La panique
morale et le courage de s’exprimer
Par Ilan Pappe, le 22 avril 2025
Le manque de réactions
du monde occidental à la situation dans la bande de Gaza et en
Cisjordanie soulève une question troublante : pourquoi l’Occident
institutionnel, et l’Europe occidentale institutionnelle en particulier,
sont-ils si indifférents à la souffrance des Palestiniens ?
Pourquoi le parti
démocrate américain se rend-il complice, directement et indirectement, de
l’inhumanité avec laquelle la Palestine est traitée jour après jour ? Une
complicité si évidente qu’elle est probablement l’une des raisons pour
lesquelles il a perdu les élections, car les Arabo-Américains et les
progressistes dans les États clés ne pouvaient pas, à raison, pardonner à
l’administration Biden son rôle dans le génocide dans la bande de Gaza.
C’est une question
pertinente, étant donné que nous avons affaire à un génocide télévisé qui
a repris sur le terrain. L’indifférence et la complicité dont fait preuve
aujourd’hui l’Occident sont différentes de celles des périodes
précédentes, que ce soit pendant la Nakba ou les longues années
d’occupation depuis 1967.
Pendant la Nakba et jusqu’en
1967, il n’était pas facile de savoir ce qui se passait, et l’oppression
après 1967 était essentiellement graduelle et, en tant que telle, facile
à ignorer par les médias et les politiques occidentaux, qui refusaient de
reconnaître son effet cumulatif sur les Palestiniens.
Mais ces dix-huit
derniers mois sont très différents. Ignorer le génocide dans la bande de
Gaza et le nettoyage ethnique en Cisjordanie ne peut être
qu’intentionnel.
Les actions des
Israéliens et le discours qui les accompagne sont trop visibles pour être
ignorés, à moins que les politiciens, les universitaires et les
journalistes ne choisissent de le faire.
Ce refus de voir la réalité
en Palestine a pour origine l’efficace lobbying israélien qui a prospéré
sur le terrain fertile du complexe de culpabilité européen, du racisme et
de l’islamophobie.
Cette machine de
lobbying incontournable et impitoyable sévit aussi aux États-Unis depuis
de nombreuses années et très peu d’universitaires, de médias et, en
particulier, de politiciens osent lui désobéir.
Dans les études
récentes, ce phénomène a pris le nom de « panique morale ». Cette panique
touche surtout les sections les plus éduquées des sociétés occidentales :
les intellectuels, les journalistes et les artistes.
La panique morale est
une situation dans laquelle une personne a peur d’écouter sa conscience
parce que cela exigerait un certain courage qui pourrait avoir des
conséquences. Nous sommes rarement confrontés à des situations qui
exigent du courage, ou du moins de l’intégrité. Lorsque cela se produit,
nous sommes appelés à passer de prises de positions morales abstraites et
sans danger, à l’action.
C’est pourquoi tant
d’Allemands sont restés silencieux lorsque les juifs ont été envoyés dans
des camps d’extermination, et c’est pourquoi les Américains blancs sont
restés les bras croisés lorsque les afro-américains ont été lynchés et
auparavant réduits en esclavage et maltraités.
Quel serait le prix que
devraient payer des journalistes occidentaux de premier plan, des
politiciens chevronnés, des professeurs permanents, les professeurs
titulaires ou des PDG d’entreprises renommées s’ils accusaient Israël
d’avoir commis un génocide dans la bande de Gaza ?
Il semble qu’ils aient
peur de deux choses. La première est d’être condamné comme antisémite ou
négationniste de l’Holocauste, et la seconde est de déclencher, par leur
réaction intègre, un débat sur la complicité de leur pays, ou de
l’Europe, ou de l’Occident en général, dans la facilitation du génocide
et de toutes les politiques criminelles contre les Palestiniens qui ont
précédé le génocide actuel.
Cette panique morale
conduit à des phénomènes étonnants. En général, elle transforme les
personnes éduquées, très éloquentes et bien informées en parfaits
imbéciles lorsqu’elles parlent de la Palestine.
Elle empêche les
membres des services de sécurité les plus perspicaces et les plus
réfléchis d’examiner les demandes israéliennes visant à inclure toute la
résistance palestinienne dans une liste de terroristes, et elle déshumanise
les victimes palestiniennes dans les médias grand public.
L’absence de compassion
et de solidarité élémentaire avec les victimes d’un génocide a été mise
en évidence par la politique de deux poids, deux mesures dont ont fait
preuve les grands médias occidentaux, et en particulier les journaux les
plus établis aux États-Unis, tels que le New York Times et le Washington
Post.
Lorsque le rédacteur en
chef de Palestine Chronicle, le Dr Ramzy Baroud, a perdu 56 membres de sa
famille pendant la campagne génocidaire israélienne dans la bande de
Gaza, aucun de ses collègues journalistes américains n’a pris la peine de
le contacter ni n’a manifesté le moindre intérêt pour l’horreur qu’il
avait vécue.
Par contre, une
allégation israélienne fabriquée de toutes pièces sur un lien entre the Chronicle
et une famille dans l’immeuble où se trouvaient les captifs a suscité un
grand intérêt de la part de ces médias et ils l’ont abondamment relayée.
Ce deux poids deux
mesure en matière d’humanité et de solidarité n’est qu’un exemple des
biais cognitifs qu’entraîne la panique morale.
Pour moi, la répression
des étudiants palestiniens ou pro-palestiniens aux États-Unis, ou des
activistes connus en Grande-Bretagne et en France, ainsi que
l’arrestation du rédacteur en chef de l’Electronic Intifada, Ali Abunimah,
en Suisse, sont autant de manifestations de cette perversion morale.
Une affaire similaire
s’est déroulée récemment en Australie. Mary Kostakidis, célèbre
journaliste australienne et ancienne présentatrice de SBS World News
Australia aux heures de grande écoute, a été traduite devant le tribunal
fédéral en raison de ses reportages sur la situation dans la bande de
Gaza, qui n’étaient pourtant pas bien méchants.
Le fait même que le
tribunal n’ait pas immédiatement rejeté ce recours montre à quel point la
panique morale est profondément enracinée dans le Nord global.
Mais toute pièce a son
revers. Heureusement, il existe un groupe beaucoup plus important de
personnes qui n’ont pas peur de prendre le risque d’affirmer clairement
leur soutien aux Palestiniens, et qui manifestent cette solidarité tout
en sachant que cela peut entraîner leur suspension, leur expulsion, voire
leur emprisonnement.
Il n’est pas facile de
les trouver dans les milieux universitaires, médiatiques ou politiques
dominants, mais ils sont la voix authentique des sociétés de nombreuses
régions du monde.
Les
Palestiniens n’ont pas le luxe de pouvoir s’abandonner à la panique
morale occidentale.
Ne
pas céder à cette panique est une première étape indispensable dans la
construction du réseau mondial dont la Palestine a besoin de toute
urgence – premièrement pour arrêter la destruction de la Palestine et de
son peuple, et deuxièmement pour créer les conditions qui permettront
l’avènement d’une Palestine décolonisée et libre.
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