lieu d’avoir recours au terrorisme, leur cause n’aurait sans doute pas été pour autant plus populaire dans l’opinion israélienne. Et aujourd’hui ?

Ce qui a provoqué les représailles les plus dures de l’armée israélienne récemment, ce sont les opérations palestiniennes réussies contre des cibles militaires. Il y a eu quelques coups d’éclat qui ont rendu les Palestiniens fous de joie, et les Israéliens fous de rage, parce qu’ils touchaient à la virilité israélienne. Ce n’était pas une action contre de vieux Russes dans un bus mais, pour l’une de ces opérations, par exemple, contre une unité d’élite. Il y a six mois, un berger palestinien, armé d’une vieille carabine, s’est posté sur une colline surplombant un barrage, et il a visé posément un soldat après l’autre. Il en a tué une dizaine. On ne l’a jamais retrouvé. Un mythe s’est créé autour de ce berger, tout le monde le revendique : « Il est de mon village ! » Cela a provoqué une répression très forte. Les Palestiniens nous l’ont reproché : « Vous voyez, on ne gagne rien en se limitant aux objectifs militaires ! » Mais je suis convaincu que les réactions sont toujours à tiroirs. Certes, les militaires se sont sentis humiliés, mais ça n’a pas contribué à cette peur existentielle que nourrissent les attentats, et qui ne peut que radicaliser la société israélienne. Quand les Israéliens sont touchés chez eux, à la maison, dans le bus, au café où ils prennent un croissant tous les matins, ils ne se sentent pas simplement humiliés, ils ne subissent pas seulement un revers : ils se sentent aussi menacés dans leur existence. Même si le discours reste le même, voire s’il est plus féroce après une opération à caractère militaire, l’effet en profondeur chez le citoyen israélien lambda est différent. C’est cela qu’il faut essayer de montrer aux Palestiniens, au lieu de leur faire la morale.

Etes-vous d’accord avec ceux qui estiment que les Palestiniens « communiquent mal » sur leur cause ?

Absolument pas. Les Palestiniens ont été presque pathétiques dans leur discours de paix, et ce jusqu’à aujourd’hui. Arafat se fait humilier, martyriser, et malgré cela, il ne cesse de répéter : « Nous n’avons qu’un objectif, la paix des braves, reviens mon ami Itzhak Rabin… » Le pire, c’est que ça vient du fond du coeur, d’un fantasme partagé par énormément de Palestiniens, d’une espèce de convivialité. Pour eux, la paix, signifiait beaucoup plus que « arrêtons la guerre ». La paix se dessinait comme un voisinage, ce qui n’était pas le cas en Algérie à la fin de la guerre d’indépendance, par exemple. C’est là le grand crime des intellectuels israéliens : au lieu de se faire les porte-voix de ce désir - mais l’ont-ils seulement entendu ? -, ils ont tenu pendant sept ans un discours de séparation.

En même temps, Oslo était un calendrier : pour les Palestiniens, il allait de soi que, si le processus s’achevait sans qu’il y ait de solution au conflit, ce serait un retour à la case départ, et ils auraient le droit de se battre à nouveau contre l’occupation. C’était légitime, mais ils n’ont pas réussi à faire passer ce message auprès de l’opinion internationale. Je crois qu’il y a simplement un moment - et c’est quelque chose que je comprends très bien - où tu es tellement dans ton droit, que tu en as ras-le-bol d’expliquer. Tu finis par dire au monde : « Si vous ne voyez pas, tant pis pour vous ! » Il n’y a aucun débat sur la communication, ou très peu, chez les Palestiniens, alors qu’en Israël, on ne parle que de ça, parce que quelque part, on sait qu’on a une mauvaise cause.

Edward W. Saïd écrit que les Palestiniens devraient prendre exemple sur la façon dont l’ANC, à l’époque de l’apartheid, a sensibilisé le monde à sa cause. Qu’il faudrait, par exemple, que Hanane Ashrawi ou Leïla Shahid résident aux États-Unis, et expliquent à la télévision américaine la situation des Palestiniens [2]

En ce sens-là, Edward Saïd n’est pas un Palestinien typique. Il a un regard extérieur, il parle de New York : « Nous avons le droit pour nous, c’est vrai, mais ça ne suffit pas, il faut gagner les gens à notre cause… » En outre - et là, je fais le parallèle avec ma propre expérience -, quand on a été militant dans une marginalité très grande, et que tout à coup on voit s’ouvrir un espace, on peut être tenté d’arrêter de faire son boulot, et de se dire que maintenant, les choses roulent. Les Palestiniens ont vécu les premières décennies de leur combat dans un isolement total : dans le monde occidental, seule l’extrême-gauche les soutenait, et en Israël, tout le monde était contre eux. Puis cela a changé. Avec Edward Saïd et Leïla Shahid, nous en parlons souvent : l’Autorité palestinienne, les diplomates, ont gagné une première bataille de légitimité et de visibilité, et maintenant, ils croient que ça se fait tout seul. Or on ne peut pas vivre sur les gains d’hier.

Le Centre d’information alternative privilégie-t-il l’information réciproque entre Israéliens et Palestiniens, ou essaie-t-il aussi de toucher le reste du monde ?

Oui : on en fait même trop de ce côté-là. On a remarqué il y a trois ans que la quantité de matériel qu’on publiait en anglais était disproportionnée par rapport à l’hébreu et à l’arabe. On a rééquilibré. La communication extérieure, les conférences à l’étranger, c’est ce qu’il y a de plus facile : on connaît son dossier, son public… Un débat à l’Université de Tel Aviv avec les jeunes Israéliens, en revanche, cela pose toutes sortes de questions : est-ce qu’on l’organise avec La Paix maintenant ou seuls ? Quel message faut-il privilégier aujourd’hui ? Sans compter qu’un travail d’information doit se prolonger par des actions, des manifs… Nous devons constamment chercher comment nous positionner au sein de la société israélienne, en fonction de la situation. Pendant la première Intifada, on publiait un bulletin spécial où s’exprimaient toutes les voix dissidentes, dans le but d’interpeller les dirigeants palestiniens : « Regardez, les choses bougent, peut-être devriez-vous le prendre en considération dans votre stratégie. » Aujourd’hui, il ne nous viendrait même pas à l’idée de le faire, c’est trop dérisoire.

Nous vivons un tournant auquel nous n’étions pas préparés. Nous sortons de deux décennies d’ouverture de la société israélienne : ouverture intellectuelle - avec les nouveaux historiens, les nouveaux sociologues -, mais aussi institutionnelle. La Cour Suprême a été à l’avant-garde en matière de libertés publiques. En mars 2000, son président, Aharon Barak, a décidé que les Arabes avaient, dans certains cas, le droit d’acquérir des terres appartenant à la nation (juive) - c’est une jurisprudence très importante. Il a déclaré : « Pendant plusieurs décennies, la volonté d’affirmer le caractère juif d’Israël a pu se faire au détriment de certaines normes démocratiques, par exemple le principe d’égalité. Aujourd’hui, nous sommes suffisamment forts pour rééquilibrer entre État juif et État démocratique. » Cela signifiait une dénationalisation de l’individu : on avait enfin le droit de penser en termes de « je », de mettre en avant des intérêts qui n’étaient pas forcément ceux de la nation. Mais aujourd’hui, on assiste à une vague de réactions à tous les niveaux. L’Université, qui était un espace de liberté, a instauré toute une série de règles : autorisation préalable avant de poser la moindre affiche, plus le droit de faire circuler du matériel politique… Ilan Pappé [3] risque d’être exclu de l’Université de Haïfa. Les Palestiniens ayant la citoyenneté israélienne - les Arabes israéliens - sont perçus comme la cinquième colonne ; dans la foulée du procès contre Azmi Bishara [4], leur porte-parole, plusieurs projets de lois visent à restreindre les libertés de la population arabe. On s’attend aussi à une vague de répression contre tous les mouvements d’opposition.

La grande question, c’est : s’agit-il d’un simple soubresaut - puisque dans une évolution, il y a toujours des retours en arrière ? La normalisation va-t-elle se poursuivre malgré la réaction actuelle ? Ou l’ouverture ne symbolisait-elle, comme le pensent les pessimistes, qu’un mirage qu’Israël ne peut gérer, une parenthèse qui s’est refermée avec l’assassinat de Rabin - sans doute la date charnière ? Est-on tout bêtement en train de revenir à la normalité, démente, qui va vers la guerre totale ? L’union sacrée s’est ébréchée, c’est certain ; mais la facilité avec laquelle elle s’est recréée prouve qu’on avait surestimé la profondeur des brèches. J’en parle souvent avec Leïla Shahid : à l’époque, elle se délectait de nos analyses sur les brèches, y puisait de quoi construire son rêve de réconciliation, d’une nouvelle Andalousie. La gueule de bois est d’autant plus rude. On en vient à douter : étaient-ce de fausses brèches ? On n’a pas d’autre choix que de faire le pari que non.

Et le mouvement des objecteurs de conscience ? N’est-il pas encourageant ?

Oui et non. En termes quantitatifs, ce mouvement est beaucoup plus fort qu’il ne l’a été pendant la guerre du Liban. Il compte en son sein beaucoup de nouveaux venus sans passé militant. Quant à l’impact du mouvement sur les dirigeants, c’est autre chose. Jusqu’à l’assassinat de Rabin - de nouveau cette date charnière -, ceux qui étaient au pouvoir et ceux qui remettaient en question leur politique, y compris en refusant de servir dans les territoires occupés, appartenaient au même monde : ils étaient tous issus de la mouvance travailliste. Du commandant de corps au général en chef en passant par le ministre et les députés, tous avaient dans leur propre milieu, dans leur propre famille, un refuznik. C’était donc forcément quelque chose qui les concernait ; ils se sentaient remis en question. Aujourd’hui, le général Shaul Mofaz, Ariel Sharon et les trois-quarts des ministres se foutent des refuzniks. Ce n’est pas leur monde, et ça ne les étonne pas : pour eux, on est des Arabes, au sens politique du terme ; que les Arabes décident de ne pas faire la guerre contre les Arabes, quoi de plus normal ? Un pan entier de la société se trouve délégitimé par l’autre. D’où un immense point d’interrogation : comment peser sur le politique ? Le nombre de refuzniks, le nombre de manifestants, le nombre d’articles critiques dans Haaretz ont beau aller grandissant, ils n’interpellent que très peu le pouvoir.

Vous faites partie de ces personnalités que certains intellectuels français qualifient de « juifs honteux » parce qu’ils osent critiquer la politique israélienne.

En Israël, on entend très peu ce genre d’attaques : on vous accusera tout au plus d’être un Arab lover, mais très rarement d’avoir la haine de soi. Un journal communautaire français a dressé une liste de tous ces juifs français qui, soi-disant, ont la haine d’eux-mêmes : Rony Brauman, Michaël Löwy, Pierre Vidal-Naquet… Il précisait qu’on en trouvait aussi en Israël : il citait Léa, ma compagne, moi, et aussi Uri Avnery - jusque-là, ça va ; mais il continuait : et aussi Zeev Sternhell, et Amoz Oz, et Abraham Yehoshua, et Yossi Beilin… J’étais en bonne compagnie ! Tout cela est ridicule. Ça ne me fait même pas sourire. Tous ceux que je connais, dans cette mouvance d’une gauche éthique et non pragmatique, n’ont pas la haine de soi, mais au contraire un grand amour pour le monde dans lequel ils vivent. Au fond, moi non plus je ne me suis pas libéré de la tribu : j’éprouve un immense sentiment de responsabilité vis-à-vis d’elle. C’est ma motivation première, avant même le respect du droit. Je me sens responsable de mon frère, de mon voisin. J’ai honte pour lui, j’ai mal pour lui, pour nous - parce que lui, c’est nous, finalement. Ce que je ressens, c’est de la tristesse, de la colère. Une rage folle, qui vient de ce sentiment de responsabilité.

Pendant la période de mon procès, le Centre d’information alternative a bénéficié d’une couverture médiatique inédite. Les portraits de moi dans la presse, c’était « Le dernier Israélien » ou « Plus israélien que lui, on meurt », entre autres parce que je suis le dernier à me promener en sandales et la chemise hors du pantalon, parce que j’aime le pays, les randonnées. En Israël on me caricature comme le baba cool du sionisme ; alors, en France, me justifier devant un Lanzmann, un Tarnero, un Taguieff ou un président du Crif [5]… Pour qui se prennent-ils pour oser me faire la morale ? Est-ce eux qui flippent pour leurs enfants chaque fois qu’ils entendent une ambulance ? Est-ce eux qui envoient leurs fils se battre et risquer leur vie pour une mauvaise cause ? Ce qui est pervers, c’est de vouloir assimiler de force une identité, une histoire, une appartenance, à un choix politique.

Vous insistez beaucoup dans le livre sur la dimension diasporique du judaïsme, que le sionisme a occultée.

La dimension diasporique, cela veut dire des choses très concrètes. Une autre historiographie, d’abord. L’identité israélienne, encore en devenir, est figée dans une lecture extrêmement étroite et à mon avis falsifiée de l’histoire juive. En gros, il y a eu la souveraineté jusqu’à Titus, puis cette immense parenthèse de la diaspora, qui se réduit aux persécutions, et ensuite, avec la création d’Israël, fin de la parenthèse, on retrouve la souveraineté. Ce qui implique deux corollaires : « Il n’y a de normalité que chacun chez soi », et : « Après ce qu’on nous a fait, on a le droit de tout faire pour se défendre. » C’est là à peu près toute l’identité israélienne - sauf que depuis une vingtaine d’années, on y ajoute un peu de sel et de poivre religieux.

Or, l’histoire juive a connu des périodes fastes et des périodes néfastes : la réduire à un immense pogrom, c’est non seulement la dénaturer, mais aussi en tirer un message mortifère. Il faut mettre en valeur ses autres aspects, étudier ces interactions qui font qu’une culture peut se développer. Ce n’est pas : le monde et nous. On est dans le monde, on contribue à sa civilisation, et le monde contribue à la nôtre. C’est une banalité, mais en Israël, c’est une banalité révolutionnaire ! Il faut changer cette façon de se percevoir dans son histoire. Ce qu’il y a de tragique et de riche dans notre culture, dans notre passé, c’est précisément la frontière du ghetto : là où le juif rencontre le non-juif.

Il faut cesser d’effacer la diaspora, d’en tirer une leçon unique : « Nous devons être forts. » Cela implique aussi une révolution dans le système de valeurs. On en a déjà vu l’amorce : dans l’attitude par rapport au judéocide, depuis une quinzaine d’années, l’empathie vis-à-vis des victimes est apparue, et c’est une bonne chose. Accepter l’empathie, c’est tirer une leçon universaliste du judéocide, condamner tous les racismes, au lieu de se dire : « À partir de maintenant, j’ai le droit de tout faire parce que j’ai été la victime absolue. » Les comportements par rapport à la diaspora, à la souffrance, changent beaucoup plus facilement quand le discours sécuritaire s’affaiblit, quand il perd de sa centralité et de son caractère totalitaire. On a gagné le droit de pleurer, par exemple. Cela a donné lieu à tout un débat. La question ne se serait jamais posée dans les années 1950 et 1960, où on se disait : « On est un peuple qui n’a plus le droit de pleurer. On a été des pleurnichards, mais maintenant, on est un peuple qui cogne. » Et puis le dilemme a surgi, parce qu’on s’est aperçu que les soldats pleuraient aux enterrements. Celui qui a écrit sur ce sujet le plus bel article, c’est un général de droite, Yossi Peled (à ne pas confondre avec le général Matti Peled, grand militant pacifiste), un rescapé du génocide - le dernier de cette génération dans l’armée. Et il affirmait : « Oui, nous avons le droit de pleurer. » Sa dimension diasporique a tout à coup resurgi dans sa prise de position.

Le véritable enjeu, en Israël, en particulier pour les intellectuels, est certainement celui-là. S’il y a la paix, cette identité sommaire ne tiendra plus : le sentiment d’insécurité qui oblige à se serrer les coudes face à l’ennemi est une colle relativement faible, qui se diluerait vite. Certains vont jusqu’à dire, et à mon avis ils ont tort, qu’Israël fera toujours la guerre, parce que c’est un moyen de résoudre ses problèmes intérieurs. C’est certainement exagéré. Mais il est vrai que tant que le conflit perdure, Israël fait l’économie d’un travail sur soi. Juste après Oslo, j’ai entamé en Europe une tournée de conférences avec un ami palestinien. Cet accord nous laissait dubitatifs, ce n’était pas le rêve de notre vie ; mais enfin, moi, j’étais plutôt optimiste - et lui très pessimiste, et il a eu entièrement raison. Devant nos auditoires, j’ai répété plusieurs fois : « Maintenant, le travail sérieux commence. » Enfin, on allait pouvoir tenter de donner des réponses, de travailler sur des réponses à toutes ces questions : qui sommes-nous si nous ne sommes pas en guerre ? Qu’est-ce qui nous unit ? Quel projet de société avons-nous, de quoi allons-nous discuter, maintenant que nous pouvons aborder d’autres sujets que celui de savoir s’il faut consacrer 25 ou 30 % du budget aux dépenses militaires ? Comment gérer la coexistence de communautés différentes ? Quel modèle de citoyenneté voulons-nous ? Enfin de vraies questions, et plus seulement : « L’occupation, c’est mauvais. » J’espérais que la seconde partie de ma vie militante y serait consacrée… J’ai rêvé.

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